• LUNDI 12 MARS 1956

     


    Hier soir : la Seine huileuse ; les pavés du quai inégaux et difficiles. Un petit vent sec lorsque nous marchions dans un sens, qui semblait s’évanouir quand nous nous retournions. La fille du bar dont J. L. M. s’était approché : « Vous vous ennuyez ? On vient ici pour s’ennuyer » et qui, à ce moment, devait penser : Où est-il ? Comment le rejoindre ? Pourquoi l’avoir rencontré ?, sentant confusément qu’il ne faut pas le revoir,
    que lui-même ne la reconnaîtrait pas – pas vraiment –, comme le pauvre sur lequel s’est arrêté, l’espace d’un soir, l’affectueux caprice d’un roi. Le pauvre sait bien qu’il ne reverra pas le roi ; qu’il est inutile de se mettre sur sa route, de guetter le cortège royal, d’essayer de le rencontrer dans les endroits qu’il fréquente. On ne ruse pas avec le hasard. Le pauvre sait tout cela et il reste chez lui, avec sa pauvreté, ses haillons, ses misères, mais il garde, au fond de ses yeux, de son cœur, le souvenir sacré d’une soirée avec le roi.
    – Hier soir, jaillie de l’inconscient, une phrase que je me répète un instant mécaniquement, sans la comprendre, et qui, tout à coup, éclate en pleine lumière : « Je suis pauvre de tout ce que je n’aime pas. »
    – Ne pas alléger le poids douloureux du courage en le transformant en bravoure.
    – « Créer, a dit J. L. M. hier au soir, c’est rechercher le bonheur. Le langage commun ne l’ignore pas, puisqu’il dit : “un bonheur d’expression”, “une description heureuse”. »
    – Le plaisir de mentir pour mentir est semblable au plaisir de la création, mais dégradé, avili. Chez le créateur et chez cette espèce de menteur qu’est le mythomane, même désir de rendre vraies des choses qui n’existent pas. D’où vient qu’une œuvre est ratée parce qu’elle est mensongère, d’où vient que le mensonge est une création malheureuse. J.-E. H. ne pourra jamais faire une grande œuvre, parce que son désir de créer s’arrête au mensonge. Le mensonge est impuissance : assez d’imagination pour inventer le réel, pas assez pour inventer le vrai.
    La réussite d’une œuvre dépend de son exactitude, de sa précision, de sa fidélité : c’est pourquoi toute belle description, tout portrait vivant, toute formule heureuse sont singuliers. La défaillance nous guette dans le général. Le devoir constant du créateur, c’est de ne pas mentir par omission. Mais il y a aussi une manière de dire la vérité en la taisant, en la suggérant à peine. Lorsque l’on écrit une belle phrase, ou que l’on invente une situation passionnante, ou que l’on fait naître un personnage puissant, on se contente généralement de se demander si c’est bien réel. Et, si oui, on s’estime satisfait. Mais il faut surtout se demander toujours si cela est vrai. Car mille choses peuvent être réelles, une seule peut
    être vraie. C’est pourquoi le créateur n’est pas libre de faire dire ou de faire faire à ses personnages ce qu’il veut. A un moment donné, dans des conditions données, un personnage ne peut faire qu’un seul acte, dire qu’une seule phrase. C’est ceux-là qu’il faut découvrir.
    Les grandes œuvres sont celles qui ne mentent jamais. Ainsi des grandes âmes. *

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