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LA QUETE DU BOHNHEUR (5) - Hannah Arendt
Au xvme siècle, les hommes préparés à l’exercice du pouvoir et désireux, entre autres, de mettre en pratique ce qu’ils avaient appris par l’étude et la réflexion s’appelaient des hommes de lettres*, et cela reste une expression qui les désigne bien mieux que notre terme d’«intellectuels», sous lequel nous rangeons d’habitude une classe de scribes professionnels et d’écrivains dont le travail répond à des besoins nés du développement constant de la bureaucratie dans le gouvernement et l’administration modernes, ainsi que de la croissance presque aussi rapide du besoin de divertissement dans une société de masse. À l’époque moderne, l’expansion de cette classe était inévitable et automatique ; elle se serait produite dans n’importe quelles circonstances, et l’on pourrait soutenir - si l’on tient compte des conditions de son expansion qui existent dans les tyrannies politiques de l’Est, demeurées inégalées - que ses chances étaient encore plus grandes sous le règne du despotisme et de l’absolutisme que sous le régime constitutionnel des pays libres. La distinction entre hommes de lettres* et intellectuels ne repose nullement sur une différence de qualité évidente ; dans le contexte qui nous occupe, les attitudes fondamentalement différentes adoptées par ces deux groupes, depuis le xvme siècle, à l’égard de la société, c’est-à-dire à l’égard de cet étrange domaine, un peu hybride, que l’époque moderne a inséré entre les domaines plus anciens et plus naturels du public ou du politique d’un côté, et du privé de l’autre, sont encore plus importantes. À dire vrai, les intellectuels ont et ont toujours fait partie intégrante de la société à laquelle, en tant que groupe, ils devaient même leur existence et leur importance ; au xvme siècle, tous les gouvernements européens antérieurs à la Révolution en eurent besoin et les utilisèrent «pour édifier un corpus de connaissances spécialisées et de procédures indispensables à l’extension de leur gouvernement à tous les niveaux, processus qui souligne le caractère ésotérique des activités gouvernementales(1)». A contrario, les hommes de lettres avaient commencé leur carrière en refusant ce genre d’engagement au service du gouvernement et en se retirant de la société, de la Cour d’abord et de la vie de courtisan, et plus tard des salons. Ils s’instruisaient et se cultivaient dans un isolement librement choisi et se plaçaient ainsi à une distance calculée du social comme du politique, dont ils étaient de toute façon exclus, de manière à les étudier tous deux en perspective. C’est seulement plus ou moins à partir du milieu du xvme siècle que nous les voyons en rébellion ouverte contre la société et ses préjugés, et ce défi prérévolutionnaire avait été précédé par une attitude plus posée, mais non moins pénétrante, réfléchie, et par un mépris délibéré envers la société, qui était la source même de la sagesse de Montaigne, qui accentua même la profondeur des Pensées de Pascal et laissa encore ses traces dans bien des pages de Montesquieu. Ceci ne vise évidemment pas à nier l’immense différence d’humeur et de style qui sépare le dégoût méprisant de l’aristocrate et la haine doublée de rancune des plébéiens qui devait s’ensuivre ; mais l’objet de ce mépris et de cette haine, il faut s’en souvenir, était plus ou moins le même. *
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1. Voir Wolfgang U. Kraus, «Démocratie Community and Publicity», Nomos, 1959, vol. II.
Tags : societe, hommes, siecle, xvme, difference
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