• II - PORTRAITS : François Mauriac (2/2)

    « Raymond brûle alors en esprit toutes les étapes entre lui et Maria : l’abîme franchi, il tient cette tête mystérieuse dans son bras droit replié, il sent sur son biceps la nuque rasée pareille à une joue de garçon ; et cette figure vient à sa rencontre, se rapproche, grossit, aussi vaine, hélas ! que sur l’écran du cinéma… Raymond s’étonne de ce que les premiers passants ne se retournent pas, ne s’aperçoivent pas de sa folie. Que nos vêtements nous cachent bien ! Il s’abat sur un banc, face à la Madeleine. Le malheur est de l’avoir revue ; il n’aurait pas fallu la revoir : toutes ses passions, depuis dix-sept ans, avaient été à son insu allumées contre Maria – comme les paysans des Landes allument le contre-feu… Mais il l’avait revue, et le feu demeurait le plus fort, se fortifiait des flammes par quoi on avait prétendu le combattre. Ses manies sensuelles, ses habitudes secrètes, cette science dans la débauche, patiemment acquise et cultivée, devenaient complices de l’incendie qui maintenant ronflait, en crépitant.
     Mets-toi en boule, se répète-t-il, ça ne durera pas ; en attendant que ce soit fini, drogue-toi ; fais la planche. Son père, lui, aura souffert pourtant jusqu’à la mort ; mais aussi quelle vie ! Le tout est de savoir si la débauche l’eût délivré de sa passion ; tout sert la passion : le jeûne l’exaspère ; l’assouvissement la fortifie ; notre vertu la tient éveillée, l’irrite, elle nous terrifie, nous fascine ; mais si nous cédons, notre lâcheté ne sera jamais à la mesure de son exigence… Ah ! forcenée ! Il aurait fallu demander à son père comment il a vécu avec ce cancer. Qu’y a-t-il au fond d’une vie vertueuse ? Quelles échappatoires ? Que peut Dieu ? » (Le Désert de l’amour).
     L’étrange est que cette soif du corps, cette ardeur de l’adolescence ait toujours survécu chez Mauriac. C’est sans doute parce qu’il l’a toujours dominée, réservant à son monde imaginaire, à ses personnages, la connaissance de ces délicieux supplices. Et même… Il me semble que les personnages qui éveillent le mieux sa tendresse, qui révèlent le mieux son talent ne sont pas des êtres d’amour mais de désir d’amour. Contraints à la solitude par leur laideur physique, comme Jean Peloueyre, par leur pauvreté, comme Mathilde Cazenave, ou par leur vieillesse, comme le docteur Courrèges et Élisabeth Gornac, ils souffrent de n’avoir pas connu l’amour. Les joies qu’il leur eût données leur paraissent d’autant plus fortes qu’elles leur échappent. Ils en épient, sur les visages des autres, les signes mystérieux qui font défaillir leur cœur inassouvi. Et de se découvrir inconsolables, ils découvrent tout à coup qu’il n’y avait rien d’autre à connaître, pas d’autre bonheur, pas d’autre façon de vivre. Nul sourire, par eux seuls dessiné, n’a levé vers eux seuls sa lumière. Nulle main ne s’est soumise aux contours de leur main ; nul regard ne s’est inquiété de leur tristesse et de leur fatigue. Ils vont mourir et ils n’auront pas été aimés, ils vont mourir dans l’ignorance.
    Ainsi songe Élisabeth Gornac, dans un jardin au bord des Landes, sous le soleil de juillet, tandis qu’à quelques pas d’elle, cachés dans les meules, le jeune Bob Lagave et Paule de La Sesque s’embrassent silencieusement.
     « Elle ne saurait exprimer ce qu’elle éprouve ; elle ne le voit pas très clairement : pour éphémère que soit tout amour, elle pressent qu’il est une évasion hors du temps ; et sans doute il faudra rentrer, tôt ou tard, dans la geôle commune, mais il reste de pouvoir dire :
     – Au moins une fois, je me suis évadé ; au moins une fois une seule fois j’ai vécu indifférent à la mort et à la vie, à la richesse et à la pauvreté, au mal et au bien, à la gloire et aux ténèbres – suspendu à un souffle ; et c’était un visage qui, paraissant et disparaissant, faisait le jour et la nuit sur ma vie. Une fois, cela seul, pour moi, a mesuré la durée : le battement régulier du sang, lorsque je me reposais sur une épaule et que mon oreille se trouvait tout contre le cou.
