• LA QUETE DU BONHEUR (6) - Hannah Arendt

    En outre, quel que fût l’«état» auquel les hommes de lettres appartenaient, ils étaient exempts du fardeau de la pauvreté. Insatisfaits de l’importance qu’avait pu leur octroyer l’état ou la société d'Ancien Régime*, quelle qu’elle fût, ils ressentaient leur loisir comme un fardeau et non comme un bienfait, comme un exil forcé hors du domaine de la vraie liberté et non comme la liberté hors de la politique, celle que les philosophes avaient réclamée pour eux-mêmes depuis l’Antiquité, afin de pouvoir se livrer à des activités plus nobles à leurs yeux que celles qui occupent les hommes dans les affaires publiques. En d’autres termes, leur loisir était Yotium latin et non pas la skholè grecque; c’était une inactivité forcée, un «état languissant dans une retraite oisive», où la philosophie était censée fournir quelque «remède à la peine» (une doloris medicinam1), et ils étaient encore tout à fait dans le style de Rome quand ils commencèrent à employer ce loisir par intérêt pour la res publica, la chose publique*, formule littéralement traduite du latin, au xvine siècle, pour désigner le domaine des affaires publiques. Ils se mirent donc à étudier les auteurs grecs et latins, non pas - l’essentiel est là - pour la sagesse éternelle et l’immortelle beauté qu’ils pouvaient puiser dans les livres eux-mêmes, mais presque exclusivement pour s’informer sur les institutions politiques dont ils portaient témoignage. C’est leur recherche de la liberté politique, non leur quête de la vérité, qui les ramena à l’Antiquité, et leurs lectures leur fournirent les éléments concrets dont ils avaient besoin pour penser à une telle liberté et en rêver. Pour citer Tocqueville, « chaque passion publique se déguisa ainsi en philosophie*». Si leur expérience de la réalité leur avait permis de savoir ce que représentait la liberté publique pour le citoyen, peut-être auraient-ils rejoint leurs homologues américains et parlé de «bonheur public»; car il suffit de se rappeler la définition américaine assez courante du bonheur public (comme celle qu’en donna Joseph Warren en 1772) - il dépend « d’un attachement vertueux et inébranlable à une Constitution libre» - pour voir combien le contenu réel des deux formules apparemment différentes devait en fait être très voisin. La liberté publique ou politique et le bonheur public ou politique furent les principes qui inspirèrent et préparèrent les esprits de ceux qui firent alors ce qu’ils ne s’étaient jamais attendus à faire et qui furent bien souvent forcés de commettre des actes pour lesquels ils ne s’étaient sentis jusque-là aucune inclination.

     

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    1. Cicéron, De natura deorum, I, 7, et Academica, 1,11

    A suivre

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