• La Fleur rouge

    Le pavot:
    Attention

    Il ne dormit pas de toute la nuit. Il avait arraché la fleur parce qu’il avait vu dans cet acte un devoir qu’il était tenu de remplir. Dès le premier regard qu’il avait jeté à travers la porte vitrée sur les pétales pourpres du pavot, il lui avait semblé qu’il comprenait ce qu’il avait à accomplir sur la terre. Cette fleur d’un rouge éclatant contenait tout le mal qui existe dans le monde. Elle avait absorbé tout le sang innocent versé (d’où sa couleur), toutes les larmes et tout le fiel de l’humanité. Elle était l’être mystérieux et effroyable opposé à Dieu ; elle était Ahriman, ayant revêtu une forme discrète et innocente. Il fallait l’arracher et la détruire ; mais ce n’était pas tout ; il fallait empêcher qu’en expirant elle ne répandit le mal sur le monde. C’est pourquoi il l’avait cachée dans son sein. Il espérait que le lendemain matin la fleur aurait perdu toute sa force. Tout le mal aurait passé dans sa poitrine à lui ; son âme en triompherait ou serait vaincue, puis lui-même mourrait, mais en loyal champion, le grand champion de l’humanité, puisque personne avant lui n’avait jamais osé engager la lutte avec le Mal,
    — Ils ne l’ont pas reconnu, pensait-il. Moi, je l’ai reconnu. Pourrais-je le laisser vivre ? Plutôt mourir !
    Et il veillait, s’affaiblissant dans une lutte qui, pour être imaginaire, ne l’épuisait pas moins. Le matin, l'aide-chirurgien le trouva à moitié mort. Néanmoins, au bout de quelque temps, l’excitation reprit le dessus. Il sauta à bas de son lit et recommença à arpenter l’hôpital à pas précipités, en adressant aux autres ou à lui-même, d’une voix encore plus forte que les jours précédents, des discours encore plus incohérents.
    On ne le laissa pas sortir au jardin. Le docteur, voyant que son poids diminuait et que son agitation augmentait, lui fit faire des piqûres de morphine qui eurent pour résultat de l’endormir. À son réveil, il avait tout oublié, même la seconde fleur à cueillir.
    Il la cueillit pourtant trois jours après sous les yeux du vieux gardien, avant que celui-ci eût pu l’arrêter. Le vieux courut après lui ; le fou s’enfuit dans l’hôpital avec un grand cri de triomphe, se précipita dans sa chambre et cacha la fleur dans son sein.
    — Pourquoi cueilles-tu les fleurs ? lui demanda le gardien qui l’avait suivi.
    Le fou était déjà étendu sur son lit dans sa pose ordinaire, les bras croisés. Il commença à débiter de telles extravagances que le gardien, sans ajouter un mot, se contenta de lui ôter le bonnet de coton à croix rouge, oublié dans la rapidité de la course, et s’en alla.
    La lutte imaginaire recommença. Le fou sentait le Mal sortir de la fleur en longs fils rampants, semblables à des serpents. Ceux-ci l’enlacèrent, s’entortillèrent avec force autour de ses membres et imprégnèrent tout son corps de leur suc effroyable. L’homme tantôt pleurait et priait, tantôt se répandait en imprécations contre son ennemi.
    Vint le soir. La fleur était fanée. Le fou l’écrasa avec les pieds, ramassa les débris et les porta dans la salle de bains, où il les jeta dans le poêle. Il regarda son ennemi se tordre, crépiter et, enfin, se transformer en une pincée de cendre blanche. Il souffla et tout disparut.

    "La fleur rouge" - Vsevolod Garchine

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