• LUNDI 12 DÉCEMBRE 1955

     


    Ma tristesse de ce soir n’est pas seulement de la tristesse. J’ai voulu donner un gage
    de ma dignité et de ma force nouvelle (si vous lisez cela, J. L. M. (1), vous savez de quoi
    je parle) et j’ai coupé une branche de l’arbre pour que les autres poussent mieux, plus
    fort et plus dru. Je pleure la branche morte et je frémis de joie devant les autres qui
    se redressent, et franchissent le ciel, droites, vers Dieu. Droiture. Courage et droiture.
    La branche est là, au pied de l’arbre humide de la brume du soir, et les petits rameaux
    qui la couvraient déjà s’étiolent, la branche est là, avec ses feuilles qui noircissent et
    se replient, comme carbonisées, le long de la branche, morte. Il ne faut pas craindre le
    saccage et la dévastation d’une certaine partie de soi-même, mais qui m’en voudra, si
    je vais, un instant seulement, regarder les ruines avant de m’en retourner à jamais ?
    Nous sommes tous les rois de nous-mêmes. Et nous devons nous rappeler qu’un roi
    n’est pas fait pour les plaisirs, mais que sa seule tâche est d’élever son royaume, de le
    faire plus fort qu’il ne l’a reçu, de se consacrer tout entier à sa puissance. *
    Oui, je me sens à la fois triste et joyeux, et surtout, au-dessus de ces sentiments, je
    me sens fier et fort. Je jure que ce langage apparemment sibyllin porte sa bonne mesure
    de chair (on ne saurait mieux dire) et que je ne raconte pas n’importe quoi pour faire
    de l’effet. Mais, chose curieuse, je ne parviens pas à m’exprimer, j’ai trop à dire en ce
    moment, je suis forcé de tout livrer confusément en désordre, si bien que personne ne
    comprendra rien, mais moi, quand je relirai ceci, je saurai ce que cela veut dire, je me
    souviendrai de l’engagement. Je me souviendrai que je n’ai pas eu peur de prendre une
    résolution difficile, devant vous, J., devant moi-même, devant la dignité de la personne
    humaine, pour laquelle méchamment vous avez dit que je manquais de respect, alors
    qu’en réalité rien ne m’est plus cher que ce respect-là.
    Ce que j’ai décidé implique bien d’autres choses, oh il faudra que je reparle de
    toutes ces choses-là, j’ai choisi la force, il faudra que je reparle de la force, mais, pour
    le moment, je ne le puis, tout est massif, touffu, confus, ce que je dirais ne vaudrait rien
    mais je veux, je veux quand même livrer la matière brute, le désir, la foi, tels que je les
    ressens maintenant, c’est-à-dire inexplicables mais d’une certitude sans égale.
    Je veux dire que l’on va voir ce que l’on va voir, en ce qui me concerne ; et que
    je maintiendrai.
    Je suis incapable de maîtriser mes sentiments, maintenant, comme un homme à la
    tête d’une fortune colossale serait incapable de l’énumérer, de la décrire, et même au
    début, d’en jouir. Tout ce que j’ai dit  ne signifie rien, c’est du délire, je me sens
    délirant, ma main ne va pas assez vite et c’est pour cela au fond que je ne puis rien dire
    de précis. Trop de choses dans chaque mot. Mais je me rappellerai ce que cela veut dire.
    La provision de force qu’il y a dans tout cela. Je viendrai y chercher la vie quand elle me
    manquera, en me disant : Rappelle-toi ce que tu as écrit, souviens-toi de ce que tu as fait.
    Sois fidèle à ton courage. Et cela, j’en suis sûr, m’aidera, bien que tout ce que j’ai dit 
    semble vide de sens, mais il y a en réalité une substance là-dedans, large, inépuisable et
    terrible. Terrible, oui. On ne sait pas ce que c’est que la force et les actes forts. On croit
    que cela est tranquille et sûr de soi, calme, pondéré, inentamable, la force. Que l’on se
    détrompe ! C’est plein d’effroi, mais on le surmonte. C’est plein d’angoisse, mais on la
    domine. C’est plein de menaces, mais on les affronte. Rien de cette extase bienheureuse
    et béate en moi, ce soir. Rien de limpide et de quiet. Mais un champ de bataille, avec
    son sang et ses morts, et moi debout dessus, vainqueur ! *
    __________________
    1 - Jean Le Marchand

    Journal - Jean-René Huguenin

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