-
Je dors mal
FEVRIER 1959
2 février
Je dors mal. Quelque chose me presse et me bloque àla fois. Envie de me lancer et de rester clouée. Curiosité et indifférence. J'ai craint la folie. En même temps, je suis rassurée - ou apaisée - pour ce qui est de ma santé mentale. J'ai pensé à l'amour. Espoir et désespoir. Superficiel et profond. Ange et démon. Génie et idiotie. Je ne peux pas mourir, je me disperse, je m'illusionne, je désespère. Je suis et je ne suis pas au monde. Je veux et je ne veux pas. J'ai longtemps pensé à l'écriture et je veux apprendre. Je pressens un langage à moi, un style qui n'a jamais existé, car il sera à moi. Tendre vers lui donc.Je veux écrire en prose. Aujourd'hui j'ai appelé O. Sa voix m'a troublée. Je ne veux pas m'analyser. Mon seul salut est de me mettre à penser, c'est-à-dire de m'intéresser à des objets concrets. Assez des absolus, Assez du néant.
Je ne crois pas encore en ma mort. C'est pour ça que je suis une petite fille.
Mon image du bonheur: me consacrer à l'étude, écrire. Et aimer. Je ne peux pas aimer. Je n'aime personne. Je le voudrais pourtant. Je veux aimer un homme. Je crois que ça ne sera pas possible, à cause de mon incapacité à aimer. 1 / Je ne vois pas les autres, je me réfléchis en eux, je puise mon image en eux. 2/ Je ne sens que moi-même, c'est-à-dire mon [rayé]. 3/ Aucun être ne me donne la mesure de ce que je cherche désespérément. Et quand je ressens ce mystère, c'est parce que cet être me nie (cas de O. lorsque je l'ai connu). Il y a d'autres raisons: mes complexes d'infériorité, l'idée que personne ne me prendra en charge par amour. C'est là une vision erronée. Il pourrait s'agir d'un amour mutuel dans lequel personne ne prend personne en charge, dans lequel on a simplement deux
êtres qui s'aiment et se soutiennent l'un l'autre. Mais mon infantilisme, mon horrible quête de la figure parentale, mon désir de me réfugier dans l'autre et d'être aimée comme une petite fille malade reviennent toujours. Je suis, par ailleurs, un être tellement fictif que mon physique récuse tout désir de protection chez moi. Personne n'a une apparence aussi solide et robuste que la mienne. *
8 février
Une poésie qui dise l'indicible-un silence. Une page blanche.
ll février
Hier, j'ai écrit un poème. En ce moment, ma poésie est anémique. Je n'ai pas de puissance poétique, et si parfois quelques traces affleurent, je reste paralysée à cause de ma peur. Au fond, je veux écrire un roman. Je ne l'écris pas parce qu'avant, je veux lire beaucoup. Qu'est-ce que j'ai lu hier ? Deux poèmes de Neruda et une fable de La Fontaine. À ce rythme, j'écrirai mon roman à quatre-vingts ans.
C'est incroyable comme on renonce inconsciemment à tout. Sans même m'en rendre compte, j'ai renoncé à la renommée, au mariage, aux voyages, à l'amitié. Ça ne veut pas dire que je les rejetterais, mais ils ne se présentent plus à ma conscience en tant que choses probables ou en tant qu' aspirations.
On ne peut pas aimer dans la réalité. Il y a pourtant tellement d'amoureuses névrosées.
21h30. Je suis morte de fatigue. J'ai dû chercher au moins cinq mille mots dans le dictionnaire. Pensé au roman. Je crains que ça ne soit qu'un prétexte à mon exhibitionnisme, et qu'au fond, il n'y ait là qu'un désir d'être reconnue et célébrée. Je n'en suis pas sûre. Mais je lutterai contre toute forme d'exhibitionnisme. Car, mon dieu ! je ne suis pas une jeune fille, je suis une incarnation de tous les péchés capitaux. *
16 février
Je ne vais pas me présenter à l'examen. Aujourd'hui, je suis sortie et à présent, je suis à nouveau anéantie. J'ai rencontré L. Tous ces gens ont des projets de livres, ou d'anthologies, ils évoluent en groupes, ils sont forts. Je pense à moi: je suis étudiante. Je ne veux pas agir avant de savoir ce que je veux. Et puis je veux être indifférente à tout cet exhibitionnisme littéraire.
