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LA QUETE DU BONHEUR (14) - Hannah Arendt
Les réflexions et les exhortations de ce genre sont très courantes dans les écrits des Pères fondateurs et cependant, je pense qu’elles sont ici de peu de poids - que ce soit chez Jefferson et plus encore chez John Adams(1). Si nous devions sonder les expériences authentiques que recouvre le lieu commun des affaires publiques conçues comme un fardeau, ou au mieux comme « un service... exigible de tout individu» à l’égard de ses concitoyens, nous ferions mieux de nous tourner vers la Grèce des Ve et ive siècles avant Jésus-Christ plutôt que vers le xvème siècle de notre ère. En ce qui concerne Jefferson et les hommes de la Révolution américaine - de nouveau, à l’exception peut-être de John Adams -, c’était rarement lorsqu’ils émettaient des généralités que se manifestait la véracité de leur expérience. Certains, il est vrai, vitupéraient contre «les absurdités de Platon», mais cela n’empêchait pas leur pensée, chaque fois qu’ils tentaient de s’exprimer en employant un langage conceptuel, d’être prédéterminée par «l’esprit brumeux» du même Platon plutôt que par leurs propres expériences(2). Toutefois, il est plus d’un exemple où leurs actions et leurs pensées profondément révolutionnaires brisèrent la carapace d’un héritage qui avait dégénéré en platitudes, où leurs paroles se révélèrent à la hauteur des circonstances et de la nouveauté de leurs actes. Parmi ces exemples, la Déclaration d’indépendance, dont la grandeur ne doit rien à sa philosophie de la loi naturelle - sans quoi elle manquerait vraiment « de profondeur et de subtilité(3)» -, mais qui réside plutôt dans le «respect de l’opinion de l’humanité», dans «l’appel adressé au tribunal du monde [...] pour notre justification(4)» qui inspira la rédaction même du document, et cette grandeur se manifeste lorsque la liste des griefs très précis formulés contre un roi en particulier évolue progressivement jusqu’au rejet, par principe, de la monarchie et de la royauté en général(5). Car ce rejet, contrairement aux autres théories qui sous-tendent le document, était totalement nouveau, et l’antagonisme profond, et même violent, entre monarchistes et républicains, tel qu’il se développa au cours des deux Révolutions, américaine et française, était quasi inconnu avant qu’elles n’éclatent.
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1. Ainsi John Adams fait-il une curieuse entorse à l’ancienne hiérarchie quand il écrit à sa femme depuis Paris, en 1780: «Il me faut étudier la politique et la guerre pour que mes fils puissent, en toute liberté, étudier les mathématiques et la philosophie. Mes fils devraient étudier les mathématiques et la philosophie, la géographie, l’histoire naturelle et l’architecture navale, la navigation, le commerce et l’agriculture, pour donner à leurs enfants le droit d’étudier la peinture, la poésie, la musique, l’architecture, la statuaire, la tapisserie et la porcelaine» (Works, op. cit., vol. II, p. 68). George Mason, auteur de la Déclaration des droits de Virginie, paraît plus convaincant quand il exhorte ses fils, dans son testament, « à préférer le bonheur d’une vie privée aux ennuis et difficultés des affaires publiques », bien qu’il soit difficile d’en être tout à fait certain, étant donné le poids énorme de la tradition et des conventions qui suspectaient l’«immixtion» dans les affaires publiques, l’ambition et l’amour de la gloire. Il fallait probablement toute la hardiesse d’esprit et de caractère d’un John Adams pour mettre en pièces les clichés relatifs aux «bienfaits d’une vie privée» et pour avouer l’expérience toute différente qu’on avait de la chose. Pour George Mason, voir Rate Mason Rowland, The L(fe of George Mason, 1725-1792, New York-Londres, Putnam, 1892, vol. I, p. 166.
2. Voir la lettre de Jefferson à John Adams du 5 juillet 1814, dans The Adams-Jefferson Letters, Lester J. Cappon éd., Chapel Hill, 1959,2 vol. [rééd. 1988],
3. Voir Cari L. Becker, introduction à la seconde édition de son livre The Déclaration of Indépendance, New York, 1942.
4. Voir la lettre de Jefferson à Henry Lee du 8 mai 1825.
5. Ce n’était pas joué d’avance que les révolutions aboutissent à l’établissement de républiques ; ainsi, même en 1776, un correspondant de Samuel Adams pouvait encore écrire : « Nous avons maintenant une belle occasion de choisir la forme de gouvernement que nous jugeons convenable, et de traiter avec le pays qu’il nous plaira pour qu’un roi règne sur nous.» Voir William S. Carpenter, The Development of American Political Thought, Princeton, 1930, p. 35 [rééd. New York, H. Fertig, 1968].A suivre
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