• Le secret

    Ce qu'on appelle diplomatiquement la "discrétion", ou encore arcana imperii, les mystères du pouvoir - , la tromperie, la falsification délibérée et le mensonge pur et simple employés comme moyens légitimes de parvenir à la réalisation d'objectifs politiques, font partie de l'histoire aussi loin qu'on remonte dans le passé. La véracité n'a jamais figuré au nombre des vertus politiques, et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques. Qui prend la peine de réfléchir à ce propos ne pourra qu'être frappé de voir à quel point notre pensée politique et philosophique traditionnelle a négligé de prêter attention, d'une part à la nature de l'action et, de l'autre, à notre aptitude à déformer, par la pensée et par la parole, tout ce qui se présente clairement comme un fait réel. Cette sorte de capacité active, voir agressive, est bien différente de notre tendance passive à l'erreur, à l'illusion, aux distorsions de la mémoire, et à tout ce qui peut être imputé aux insuffisances des mécanismes de la pensée et de la sensibilité. (*)
    Un des traits marquants de l'action humaine est qu'elle entreprend toujours du nouveau, ce qui ne signifie pas qu'elle puisse alors partir de rien, créer à partir du néant. On ne peut faire place à une action nouvelle qu'à partir du déplacement ou de la destruction de ce qui préexistait et de la modification de l'état de choses existant. Ces transformations ne sont possible que du fait que nous possédons la faculté de nous écarter par la pensée de notre environnement et d'imaginer que les choses pourraient être différentes de ce qu'elles sont en réalité. Autrement dit, la négation délibérée de la réalité - la capacité de mentir - , et la possibilité de modifier les faits - celle d'agir - sont intimement liées; elle procèdent l'une et l'autre de la même source : l'imagination. Car il ne va pas de soi que nous soyons capables de dire : "le soleil brille", à l'instant même où il pleut (certaines lésions cérébrales entraînent la perte de cette faculté); ce fait indique plutôt que, tout en étant parfaitement aptes à appréhender le monde par les sens et le raisonnement, nous ne sommes pas insérés, rattachés à lui, de la façon dont une partie est inséparable de tout. *
    Nous sommes libres de changer le monde et d'y introduire de la nouveauté. Sans cette liberté mentale de reconnaître ou de nier l'existence, de dire "oui" ou "non" - en exprimant notre approbation ou notre désaccord non seulement en face d'une proposition ou d'une déclaration, mais face aux réalités telles qu'elles nous sont données, sans contestation possible, par nos organes de perception et de connaissance - il n'y aurait aucune possibilité d'action; et l'action est évidemment la substance même dont est faite la politique.

    "Du mensonge en politique" Hannah Arendt *

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  • Commentaires

    4
    Mardi 22 Novembre 2016 à 16:59

    Très bien résumé car je pense qu'en effet ils sont ça les politiques et pas qu'eux, j'en connais qui auraient fait merveille en politique et ce n'est pas un compliment, bises

      • Mardi 22 Novembre 2016 à 18:40

        J'ai choisi cet extrait très pertinent sans hésiter... "la liberté mentale" de reconnaître ou de nier l'existence, l'approuver ou désapprouver face au réalités données par nos organes  de perception et de connaissance...
        Je m'interroge sur cette "liberté mentale" ... Grand sourire
        Bises Faby

    3
    yves
    Mardi 22 Novembre 2016 à 11:45

    Décidement  depuis que je lis tes posts sur Hhannah Arendt , il va peut-être falloir que je m' y mette ... Une autre philosophe mystique d' origine juive m' intrigue fortement , c' est Simone Weil ...

    Pour les lecteurs qui ne connaitraient pas , il ne  s' agit pas de la légistratrice de l' " Avortement libre et gratuit " ... Pas le même niveau ! 

      • Mardi 22 Novembre 2016 à 18:17

        Hannah Arendt? heureux hasard, décidément je finirai par croire que le hasard fait bien les choses. Ma toute dernière "découverte" qui mérite que l'on s'y attarde. Cette philosophe qui se définit plutôt comme politologue, aborde l'ensemble de problématiques variées et qu'elle désigne comme "la vie active". Ce qui m'intéresse plus particulièrement c'est "La crise de la culture" et "Du mensonge à la violence". Vaste programme que je commence à peine, pas facile, j'avoue, là il ne s'agit pas d'un roman... c'est plus profond. Vais-je y arriver?  Grand sourire

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