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Léo Ferré : l'amour, le singe et la petite fille
(Le Point.fr -Publié le 22/05/2013 à 13:21 -Modifié le 22/05/2013 à 16:15)
C'est un livre qu'on parcourt avec, au bord des yeux, la figure du poète. Cette figure improbable que Paris Match, en 1954, décrivait comme suit : "avec ses yeux de myope assassin, avec ses cheveux qui ont commencé à pousser si loin sur le front qu'ils n'ont plus su s'arrêter derrière, avec ses doigts nerveux et inquiétants, son dos d'Atlas portant tous les malheurs de la terre". Le portrait n'était pas sans justesse, écrit Annie Butor dans Comment voulez-vous que j'oublie, où elle raconte le couple que Léo Ferré forma avec sa mère Madeleine de 1950 à 1968. On le lit aussi, bien sûr, avec à l'oreille l'improbable voix de Ferré, douloureuse, ironique, méchante et tendre tout ensemble. L'image du grand anar de la chanson
française sort-elle écornée de ce recueil de souvenirs parfois amers ? Pas certain.
Annie Butor ne prétend d'ailleurs pas déboulonner la statue. Lorsqu'elle rencontre Ferré, elle a 5 ans, sa mère 20 de plus, le chanteur 33. Madeleine lui demande d'être "très gentille" avec le monsieur, la petite se laisse embrasser, considère avec curiosité la chambre bohème où il écrit. Ferré, à cette époque, court les cabarets et traîne misère comme il se doit. La rencontre s'est faite au Bar Bac, un club de nuit
de Saint-Germain, et l'amour entre Madeleine et Léo, qui se marient en 1952, est fulgurant. Il devient, pour 18 ans, le second père d'Annie. Un père aimant, quoiqu'il ne s'intéresse pas beaucoup aux enfants, et plein de paradoxes : refusant d'exercer quelque autorité, mais exigeant en diable pour ce qui est de
"l'intelligence" (le mot est presque sacré) de la petite. Annie accompagne partout sa mère et celui qu'elle appelle son "Pouta", dort sur les banquettes de cabaret ou de café quand il se fait tard et fait mine de tout comprendre des textes que Ferré compose en tressant l'argot le plus cru et l'encyclopédie.
Madeleine et Léo Ferré sur les toits du boulevard Pershing, 1961 © Editions Phébus
"Ça t'va"
Qu'il compose, ou plutôt qu'ils composent, Madeleine et lui. Car le livre d'Annie Butor, qui témoigne de l'amour absolu que le couple se portait, insiste également sur le rôle de sa mère dans la carrière de Léo Ferré. C'est avant tout pour elle, dont Annie dit qu'elle fut ignorée (parfois diffamée) après sa séparation
puis son divorce d'avec le chanteur, qu'il a été écrit, afin de rétablir la vérité de son rôle. Celui d'une muse ? "Ça t'va" et bien d'autres chansons de la période lui sont consacrées. Mais pas que. Madeleine choisit les poèmes d'Aragon ou d'Apollinaire que Ferré va interpréter, achève parfois les textes qu'il
abandonne pour dormir au point du jour, le conseille sur sa façon de se tenir en scène, l'encourage à solliciter le prince Rainier de Monaco pour lui ouvrir les portes des grands théâtres. Lui enjoint, même, de se couper les cheveux qui étonnaient tant Paris Match !
Est-ce exact ? jusqu'à quel point ? y a-t-il là matière à polémique entre biographes ? Vingt ans se sont écoulés depuis la mort des principaux intéressés. On ne saura donc pas avec certitude si les récriminations du grand Léo contre les autres chanteurs, comme "l'abbé Brel", Ferrat, Nougaro, Aznavour ou Gainsbourg, ont existé telles qu'Annie Butor les décrit. Ou s'il était à ce point amoureux des belles
choses et des propriétés -son ancienne belle-fille parle d'ailleurs sans acrimonie de la Ferrari que son "Pouta" s'offre aux jours d'aisance, et avec une grande tendresse des premiers cachets qui viennent améliorer le quotidien du foyer. Annie Butor laisse entendre, de même, que "Jolie môme" a été écrite pour elle et que Ferré avait un penchant pour les nymphettes -sans trop s'y attarder.
