• Le mensonge

     

    Je crois que le mensonge est un parasite, le menteur un parasité, qui se gratte où cela le démange. Il n'est certainement pas interdit de se défendre contre les mensonges d’autrui, parce que si étranger qu'il paraisse à notre nature, quelques répugnance qu'il nos inspire - ou peut-être en raison de cette répugnance - nous ne somme jamais sûrs qu'il ne trouver pas en notre propre fonds un autre mensonge complice, à quoi il est par avance mystérieusement accordé,  pour une abjecte fécondation. Car il n'y a pas de mensonge, il y a des générations de mensonges , le mensonge n'est nullement une création abstraite de l'homme et le mentir un jeu analogue à celui des échos, comme le croient volontiers les diplomates d'église ou d'ailleurs, chaque mensonge est vivant, bien vivant, un mensonge, en terrain favorable, se produit plus vite que la mouche du vinaigre (*). Prétendre de les classer par espèces et par genres serait une entrepris vaine, non moins vaine l'illusion de juger du menteur sur son mensonge, alors que  l'expérience nous apprend si peu de chose tachant l'évolution de cette maladie qui, à l'exemple de la vérole, épargne presque définitivement des médiocres et pourrit d'un coup jusqu'à l'os des êtres sains, forts et purs. Il est peu d'homme qui, à une heure de la vie, honteux de leur faiblesse ou de leurs vices, incapables de leur faire front, d'en surmonter l'humiliation rédemptrice, n'aient été tentés de se glisser hors d'eux-mêmes, à pas de loup, ainsi que d'un mauvais lieu. Beaucoup ont couru plus d'une fois, impunément, cette chance atroce. L’imposteur n'est peut-être sorti qu'une seule fois, mais il n'a pu rentrer. C'est bien joli de dire qu'il le fait exprès, qu'en sait-on? Ce qu'il a quitté ne  se signalait guère au regard, et face à tant de portes qui se ressemblent, il désespère de reconnaître la sienne, il n'ose même plus engager sa clef aux serrures, par crainte de recevoir sur la tête le pot de chambre du propriétaire courroucé. D’ailleurs, à quoi bon? La société l'embauchera tel quel, et même elle le préfère ainsi.
    - "Je sais parfaitement que vous n'êtes pas ce que vous dites, mais je ne suis pas non plus ce que je prétend être. On me donne le nom d'Ordre et je ne mérite que celui de Compromis. Je me moque qu'il y ait au-dessus de moi tout le Bien que je renonce, puisqu'il n'y a au-dessous de moi que le Pire. Moi ou Rien. J'ai porté ce défi au bon Dieu lui-même et il ne l'a pas relevé. La malédiction lancée sur le monde, l'esprit du monde, ne m'atteint que de biais, comme à regret. L’essentiel, d'ailleurs, est qu'on ne m'ait pas coupé les vivre. "Rendez à César ce qui appartient à César", voilà un langage que je comprends, et il assure jusqu'à la fin des temps l'équilibre de mon budget. Je suis assez riche pour fournir un état civil à qui m'en demande. Ce que vous êtes réellement, je l'ignore, je ne sonde jamais les coeurs ni les reins, mes services ne disposant pas de l'outillage indispensable à cet effet. N'ayez donc aucune inquiétude. Je ne prendrez de vous que ce qui m’appartient déjà, un mensonge qui serait pour vous sans grand profit mais non sans risque, et à quoi, pour mon aide, vous ferez rendre cent pour un. Quand à ce que vous avez volontairement perdu, je me garderai bien de vous  le restituer. Vous vous êtes condamnés à ne rien valoir par vous-mêmes, à tenir tout du titre, de la fonction, c'est-à-dire de moi. Je hais l'individu, les institutions seules m'importent. Même expert en son métier, l'homme sincère me fait perdre par ses vains scrupules et son incessant contrôle plus que ne saurait me rapporter son travail consciencieux.  Le faux juge, le faux soldat, le faux penseur, le faux prêtre, ne me donne assurément pas grand-chose, mais ils le donnent dans l'esprit qui me plaît. Ils tiennent à la fonction faute de tenir à eux-mêmes, ils tiennent à la fonction comme l'acarus sarcopte à la peau, et dépendent du prestige qu'elle leur confère ainsi que cet animal du sans de son nourricier. Ils brûlent de servir, avec le leur, tous les prestiges, car tous les prestiges sont solidaires et rayonnent de moi. La multiplication des importateurs, loin de me compromettre, renforce la puissance de l’État. Dans une société qui ne compterait que des imposteurs, l’État serait dieu, les imposteurs le feraient dieu. Il ne faudrait pas moins d'un dieu, en effet, pour donner une réalité à des apparences et faire quelque chose de rien.  Marchez donc hardiment, non vers le but que la Providence vous assigna jadis, mais dans la route étroite que je trace à mesure devant vous et qui, je ne vous  le cèle pas, tourne en rond. Tourner en rond, cela s'appelle avancer. Je ne vous promets pas un avenir, je garantis votre avancement. Il serait fou que vous attendiez de moi que j'ajoute quoi que ce soit à votre médiocre substance, je ne dispose pas des secrets de la vie. Les honneurs et les dignités dont je vous couvre donneront seulement l'illusion d'un accroissement de taille et de poids. A la mort, le bon Dieu n'aura que la peine de détortiller les mètres de papier d'or, d'argent ou d'étain, et de vous sortir de cette volumineuse enveloppe ainsi qu'un minuscule berlingot."

    "Les Enfants humiliés" Bernanos

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