• JEUDI 15 MARS 1956

     


    Il n’y a pas à dire ; les « sorties » ne me réussissent pas. Contrairement à mon attitude de ces temps derniers où j’avais mieux que « gardé une prudente réserve », où je m’étais rendu littéralement plat, lisse, anonyme et poli, je me suis conduit hier soir avec une insolence si facile qu’elle côtoyait la grossièreté. Je suis sorti hier soir pour raison d’amitié, mais il était difficile qu’une telle entreprise pût être menée à bien sur de pareilles bases. Certes, il ne faut rien attendre du contact de la société. Et singulièrement cette société-là, si appauvrissante. Il faut l’éviter, et si l’on se trouve, par nécessité, en sa présence, se réfugier le plus possible dans l’anonymat. Mais parfois l’on se sent dans une demi-forme, pas assez forte pour que l’on puisse se murer de silence, pas assez faible pour que l’on reste muet et anodin par simple lassitude. Cela donne cette attitude de compromis que j’ai eue hier soir, cette contradiction qu’il y a à mépriser et à se manifester quand même. Au moins ai-je fait tout cela sans bassesse, sans me déboutonner le moins du monde.
    Je me suis laissé aller pendant une heure à faire de l’esprit facile : les femmes, qui n’apprécient rien tant que l’impertinence et la facilité, pour peu que celle-ci ne soit pas trop criante, se sont mises à dédaigner les malheureux garçons que je venais de rendre ridicules, et à s’intéresser à ma présence. Là-dessus, je suis parti. « Pouvoir prendre ; ne pas prendre. » Mais il est encore supérieur de ne même pas daigner montrer que, si
    l’on veut, l’on peut prendre.
    Je ne crois vraiment pas avoir commis de faute grave. J’ai été un peu facile, mais je jure que ces gens-là ne valaient pas plus. Je leur ai manqué de respect jusqu’à un certain point, mais, jusqu’à un certain point, ils n’en méritaient pas. Je n’ai rien fait de dégradant, d’avilissant. Et si la rencontre avec cette fille que Renaud voulait me présenter a été un échec, c’est que la situation ne pouvait tourner autrement. D’où me vient, pourtant, cette sensation d’écœurement, de dégoût, de désaccord avec moi-même ?
    Il n’y a que le dialogue qui ne me laisse pas d’amertume. A trois, il est déjà difficile de s’entendre. Au-delà, cela devient impossible. Dans les rapports humains, le mal croît avec le nombre. Le diable, oui je crois que le diable a fait de la foule son lieu d’élection ; qu’il se cache dans les replis de la multitude ; qu’il n’ose s’attaquer à deux âmes solitaires, mais qu’il parvient à ronger ces mêmes âmes, lorsque le bruit, les voix et de
    nombreuses présences les étourdissent. Et qu’alors il infuse en elles son venin, qui n’est jamais que la médiocrité. *

    Journal - Jean-René Huguenin

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