Le "maître" et la chimpanzée
Reste la lente dégradation de ce couple pourtant si beau, et le rôle qu'y a joué une petite femelle chimpanzée. Confiée aux Ferré par un dresseur en 1961, la bête devient leur deuxième enfant, la prunelle de leurs yeux. Elle mange à table, fume le cigare... et fait des coups pendables qui, les années passant, n'ont plus rien d'adorable. "Ses bras étaient terrorisants, redoutables, ses exigences violentes.
J'avais appris à décrypter toutes ses mimiques : elle riait à gorge déployée quand je lui faisais des chatouilles (...), mais c'est avec une véritable terreur que je voyais son sourire se transformer en signe d'agressivité", raconte Annie Butor. Pendant que le couple s'acharne à essayer de la faire parler, Pépée étend sa loi. "Plus de gouttières, plus de vitres, la toiture déjà bien endommagée représentait une grande menace. Pépée faisait voler les tuiles en visant tout ce qui passait à proximité, s'attaquait aux chats qu'elle tuait, aux chiens qu'elle martyrisait."
Les amis du couple s'éloignent, les courtisans pullulent, Madeleine et Léo s'installent seuls dans un château du Lot, Perdrigal, où toute une ménagerie rejoint bientôt Pépée : trois autres chimpanzés, des vaches, un cochon, des chiens, un poney. Ferré commence à s'appeler "maître" sans ironie, l'alcoolisme
gagne Madeleine. Jusqu'à une lettre du 29 mars 1968 où Léo lui annonce qu'il la quitte : arrivée en catastrophe, Annie découvre sa mère ravagée, errant dans la propriété à la recherche de son homme.
Au même moment, raconte-t-elle, Pépée, gravement blessée à la suite d'une chute, est gagnée par la gangrène. Les vétérinaires qui s'occupent d'elle échouent à la soigner, et décident de l'abattre le 7 avril.
On y verra un geste de vengeance -"ma mère n'était pas Médée, insiste Annie Butor. Elle a été jusqu'au bout de ce qu'il était possible de vivre, seule, abandonnée dans ce lieu cauchemardesque". Léo Ferré, lui, compose "Pépée" en hommage à sa "fille" disparue. Le divorce est prononcé en 1973.
Dans Comment voulez-vous que j'oublie, Annie Butor raconte comment, un jour, "un jeune couple poussant un landau avec un bébé s'aventura (à Perdrigal)". "Pépée surgit, prit le bébé sous le bras, grimpa sur le toit. Léo arriva en courant, mit la main à la poche arrière de son pantalon, sortit un ridicule
revolver en plastique et s'adressa à sa fille" qui le narguait avec son paquet sur le toit. Attention, descends, papa n'est pas content, papa va tirer ! En vain, l'exhortation paternelle fut sans effet (...). Les pompiers furent appelés."
Parmi les plus grands, une voix unique un verbe incomparable et la musique
qui pénètre jusqu'aux os. Du Léo quoi.
C'est dur
Mais comment en serait-il autrement. On n'est pas le plus grand musicien,
poète, compositeur d'une époque dans la tiédeur. Autour de lui, cela a sans
doute été dur et l'on peut comprendre que cette dame exorcise ce passé.
J'ai rencontré Ferré à deux reprises, près de la mort, et l'homme était
d'une immense douceur.
Il reste un patrimoine musical et littéraire gigantesque, inégalé. Ceux qui ne
connaissent Ferré que par "Jolie Môme", "C'est extra", "Avec le Temps" n'en connaissent rien de rien, pas même une seconde, en fait. Ecoutez, réécoutez "la Solitude", "La Mémoire et la Mer", et là, vous pourrez dire, j'ai écouté Léo Ferré.par Marion Cocquet
Annie Butor, "Comment voulez-vous que j'oublie, Madeleine et Léo Ferré 1950-1973", Éditions Phébus,
224 p., 17 euros.
Tags : ferre, leo, annie, madeleine, butor
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