Je vais commencer le Quichotte.
J'ai dit que j'étais anéantie: c'est vrai, je suis sortie et j'ai vu des filles magnifiques. Il n'y a aucune échappa toire. Une femme doit être belle. Et je suis laide. Ça me fait plus mal que je ne crois. C'est peut-être à cause de ça que je pense qu'on ne m'aimera jamais. Je me trompe? Non.
17 février
J'ai passé une mauvaise nuit. Hier, j'ai volé La Chartreuse de Parme à l'Institut de Littérature Française. Je l'ai fait -je ne sais pas bien pourquoi, mais ça m'a plu de le faire. Disons que c'est une façon de demander, puisque personne ne me donne rien: « en tonnes je vous arracherai ce que vous m'avez refusé en grammes » *1• Je n'éprouve pas la moindre culpabilité.
J'ai décidé de m'enfermer et d'étudier, de travailler. Hier, à la bibliothèque, j'ai feuilleté la correspondance de Pound. D'abord, dit-il, il faut se procurer un instrument pour travailler. Je dois arrêter de lire les auteurs dont je peux me passer, ceux qui pour le moment ne m'aident pas.
Hier, je n'ai rien fait. J'étais en enfer. Les autres sont mon enfer. Le plus grand.
J'ai beaucoup grossi.Je ne dois plus m'angoisser avec ça. Il n'y a rien à faire. C'est un cercle vicieux. Pour ne pas manger, il faut que je sois contente. Et je ne peux pas être contente si je suis grosse. *
19 février
Hier, j'ai déchiré quasiment une centaine de mes poèmes et de mes proses. J'ai été sidérée par mon absence de qualité poétique, par mes cris, mon exaspération. Il faut tout recommencer. D'ailleurs, il reste deux cents poèmes que je vais sûrement déchirer.
J'ai lu un conte de Brentano qui ne m'a guère impressionnée à cause de sa problématique: le bien et le mal. Une image m'a subjuguée: le jeune homme tue un oiseau et avec le sang de celui-ci, il écrit des chansons dans le livre sacré de l'esprit des eaux.
J'ai également lu, et fort mal - en butant - des poèmes de Holderlin. Parfois, on dirait un oracle.
J'ai commencé Cervantès: Don Quichotte. Lecture sans passion, froide, pour l'instant.
Également une Histoire de la littérature allemande de H. Roh!. Assez stupide, il faut bien le dire.
20 février
Je me suis réveillée en meilleure forme.J'ai dormi en serrant mon oreiller toute la nuit.
Je songe à aller en Europe. Envie et pas envie. J'aimerais bien y aller pour y voir de belles choses, ne serait-ce qu'un grand ciel pur. Ça ne serait pas juste que je meure en n'ayant éprouvé que de l'horreur, de la tristesse et de l'angoisse. Hier, j'ai écrit un poème qui ne m'a pas déplu.
Je crois qu'il n'y a pas d'être moins névrosé que Don Quichotte. Il est équilibré, doux, comme un enfant. Chez lui tout est simplement inversé. Il serait névrosé, s'il hésitait à croire qu'il est bien devant des moulins à vent, ou d'autres choses. Et il serait encore plus névrosé si cette hésitation lui faisait peur. J'aime beaucoup l'épisode où il sort pour la première fois de chez lui, à l'aube, et qu'il découvre combien il est facile de passer du désir à l'action.*Alejandra Pizarnik
*1 Henri Michaux,« Contre», La nuit remue.
Tags : veux, fevrier, hier, poeme, mal
-
Commentaires