• II - PORTRAITS : Aragon (1/2)

     


     Il pleut. Une pluie immobile et presque invisible, une brume, pareille à la fumée qui obscurcit le restaurant – Anne de Beaujeu – où, d’un instant à l’autre, « ils » peuvent surgir : un surréaliste, un homme politique, un poète, un directeur de journal et un romancier. Tous s’appellent Aragon.
     En l’attendant, je lis son dernier recueil, Les Poètes, qu’il vient de publier chez Gallimard.
     « Combien cela fait-il de jours que je l’attends
     Combien d’hivers et de printemps cela fait-il ?… »

     Cela ne faisait que dix minutes lorsqu’il est entré. Ses épais cheveux blancs sont maintenant coupés en brosse, mais je reconnais le bleu roux et glacé de ses yeux, sa distraite élégance, et sous le teint mat de son visage, une pâleur qui trahit quelque inquiétude secrète, l’attention à quelque douleur. D’Elsa Triolet, petite et menue, je remarque surtout, bien entendu, les ardents yeux clairs, où Aragon vit « se pencher à mourir tous les désespérés ».
     Ils sont là, assis en face de moi, avec l’auréole de leurs œuvres, de leur légende, de leur amour, et leur simplicité m’intimide. Chez les êtres célèbres, nous prenons toujours pour un mystère de plus leur air de n’en pas avoir. Leur naturel paraît suspect. C’est pour mieux nous abuser qu’ils font, comme Aragon, l’apologie du potage, ou feignent d’hésiter entre le cœur de charolais et le foie de veau sous la cendre, comme ces dieux qui prennent pour nous apparaître une forme plus humaine. Aragon n’a-t-il pas parlé, dans J’abats mon jeu, d’un « merveilleux art du banal » ?
     
     – Mai oui : c’est l’art de Stendhal par opposition à Chateaubriand, c’est l’art d’Apollinaire dans sa prose, de Nodier, d’Elsa Triolet dans Bonsoir Thérèse ou Roses à crédit ; c’est l’art de tous les écrivains dont le mystère n’est aucunement réductible à des effets de style. Montherlant aussi y est parvenu – dans les trois premières pages des Célibataires… Même deux œuvres aussi différentes que Gil Blas et Le Feu se ressemblent par cet « art du banal ».
     – Le Feu d’Henri Barbusse ?
     – De qui voudriez-vous que ce soit, jeune homme ? murmure Aragon en souriant – et un instant, dans ses yeux couleur d’épée, passe une lueur railleuse, métallique. Aussitôt ses paupières s’abaissent, leur ombre attendrit son regard. « Quand nous nous promenons ensemble, Elsa et moi, je sens parfois que certain détail, certain spectacle de la rue m’a échappé, comme au théâtre lorsqu’un acteur qui aura un rôle important dans la pièce, entre, et qu’on n’y prend pas garde. Je le sens parce que je devine qu’Elsa l’a remarqué, bien qu’elle n’en parle pas. Mon snobisme est de ne pas manquer cette “entrée”. Voilà, dans la vie courante, ce que j’appelle “l’art du banal”. »
     On ne peut pas dire qu’un homme qui a – entre autres – participé au banquet de la Closerie des Lilas, qui a signé avec les surréalistes la fameuse lettre à Claudel, qui a été élu membre du comité central du Parti communiste, n’ait jamais recherché dans sa vie que le banal. La « jeune génération » doit lui sembler bien tiède, bien timide, bien méprisable. Il est vrai qu’ayant plus de déceptions derrière elle, elle a aussi moins d’espérances.
     – Et pourquoi ? dit Aragon en plissant les yeux.
     Et tandis que j’essaie de m’expliquer, son regard de plus en plus ironique semble répéter deux vers de son dernier recueil : « Et voilà que ce jeune homme s’est mis à dire des paroles qu’on entend mal et qu’il semble avoir arrangées à son goût. »
     – Il me semble que le surréalisme ou la guerre d’Espagne, le nazisme ou la révolution chinoise impliquaient des partis pris violents et passionnels. Aujourd’hui la plupart des problèmes, qu’ils soient littéraires ou politiques, se posent surtout sous leur aspect technique…
     – Vraiment ? dit Aragon. Et, se tournant vers Elsa : Ces jeunes gens, dit-il d’une voix terriblement suave, regrettent qu’il n’y ait plus de guerre où l’on puisse aller passer ses week-ends.
     Car Aragon aime l’avenir. Le regret du passé l’irrite. Il avoue que ses propres livres l’endorment « comme ces miroirs dont se servent les hypnotiseurs ».
     
     – Qu’appelez-vous « jeunes écrivains » ? me demande-t-il en dégustant un parfait au café qu’il s’est résigné à commander après avoir cherché en vain « une pâtisserie originale ». (Elsa savoure une tarte, sans paraître se soucier d’une phrase de son beau premier livre, Bonsoir Thérèse : « La nourriture du meilleur restaurant n’est jamais aussi bonne que la moindre pomme de terre chez soi, où on peut la manger assis, debout, salement. ») Les jeunes écrivains du jeune roman, poursuit Aragon, ont presque tous dans les quarante ans. Quand j’en avais vingt, Cocteau, qui en avait vingt-huit, me paraissait presque un vieillard. Je n’ai pas changé depuis. Ce sont les très jeunes écrivains qui me passionnent ; je lis systématiquement tous les premiers livres. Rien n’est plus émouvant qu’un roman dont l’auteur porte un nom inconnu. La première œuvre est, je crois, la pierre de touche du jugement critique. J’ai chez moi l’original de Han d’Islande, sans nom d’auteur, et Bug-Jargal, par l’auteur de Han d’Islande ; le premier livre d’Alphonse Daudet, et, dans un almanach, les premiers vers de Mlle Desbordes. Cela me fait rêver. Voulez-vous venir les voir ?
     L’appartement de la rue de Varenne donne sur un vaste parc dont les arbres sont restés, comme Aragon, invulnérables à l’automne. Tout y est vert, sauf la vigne vierge qui recouvre un mur mitoyen, mais dont la couleur, en cette saison, ne le trahit pas non plus.
     – Je m’intéresse à la littérature qui se fait, qui va naître… J’ai le goût de tout ce que l’on n’aime pas encore. Je ne voudrais pas être de ceux qui ont bâillé devant Stendhal. C’est la forme la plus profonde de mon snobisme.
     
     Les amoureux, prétendent les philosophes, redoutent l’avenir, lui tournent le dos, le détestent, parce qu’il les privera tôt ou tard de l’objet de leur passion. Aragon n’a pourtant jamais eu le culte du « Nevermore », il n’a jamais demandé au temps de suspendre son vol. Au contraire : « Il semble à ce qui meurt qu’un monde recommence », écrit-il dans Le Crève-Cœur ; et, célébrant les yeux d’Elsa : « Vivre n’a jamais pu me saouler de la vie. » Ce n’est pas l’amour qu’Aragon chante, c’est ce qui précède l’amour, c’est cette soif qui nous avertit tout à coup de l’imminence de sa venue, c’est l’amour de l’amour.
     « Et le vers qu’il scande
     L’amour qu’il demande
     – Le ciel le lui rende –
     Bat comme le sang. »

     Les Poètes.

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