• Je suis volé (1)

    Je sais que je suis volé. Je vois que je suis volé. L’argent que mes parents ont amassé, et qu’ils m’ont légué, je ne l’aurai pas. Je ne serai pas riche ; je serai peut-être un pauvre.

    J’ai peur d’être un pauvre — et j’aime l’argent. Oui, j’aime l’argent ; je n’aime que ça. C’est l’argent seul, je l’ai assez entendu dire, qui peut épargner toutes les souffrances et donner tous les bonheurs ; c’est l’argent seul qui ouvre la porte de la vie, cette porte au seuil de laquelle les déshérités végètent ; c’est l’argent seul qui donne la liberté. J’aime l’argent. J’ai vu la joie orgueilleuse de ceux qui en ont et l’envie torturante de ceux qui n’en ont pas ; j’ai entendu ce qu’on dit aux riches et le langage qu’on tient aux malheureux. On m’avait appris à être fier de la fortune que je devais avoir, et je sens qu’on ne me regarde plus de la même façon depuis que mes parents sont morts. Il me semble qu’une condamnation pèse sur moi. Je suis volé, et je ne puis pas me défendre, rien dire, rien faire… Cette idée me supplicie. Je hais mon oncle ; je le hais d’une haine terrible. Sa bienveillance m’exaspère ; son indulgence m’irrite ;  je meurs d’envie de lui crier qu’il est un voleur, quand il me parle ; de lui crier que sa bonté n’est que mensonge et sa complaisance qu’hypocrisie ; de lui dire qu’il s’intéresse autant à moi que le bandit à la victime qu’il détrousse… Les robes de sa fille, ma cousine Charlotte, qui commence à porter des jupes longues, c’est moi qui les paye ; et l’argent qu’il me donne, toutes les semaines, c’est la monnaie de mes billets de banque, qu’il a changés. J’en suis arrivé à ne plus pouvoir manger, chez lui, le dimanche ; les morceaux m’étranglent, j’étouffe de colère et de rage.

     

    Plus tard, j’ai pensé souvent à ce que j’ai éprouvé, à ce moment-là. Je me suis rendu un compte exact de mes sentiments et de mes souffrances ; et j’ai compris que c’était quelque chose d’affreux et d’indicible, ces sentiments d’homme indigné par l’injustice s’emparant d’une âme d’enfant et provoquant ces angoisses infinies auxquelles l’expérience n’a point donné, par ses comparaisons cruelles, le contrepoids des douleurs passées et des revanches possibles. Je me suis expliqué que tout mon être moral, délivré subitement des influences extérieures, et replié sur lui-même pour l’attaque, ait pu se détendre par fatigue, une fois la lutte jugée sans espoir, et s’allonger dans le mépris.

    Georges Darien "Le voleur" *

     

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  • Commentaires

    1
    Dimanche 13 Décembre 2015 à 18:04

    ah l'argent, il en faut mais si souvent source de graves pbes familiaux, bises à toi

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