• V - LES ONLYSONMAKERS (3) 3/4

    Il est très coquet. Il tient ça de son grand-père, l’hyperélégant Giovanni-Cyr qui se rendait tous les matins pour faire le maçon dans un chantier en frac et gants blancs. Byzance est un type d’une propreté, d’une netteté exemplaire : il passe à travers les grains de poussière. Jamais une tache sur lui : une bougnette, il en a pour huit jours à se remettre, il ne froisse pas, salit très peu : il est propre comme un sou neuf alors qu’il devrait être sale comme un peigne. À quinze ans, le soir, lorsqu’il quittait son boulot d’apprenti éboueur à la Voirie d’Endoume, il se changeait très vite : complet, cravate en soie, chemise flanelle, belles chaussures, feutre à larges bords, il s’habillait comme un étudiant : on rigolait doucement…
     Il dit trois mots par jour, aucun d’eux plus hauts que l’autre. Pas de mouvements d’humeur : c’est un bienheureux. Il n’a pas de gonds pour en sortir.
     Il y en a qui se demandent à quoi pense Freddie Green en jouant, moi je peux vous dire que je sais et ne sais pas à la fois (drôle d’impression !) à quoi ne veut pas penser cet homme sinistre, sordide et hilarant, coiffé d’un toupet sans rond-point et qu’on appelle autour de moi – sans aucun scrupule – mon père.
     Mon père, c’est quand même un monde. C’est un cas de force majeure. Sa tête à la Edgar Pœ, tragique et engloutie, emmerdée de soucis énigmatiques, est l’une des choses qui me font le plus rire au monde. Dès que je le vois, je vais mieux. Dans quelque état où je me trouve, dès qu’il m’apparaît j’ai un rire nerveux qui me pince le cœur. Sa philosophie roublarde d’odieux détachement est si clairement affichée, que je suis heureux d’avance des catastrophes, des agacements, des malentendus et des déroutes qu’elle va provoquer. Quand il y a des soirées, on nous met aux deux bouts de la table, surtout pas ensemble sinon on dénoue nos codes, on se fait rire, on déconne trop : ça vous casse un dîner !
     Byzance n’a pas de vie intérieure. Il n’a aucun problème psychologique. Il a une vie parallèle qui suit son cours, imperturbable et majestueuse de détachement complet, totalement à côté de ce qui se passe, à chaque instant. Il est décourageant.
     Quelquefois, les hasards de l’existence le forcent à écrire une lettre. Il s’attable et prend alors dans sa main lente un grand stylo qu’il suspend au-dessus de la feuille pendant un laps de temps illimité (il peut mettre cinq à six semaines pour écrire une carte postale). C’est terrifiant. S’il écrit « Cher », c’est une victoire terrible sur lui-même, quelque chose comme Austerlitz sur sa propre nature, un domptage-étalon. Un jour, très en forme, il a commencé : « Je m’apprête à » Bon début, fils ! La missive était bien partie ! Tout à coup, écœuré totalement, il poursuivit : « Je m’apprête à RIEN », se leva et laissa pour toujours sur le bureau ce document psychique de la plus haute valeur.
     Parler sérieusement à ce type ? C’est ambitieux. Mon père ne construit rien quand il parle, c’est de l’eau : on rentre dans ses phrases, déjà en haillons, méfiants comme dans un brouillard, dans une jungle au sol de vase : on n’est pas sûr où mettre les pieds, c’est que des lagunes molles, instables, Byzance, rien n’est défini : il n’y a pas de base. Je n’ai jamais vu dans ma vie quelqu’un ne pas être devant lui inquiet, surpris, effrayé, écœuré ou, dans le pire des cas, hostile. Personne – et lui le premier – ne sait où il va aller, où il va nous entraîner dans ses phrases boas pleines de canards, maladroites, hésitantes, fausses et pitoyables. C’est ce qui donne à son côté « homme de spectacle » cet extraordinaire suspense plein de charme : va-t-il être génial ou nul, va-t-il s’emmêler les pinceaux ou poser une touche définitive ? Les deux à la fois quelquefois, ou même l’un après l’autre, comme pour se détruire… Complètement imprévisible, même à ses plus proches, Byzance est de toute façon un très mauvais comédien : pas assez naturel ou pas assez théâtral, aucun intérêt pour sa propre efficacité : d’abord, parce qu’il ne se connaît absolument pas lui-même, et aussi parce qu’il n’a jamais travaillé ses talents : tout reste en lui à l’état d’ébauche, innés atouts usés, soumis au hasard. Ça vient de tous ses pères, sa feignantise congénitale : c’est fou ce qu’il a travaillé pour ne rien faire : une telle accumulation de paresse ne peut s’expliquer que par un atavisme profond.
     Byzance, qui peut être le type le plus drôle du monde, retombe entre deux traits d’esprit dans l’abrutissement sinistre d’un inspecteur de la Répression des fraudes. Il est très bon dans les mots courts. C’est pas un long conteur, encore moins un « foisonnant » : il s’épuise vite, il digresse, il se perd dans les relatives et les conjonctions surtout : dès qu’il fait attention à sa propre subtilité, ça l’émeut, il perd le fil. Ariane elle-même, lasse de le voir hésiter, se saque vite au loin, hop ! C’est pas un lyrique mon père, pas du tout : c’est pas un descriptif. Incapable de dresser un décor, des personnages, de jouer avec son pouvoir d’évocation, de composer ses nuances. Zéro. Aucun goût non plus de la métaphore ou du lieu commun comme ma mère. C’est le roi de la remarque piquante recouverte d’une tonne de sucre, et qui fait mouche. Loukoums empoisonnés ! Je n’ai jamais vu quelqu’un remarquer à quel point ses petits mots pseudo-anodins peuvent être blessants. Parce qu’il ne faut pas croire : trop fainéant pour être méchant, mon père n’a pas moins en lui une sorte de mépris déguisé en humilité, un orgueil naïf, une certitude d’avoir raison, pas du tout affichée, et enrobée lâchement par une gentillesse très légèrement écœurante par laquelle il se réconcilie pour un côté à la crouillasserie de sa nature ! Ça lui suffit pour ne plus douter de sa « violence ». Il a une manière de virilité de la sympathie, et il dit des choses énormes qui passent très bien. Vexer à côté de la plaque lui suffit pour se sentir fort, non enculé par le monde.
     Le système de jeux de mots de mon père est très particulier : il joue sur l’abattement, le désarroi, les collisions de proverbes, et aussi les homonymies, les métalepses, les antiphrases étranges, de nouvelles métathèses et d’invraisemblables apocopes bancalo-monkiennes. Byzance est surtout un comique de situation : paradoxalement, il a des audaces de corps que je n’ai pas. Mon père n’hésite pas à prendre une femme dans ses bras pour faire un bon mot. Aucune galanterie ne lui échappe. Tous ses baisemains font mouche. Il n’est pas grivois, ni sensuel, ni sexuel, encore moins équivoque : ses compliments restent coquins, gloussifs : il aime la forme que peut prendre la courtoisie envers les femmes plutôt que les femmes en elles-mêmes. Moi, si j’amuse une femme, c’est toujours très intéressé : chaque fois qu’une femme rit, je pense dégueulassement au fond de sa culotte, car je sais d’expérience que les secousses du rire chez une femme relâchent l’anus, les nouilles et entrouvrent très légèrement les plèvres.

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