     Élisabeth répétait : “Ce n’est pas la même chose…” sans pouvoir s’expliquer pourquoi la mort, qui devait l’arracher à jamais à ses vignes et à ses forêts, n’aurait pas été si puissante contre son amour – l’amour qu’elle n’avait pas connu. Quoi qu’il pût leur arriver, le petit Lagave et la jeune fille auraient cet après-midi éternel. Quel silence ! Élisabeth imaginait que ce n’était pas le soleil d’août, mais ce couple muet qui suspendait le temps, engourdissait la terre. Bien que toutes ces pensées demeurassent confuses dans son esprit, elle ressentait fortement une indifférence à tout ce qui lui avait été, jusqu’à ce jour, l’unique nécessaire – un tel détachement, qu’elle eut peur :
     – Je suis malade… Mais bien sûr : c’est l’âge, peut-être… » (Destins).
     
     L’âge, la solitude : la mort. La mort, pour Mauriac, n’est pas une « idée », comme pour Malraux. Ni cette rupture brutale, tantôt horrifiante et tantôt chérie, dont la perspective obsède Bernanos. C’est plutôt une présence permanente, née avec la vie, et qui peu à peu s’étend, l’emporte lentement sur la vie. La vie : l’expérience d’une privation croissante, un irréversible mouvement de dépossession. « Être de moins en moins aimé, jusqu’à ce qu’on ne soit plus aimé » (Journal d’un homme de trente ans).
     C’est pourquoi la plupart des personnages dont Mauriac nous décrit la mort meurent seuls. Si une âme enfin vient à s’éprendre de leur misère, comme cette Noémi Péloueyre qui découvre, devant son mari mourant, qu’elle aurait pu l’aimer, il est trop tard. Jean Péloueyre a déjà atteint le stade incurable de cette maladie mauriacienne : la solitude du cœur. Et pour cette Mathilde Cazenave, qui agonise dès le début de Genitrix – en une cinquantaine de pages qui sont peut-être les plus belles de toute l’œuvre de Mauriac – la maladie physique (une fausse couche), l’infection, les frissons, la fièvre ne sont que les ombres portées du même mal profond et mortel : ne pas être aimé. Ne pas être aimé !
     « […] Une heure plus tard, la mère Cazenave fit craquer une allumette, regarda l’heure – puis fut un instant attentive, non à la nuit finissante et recueillie, mais au souffle, derrière la cloison, du fils adoré. Après un débat intérieur, elle quitta sa couche, glissa dans des savates ses pieds enflés, et, vêtue d’une robe de chambre marron, une bougie au poing, sortit de la chambre. Elle descend l’escalier, suit un corridor, traverse la steppe du vestibule. La voici en territoire ennemi : aussi doucement qu’elle monte, les marches craquent sous son poids. Alors elle s’arrête, écoute, repart. Devant la porte, elle a éteint sa bougie inutile et tend l’oreille. Le gris petit jour est dans l’escalier. Pas de plainte, ni un gémissement, mais un étrange bruit comme étouffé de castagnettes. Les dents claquent, claquent et une plainte enfin monte… Dieu seul put voir ce qu’exprimait cette tête de Méduse aux écoutes, et dont la rivale, derrière une porte, râlait. Tentation de ne pas entrer, de laisser ce qui doit être s’accomplir… La vieille hésite, s’éloigne, se ravise, tourne le loquet.
     – Qui est là ?
     – C’est moi, ma fille.
     La veilleuse n’éclaire plus la chambre, mais à travers les persiennes, une pureté glacée. Mathilde regarde son cauchemar qui avance. Alors, les dents claquantes, elle crie :
     – Laissez-moi. Je n’ai besoin de rien. C’est un peu de fièvre.
     La vieille demanda si elle voulait de la quinine :
     – Non, rien, rien que le repos, que me tourner contre le mur. Allez-vous-en.
     – À votre aise, ma fille.
     Tout est dit. Elle a fait son devoir. Elle n’a rien à se reprocher. Que les destins s’accomplissent.
