• La quête du bonheur (21)

     

    Ce qui importe dans ce contexte, c’est que l’Amérique a toujours été, pour le meilleur et pour le pire, une entreprise d’Européens. Ce n’est pas seulement la Révolution américaine, mais encore tout ce qui se produisit avant et après,
    qui «fut un événement interne à une civilisation atlantique considérée comme un tout(1)». Ainsi, de même que la victoire sur la pauvreté en Amérique eut de très profondes répercussions en Europe, de même la misère, longtemps encore le lot des classes inférieures en Europe, eut une influence réelle sur le cours des événements en Amérique après la révolution. La fondation de la liberté avait été précédée par la libération de la pauvreté, car la prospérité précoce et prérévolutionnaire de l’Amérique - atteinte des centaines d’années avant que l’émigration massive de la fin du xixe siècle et du début du xxe ne jette chaque année sur ses rivages des centaines de milliers et même des millions de membres des classes les plus pauvres d’Europe - fut le résultat, au moins en partie, d’un effort soutenu et délibéré pour s’affranchir de la misère tel qu’on n’en avait jamais entrepris dans les pays du vieux continent. En soi, cet effort, cette volonté précoce de vaincre la misère apparemment éternelle de l’humanité, constitue certainement l’un des plus grands exploits de l’histoire de l’Occident et de l’histoire de l’humanité. L’ennui, c’est que, sous l’impact d’un flux migratoire massif et ininterrompu venu d’Europe, la lutte pour l’abolition de la pauvreté tomba de plus en plus sous la coupe des pauvres eux-mêmes et finit ainsi sous la gouverne des idéaux issus de la pauvreté,
    distincts de ces principes qui avaient inspiré la fondation de la liberté.
    Car l’abondance et la consommation sans fin sont l’idéal dont rêvent les pauvres : elles sont le mirage dans le désert de la misère. En ce sens, opulence et détresse ne sont que les deux faces d’une même médaille ; les chaînes de la nécessité n’ont nul besoin d’être d’airain, elles peuvent être de soie. La liberté et le luxe ont toujours été jugés incompatibles, et l’idée moderne qui tend à imputer l’insistance des Pères fondateurs sur la frugalité et la «simplicité des manières» (Jefferson) à un mépris puritain envers les plaisirs de ce monde atteste davantage d’une incapacité à comprendre la liberté que d’un affranchissement des préjugés. Car cette «passion fatale pour les richesses soudaines» n’a jamais été le vice des amateurs de voluptés, mais le rêve des pauvres ; et si elle a tant prévalu en Amérique, presque dès le début de la colonisation, c’est que le pays, même au xvm e siècle, constituait non seulement «la terre de la liberté, le royaume de la vertu, l’asile des opprimés», mais aussi la terre promise de ceux que leur condition sociale n’avait guère préparés à comprendre la liberté ou la vertu. C’est encore la pauvreté de l’Europe qui a pris sa revanche avec les ravages que la prospérité et la société de masse américaines font de plus en plus peser sur tout le domaine politique. Le vœu secret des pauvres, ce n’est pas «à chacun selon ses besoins », mais «à chacun selon ses désirs ». Et s’il est vrai que la liberté ne peut advenir que pour ceux dont les besoins ont été satisfaits, il est tout aussi vrai qu’elle échappera toujours à ceux qui sont déterminés à vivre pour leurs désirs. Le rêve américain, tel que le xixe et le xxe siècle ont fini par le concevoir sous le choc de l’immigration de masse, n’était ni le rêve de la Révolution américaine - la fondation de la liberté - , ni le rêve de la Révolution française - la libération de l’homme ; c’était malheureusement le rêve d’une «terre promise», où coulent le lait et le miel. Et le fait que le développement de la technologie moderne fût si vite en mesure de réaliser ce rêve, au-delà des espérances les plus folles, eut tout naturellement pour effet de confirmer les rêveurs dans l’idée qu’ils étaient réellement venus vivre dans le meilleur des mondes possibles.
    Pour conclure, on peut difficilement nier que Crèvecœur ait eu raison de prédire que «l’homme prendrait le meilleur sur le citoyen, [que] ses maximes politiques s’évanouiraient», que ceux qui affirment avec le plus grand sérieux «le bonheur de ma famille est l’unique objet de mes vœux», seront applaudis par tout le monde ou presque quand, au nom de la démocratie, ils se défouleront de leur colère contre les «grands personnages qui planent si haut au-dessus du commun des mortels » que leurs aspirations transcendent leur bonheur privé ou quand, au nom de «l’homme du commun» et d’une notion confuse du libéralisme, ils dénoncent dans la vertu publique, qui n’est assurément pas la vertu du cultivateur, l’ambition pure et simple, et dans ceux auxquels ils doivent leur liberté de simples «aristocrates» qu’ils croient (comme dans le cas du pauvre John Adams) possédés par une «vanité colossale(2) ». La transformation du citoyen des révolutions en l’individu privé de la société du xixe siècle a souvent été décrite, généralement en référence à la Révolution française, qui parlait de citoyens et de bourgeois *. À un niveau plus complexe, nous pouvons considérer cette disparition du «goût pour la liberté politique» comme le retrait de l’individu dans le «domaine intérieur de sa conscience », «la seule région qui convienne à la liberté humaine »; au cœur de ce domaine, comme à l’intérieur d’une forteresse qui s’écroule, l’individu, ayant pris au citoyen ce qu’il a de meilleur, devra alors se défendre contre une société qui, à son tour, «prend le meilleur sur l’individualité(3)». Ce fut ce processus, plus encore que les révolutions, qui détermina la physionomie du xixe siècle, comme il détermine encore, en partie, celle du xxe siècle.
     

     

    ____________________
    1. Robert R. Palmer, The Age of the Démocratie Révolution, [A political histoiy qf Europe and America
    1776 1814], Princeton, Princeton University Press, 1959[-1964, 2 vol.], p.210
    2. Tel était le verdict de Parrington. Il existe néanmoins un excellent essai écrit avec finesse et
    amour, par Clinton Rossiter, «The Legacy of John Adams», Yale Review, 1957, qui fait plus que
    rendre justice à la figure la plus étrange de la révolution. «En matière d’idées politiques, on ne
    pourrait trouver son maître - ni, je crois, son égal - parmi les Pères fondateurs.»

    3. John Stuart Mill, De la liberté (1859)
     

    « Schubert - Impromptu op. 142 no. 1 in F minor (Audio+Sheet)Forgotten Land. Jiri Kylian. Netherlands Dance Theater. »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :