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L'obscurité submergeait tout
La nuit était plus sombre et plus pénible qu'il ne pouvait s'y attendre. L'obscurité submergeait tout, il n'y avait aucun espoir d'en traverser les ombres, mais on en atteignait la réalité dans une relation dont l'intimité était bouleversante. Sa première observation fut qu’il pouvait encore se servir de son corps, en particulier de ses yeux; ce n'était pas qu'il vît quelque chose, mais ce qu'il regardait, à la longue le mettait en rapport avec une masse nocturne qu'il percevait vaguement comme étant lui-mêle et dans laquelle il baignait. Naturellement, il ne formula cette remarque qu'à titre hypothèse, comme une vue qui était commode, mais à laquelle seule la nécessité de démêler des circonstances nouvelles l'obligeait à recourir. Comme il n'avait aucun moyen pour mesurer le temps, il attendit probablement des heures avant d'accepter cette façon de voir, mais, pour lui-même, ce fut comme si la crainte l'avait emporté tout de suite, et c'est avec un sentiment de honte qu'il leva la tête en accueillant l'idée qu'il avait caressée: en dehors de lui se trouvait quelque chose de semblable à sa propre pensée que son regard ou sa main pourrit toucher. Rêverie répugnante. Bientôt, la nuit lui parut plus sombre, plus terrible que n'importe quelle nuit, comme si elle était réellement sortie d'une blessure de la pensée qui ne se pensait plus, de la pensée prise ironiquement comme objet par autre chose que la pensée. C'était la nuit même. Des images qui faisaient son obscurité l'inondaient. Il ne voyait rien et, loin d'en être accablé, il faisait de cette absence de vision le point culminant de son regard. Son oeil, inutile pour voir, prenait des proportions extraordinaires, se développait d'une manière démesurée et, s'étendait sur l'horizon, laissant la nuit pénétrer en son centre pour en recevoir le jour. Par ce vide, c'était donc le regard et l'objet du regard qui se mêlaient. Non seulement cet oeil qui ne voyait rien appréhendait quelque chose, mais il appréhendait la cause de sa vision. Il voyait comme objet ce qui faisait qu'il ne voyait pas. En lui, son propre regard entrait sous la forme d'une image, au moment où ce regard était considéré comme la mort de toute image...
Sa solitude ne lui sembla plus aussi complète, et il eut même le sentiment que quelque chose de réel l'avait heurté et cherchait à se glisser en lui. Peut-être aurait-il pu interpréter cette sensation autrement, mais il lui fallait toujours aller au pire. Son excuse, c'est que l'impression était si distincte et si pénible qu'il était presque impossible de n'y pas céder. Même s'il en avait contesté la vérité, il aurait eu le plus grand mal à ne pas croire à quelque chose d'extrême et de violent, car de toute évidence un corps étranger s'était logé dans sa pupille et s’efforçait d'aller plus loin."L'obscur Thomas" Maurice Blanchot
Tags : regard, chose, nuit, pensee, voyait
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