• V - LES ONLYSONMAKERS (4) 1/4

    LA LOCOMOTIVE DE VERRE
     Ma mère, c’est autre chose, c’est un autre genre. Le genre inverse. Mon père a été sa vocation, son œuvre… C’est à elle qu’il doit ses trente années d’ascension, ses trente glorieuses ! Quel T.G.V. conjugal ! Il ne mérite pas sa micheline, ce débile. Trente ans qu’elle est sa zone d’équilibre, sa bouée, sa soupe de nuit… Il devrait être clodo sinon. Sans sa femme il serait comme son fils à l’heure qu’il est ! Épluchure d’énigme ! Toute son existence d’huître, il s’en est remis à elle, il lui a déménagé un jour toute sa vie physique, sociale, motrice, psychologique : c’est elle qui a accueilli toute la merde, il est devenu irresponsable de son propre corps, sa machine humaine est mise en branle même par la Vieille Sartan. Quand elle se lève le matin, elle le porte jusqu’à ce qu’il soit assez chauffé pour vivre tout seul, elle le remonte comme une poupée, avec la grosse clé entre les omoplates et tout ! Mon père est devenu tellement mystérieux à lui-même qu’il a plus confiance en ma mère qu’en lui, au sujet de son soi-même ! Son vrai moi, c’est elle. Lui, il préfère la musique. Ça lui plaît davantage que de s’occuper de lui. Il n’a plus de soucis : tout est chez ma mère, ce mont-de-piété… Elle a toujours tout fait. De sa feuille d’impôt à la préparation de ses pamplemousses, c’est elle qui s’occupe de tout. Quand il y a une catastrophe, il compatit mais ne fait rien. Il reste abattu dans sa panique. Il n’a jamais remarqué qu’il habitait à la campagne. Pour lui, ce doit être une carte postale immense qui bouche tous les matins sa fenêtre. C’est ma mère qui lui coupe ses œufs à la coque depuis trente ans : à moins de les lui manger, elle ne peut pas aller plus loin. Ça c’est la mère du fils d’un père unique.
     La mère d’un fils unique, c’est celle qui prépare un pique-nique et qui recommande bien aux deux petits camarades de son fils de lui laisser le plus gros sandwich. C’est aussi celle qui aime une fille (c’est-à-dire le reste du monde) par rapport à son fils et jamais pour elle-même…
     Je suis son petit Dadon. L’enfant gâté, c’est le parent pauvre du fils unique. Ce n’est pas une mère : c’est une reine mère. Une matriarche. Elle fait partie de ces femmes austères, fibreuses, très, très, très autoritaires, sans aucune fantaisie, terriblement chiantes comme je ne les aime qu’au cinéma. Elle m’a élevé comme un père, très sévèrement, et avec un amour qu’aucun fils ne peut prétendre avoir eu.
     Comme toutes les mères amoureuses de leurs fils, elle m’a battu comme un tapis toute mon enfance, au martinet en crises de nerfs monstrueuses, parce que je « répondais ». C’est aujourd’hui qu’elle ressent l’amère erreur de m’avoir trop aimé. Si c’était à refaire, elle ne me referait pas. Elle a honte pour elle de penser ça de son fils : ça lui fait alors comme si elle ravalait ma naissance, comme un accouchement à l’envers, comme si elle regobait un crachat vert salé.
     Je suis le déchet de bonheur. Le raté de la chance. L’Ingrat du Cocon. Je suis celui qui a déçu, celui qu’il faut chasser. Celui qui a abîmé sa mère. J’ai tout tué en elle, tout saccagé. Un soir, je ne lui ai pas dit bonne nuit.
     Je suis la vipère qu’elle élève dans son sein. Je suis l’ignoble ordure qui a voulu faire payer à ses parents son service militaire, le sale petit pourri dont tout le monde a raison de dire qu’il n’est qu’un parasite horrible, une bête infecte qu’il faut forcer à travailler « à côté », celui qui crache sur sa chance, celui qui est tombé amoureux d’une poufiasse…
    Sexuellement, tous les parents sont par essence petits-bourgeois. C’est normal. Le premier mouvement de la symphonie, il va jusqu’à la puberté : dès que le sexe de l’enfant prend de la bouteille, c’est fini, il est perdu pour les parents, il est sali, il est répudié au fond… Métamorphose d’Ovide ! Le jour où ma mère a vu une fille m’embrasser, elle a failli s’évanouir.
     Par ma nature très ordurière, dramatique et impitoyable, j’ai heureusement limité des dégâts qui auraient été cataclysmiques chez d’autres Trios liturgiques… Retarder le dépucelage du fils est un travers maternel inadmissible qu’il faut réprimer très sévèrement. Nier l’amour d’une femme et passer au-dessus de la hiérarchie est littéralement impardonnable. Porter sur le fils sexué un regard ridiculisant et pathologique est irrémissible… Le Fils. La Femme du Fils. Le Père. La Mère… Tout est en place… Toc ! Toc ! Toc ! C’est fou comme les situations parentales ressemblent au théâtre. Surtout ici où abondent les accessoires et les « a parte » !… C’est FeydeauL. De toute façon, ce qu’on reproche à ses parents est toujours d’ordre sexuel : c’est systématiquement par rapport aux femmes de l’enfant. Si au Jugement dernier je ne devais garder qu’un ressentiment, ce serait celui-là : que bien souvent les parents ne sont pas à la hauteur de l’érection des enfants.
     Il suffit de voir la tête d’Utrillo, entre sa femme et sa mère, pour tout saisir de ce qui se passe dans un Fils.
     Mais la méchanceté de ma mère n’est pas dangereuse : son tromblon est enrayé. Totalement inoffensive : c’est une méchanceté de pure défense. Quelle pauvreté un esprit trop observateur, une mémoire si infaillible où chaque chose avec une précision enfantine lui rappelle autre chose qui lui rappelle autre chose, jusqu’à pleurer de rage, échouée, écœurée sur les mauvais souvenirs ! Il y a longtemps que les bons ont disparu de sa cervelle. C’est atroce d’être malade de déception à ce point-là. En fait, elle ne se rappelle que ce qui l’a déçue. Son grand drame, c’est d’avoir évolué : elle a appris des choses qui ne pouvaient que mettre en péril son équilibre. Elle a compris trop tard que la vie n’est pas une perfection. Elle n’avait pas saisi que son mari et son fils, c’est aussi le monde : c’est aussi décevant que le reste. Je comprends mieux que quiconque son refus absolu d’apprendre à être heureuse même dans un monde imparfait, moi qui, à la moindre contrariété, fait tout sombrer dans l’insupportable, moi qui souffre comme deux cent mille martyrs par crises à la renverse, dans des excès tragi-ridicules où tout se détruit et où je voudrais mourir. C’est comme ça, pour moi, que la vie vaut d’être vécue. *

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