     Mathilde qui, dans un geste d’exécration, avait levé les deux mains, même après la fuite de l’ennemie, les tint un instant devant ses yeux, stupéfaites qu’elles fussent violacées. Son cœur s’affolait, oiseau qu’on étouffe et dont les ailes battent plus vite, plus faiblement. Elle voulut voir de près et ne vit plus ses ongles bleus déjà…, mais, même dans un tel excès d’angoisse, elle ne crut pas à l’éternité où elle venait de pénétrer : parce qu’elle était seule au monde, Mathilde ne savait pas qu’elle était au plus extrême bord de la vie. Si elle avait été aimée, des embrassements l’eussent obligée de s’arracher à l’étreinte du monde. Elle n’eut pas à se détacher n’ayant point connu d’attachement. Aucune voix solennelle à son chevet ne prononça le nom d’un Père peut-être terrible ni ne la menaça d’une miséricorde peut-être inexorable. Aucun visage en larmes et laissé en arrière ne lui permit de mesurer sa fuite glissante vers l’Ombre. Elle eut la mort douce de ceux qui ne sont pas aimés » (Genitrix).
     Quelqu’un pourtant les aime, ces voyageurs perdus qui meurent de soif dans le désert de l’amour. Un être qui n’abandonne jamais les délaissés, qui ne cesse d’occuper, à leur insu, les cœurs les plus vacants.
    « Je t’aime plus ardemment que tu n’as aimé tes souillures » : le dieu de Mauriac est avant tout un Dieu d’amour. Tout au long de sa vie et de son œuvre, Dieu continue de remplir le rôle de ce père disparu, qu’il a remplacé dès l’enfance. Il est le seul qui puisse satisfaire cette soif anxieuse de protection, de tendresse et de miséricorde dont brûle le cœur toujours jeune de François Mauriac. Le vrai mystère du Christ, sa mission, la consolation qu’il apporte, c’est ce pouvoir d’aimer les moins aimables d’entre nous. La laideur et les vices que le jeune Mauriac se prêtait autrefois, au nom desquels il se jugeait repoussant, n’effrayaient pourtant pas la miséricorde divine : enfin un être à qui l’on ne pouvait rien cacher, dont rien n’affaiblissait l’amour ! C’est à lui que Mauriac, à travers tant de visages et de lecteurs, à travers ses poèmes, ses romans, ses articles, n’a cessé de désirer plaire.
     
     C’est l’ultime succès de François Mauriac, que son existence personnelle n’illustre pas sa conception de l’existence. Cette vie jusqu’au bout passionnée, lyrique, traversée de succès – 1909 : Les Mains jointes ; 1922 : Le Baiser au lépreux ; 1923 : Genitrix ; 1926 : 7e Grand Prix du roman de l’Académie pour Le Désert de l’amour ; 1932 : Le Nœud de vipères ; 1933 : l’élection à l’Académie française ; 1938 : l’entrée brillante à la Comédie-Française, avec Asmodée ; 1952 : le prix Nobel – cette vie temporelle si tendrement aimée qu’il ne néglige rien – prudence, adresse, audace – pour la réussir n’est nullement l’expérience d’un appauvrissement.
     Il ne saurait se plaindre de manquer d’amis, cet homme à qui ses romans, puis son Bloc-notes, ont valu tant de lettres, tant de marques de confiance. Qu’importe si d’autres le critiquent et l’insultent. J’avoue que ses positions politiques m’intéressent moins que ce qui le pousse à les choisir. La lumière que nous croyons répandre n’est qu’une ombre ; elle dépend de tant de hasards, et de l’Histoire, et des êtres qui la reçoivent. Mais on peut juger Mauriac sur son désir de lumière.
     Ni l’âge ni les honneurs ne sont venus à bout de son inquiétude, de son besoin de prendre parti – ni du goût qu’il a pour ce monde, ni de la foi qu’il a en l’autre. Cette vieillesse qu’il a tant redoutée n’est pas venue. Ce détachement, cette paix qu’il a peut-être parfois désirée, ne lui a point offert son refuge. Il continue de tenir à tout. Et sans doute n’est-ce pas la moindre grâce à recevoir, que ce pouvoir de s’aimer, d’aimer sa vie, même au bord de la grande approche, d’aimer son temps jusqu’à la dernière seconde, d’aimer respirer jusqu’à son dernier souffle.

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