• Palais de femmes dociles

    — Ah! certes, je vous en prie, allons visiter ces élastiques indolentes! Je ne croirai qu'après avoir vu. Je vous assure.

    En quelques minutes, nous étions chez la marchande de Mannequins d'amour.

    — Une grande salle où nous fûmes introduits était remplie d'ingénieux modèles de courtisanes transatlantiques dont les prix variaient selon les perfectionnements et les rouages intérieurs qu'on nous expliqua par le menu détail.

    Presque tous étaient confectionnés de caoutchouc rose et creux; d'aucuns, revêtus d'un épiderme de satin jouant assez bien la peau; on sentait le moulage sur nature; la poitrine, la chute des reins, les renflements des hanches étaient parfaits; les mollets emprisonnés dans des bas de soie noire maintenus par des jarretières éclatantes, le corps voilé d'une chemise de batiste ornée de festons et de dentelles et savamment échancrée pour laisser voir la fleur de pêcher des boutons érectiles des seins; les têtes très bébés jumeaux avec des yeux d'émail sur lesquels tombait le store des paupières, frangées de longs cils, des lèvres voluptueuses, teintées d'incarnat, ointes de pommade au raisin, s'ouvrant sur des balustrades dentaires d'un ivoire éclatant. Quant aux chevelures, de véritables crinières noires ou rousses ainsi que toutes les blondeurs répandues sur les épaules et les oreillers, montrant toutefois des joliesses de nuque et de fines oreilles écouteuses et tombeaux de secrets.

    La bonne Mme Van der Mys nous expliqua les mystères de son Sérail d'Èves futures. Elle nous fit jouer le mécanisme des ventres, les ressorts donnant aux bras les élans de tendresse; elle nous montra comment sur l'appui des baisers aux lèvres, certains mannequins de

    cent louis et plus, énonçaient les mots tendres à l'aide d'un phono- graphe ingénieusement caché dans la tête, et nous entendîmes des : Mon chéri! mon doux amour ! mon trésor ! tendrement modulés d'une voix mourante. Tandis que les paupières battaient sur l'æil retourné et que tombaient les bras inertes, vaincus, à l'abandon.

    J'étais stupéfait.

    A la sortie de ce palais de femmes dociles, je fis à mon n précieux guide les indispensables plaisanteries que pouvait me suggérer ce musée de modernes hétaïres qui épargneraient, — si on en divulguait l'existence, — à tant de fervents travailleurs des dérangements pénibles et souvent périlleux, et tout en lui vantant les avantages de ces pou- pées de Priape, je lui citais entre autres bienfaits l'assurance que les possesseurs de ces automates avaient d'être garantis contre la jalousie.

    -- Ne croyez pas cela, objecta mon compagnon, on a des preuves du contraire et dernièrement un vaisseau de Flessingue a été le théâtre d'un drame de fureur jalouse, véritable crime passionnel qui se déroula en plein océan Indien.

    -Le capitaine avait hospitalisé dans sa cabine un de ces tendres mannequins que vous venez de voir. Il l'avait parfumé d'odeurs spéciales, muni d'un phonographe dont les échos ranimaient ses ardeurs, une conduite d'eau d'une chaudière main- tenait à 37 degrés environ la température dans ce corps caoutchouté. Le Marin semblait parfaitement heureux en ménage.

    - Un jour, notre homme surprit son second en conversation criminelle avec sa docile bien-aimée. Que se passa-t-il dans ce cerveau de navigateur fougueux et brutal! on ne sait, mais il chancela, il vit rouge, il fut frappé d'une subite folie et, ce qui est certain c'est que, décrochant une hache d'une panoplie, sans mot dire, d'un geste d'indignation et de fureur, il abattit son arme: Le second roula à terre le crâne ouvert, inondant de son sang le caoutchouc satiné de sa complice qui distillait encore, entre ses lèvres, ces mots de sa voix de guignol : Mon doux amour ! mon cher trésor!

    Octave Uzanne

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