• VI - VIVRE ET Cie (3) 1/2

    Où est la mort ? Je ne suis jamais allé à un enterrement, et je me désole à l’idée que le jour viendra où les sinistres événements me pousseront à pleurer sur la froide dalle d’une tombe trop chère, puérilement et magnifiquement comme tous les êtres humains. J’espère mourir avant. Tous les cimetières sont laids, heureusement : s’il y en avait de très beaux, ça donnerait envie d’y mourir. C’est leur affaire aux morts, ça les regarde : qu’ils crèvent dans leur éternité. La mort, c’est le moment où l’on meurt, après et avant ce n’est plus la mort, c’est autre chose ! S’il suffisait de vivre pour être vivant, la mort serait extraordinaire ! La vie pour eux, c’est comme un camp de la mort. Et le plus infernal qui soit, aux miradors très attentifs : que personne ne puisse s’enfuir de leur existence pourrie, que personne ne sorte de la vie, que tout le monde reste bien sage dans leur précieuse vie de trique et de trime, de bosse ou de cosse, de noce et de stupre, de luxe et de lucre et de sucre…
     Les bouchers, par exemple, ont quelque chose à dire sur la mort. Il y a tout un problème moral dans les abattoirs. Ils savent, eux, qu’un bifteck n’est pas tout à fait mort. Ce sont les plus grands spécialistes de la mort, parce qu’ils la suivent dans tous ses déplacements. Du pistolet d’abattage au beau gigot : c’est la course poursuite avec la pourriture. On peut même voir dans la boucherie une certaine mystique : chaque boucher en vendant sa viande a toujours peur qu’elle continue à bouger. Il vend pour mort ce qu’il sait vivre encore. Finalement, la vraie mort de la viande pour lui, c’est quand il la vend. De là que les bouchers danois, au temps où Léon Bloy le remarque, laissent aux clients le soin de découper eux-mêmes leurs morceaux « comme des bêtes féroces ». La profession de foi des bouchers catholiques est nettement plus angoissée : le consommateur achète à la viande une certaine fraîcheur, détenant par là le bastion le plus religieux de son activité humaine, communiant fidèle d’un corps de Christ, denrée éminemment périssable, déjà dépecée, désossée, attendrie… C’est ça : la viande qui se saumoné est celle qui n’a pas ressuscité à temps.
     Les végétariens sont les plus grands hérétiques, car ils refusent de se glisser, par une communion solennelle et Carnivore, dans ce moment subtil, ce passage de trépas à vie que tout hamburger sublime : la prépourriture. Être catholique, c’est manger de la viande, car on exige alors d’un corps mort qu’il nous donne assez de vie pour l’avaler. Ni vivante, ni pourrie : nous ne vivons qu’aux crochets de la mort. Toute notre existence se situe, comme la viande, dans cet intervalle, ce petit espace comestible de fraîcheur, entre la mort et la pourriture. Plus frais que la fraîcheur, c’est la vie.
     Je suis intéressé par les problèmes de boucherie : j’y trouve une énormité philosophique que ma vénération pour Soutine, dont l’œuvre n’est qu’une apologie troublée de la vie des viandes mortes, couronne.
     J’imagine en bandant la dramaturgie de l’ancienne Villette, le plus beau décor de tous les temps, avec ses échaudoirs bondés, ses salles d’abattage aux précaires hygiènes, toute cette chorégraphie de garçons de boucherie errant dans le brouillard d’évaporation des carcasses, le merlin à la main… Féerique ! À travers la buée mauve maculée de sang, les transports de bœufs prétendument morts, déshabillés au fendoir comme un strip-tease au hachis de la cisaille, comme une haute couture périssable, les veaux « soufflés » à la musique, toutes les dépouilles travaillées minutieusement comme par des bijoutiers, des orfèvres-chevillards ! Fatch ! Il y aurait tout un film kitsch à torcher dans ces locaux, parmi les rats, les abats fiévreux, enrubannés tous des relents de « maturité express »…
     Rien de moins sûr que la mort. Le mourant n’y croit pas plus que les vivants. Le mort s’en fout. Les plus malheureux sont ceux qui restent : un mort de plus ! C’est la litanie de chaque rescapé. Ainsi mon livre, de son projet à son « achevé d’imprimer », en passant par toutes ses ratures et son « bon à tirer », de combien de morts a-t-il été forcé de se charger, comme une charrette de condamnés ? Je ne parle même pas des illustres inconnus que mon émotion dévoile, mais de ceux, plus publics, que l’inexistence soudaine supporte : sportifs tragiques, vedettes de cinéma, grands savants, pianistes, vieilles femmes, jeunes ministres, voyous ou policiers téméraires… La Mort des autres est bien vivante. Vivante pour cause de décès ! C’est aussi bête que ça.
     Si la mort pouvait n’être qu’un battement de cœur qui s’arrête, la vie serait extraordinaire. Malheureusement, tous les poulets qui courent sans tête prouvent par leur fuite l’inexactitude de la mort, son brouillon bâclé. On devrait marcher sur les traces des volailles décapitées : dans ce bref zigzag réside le secret de toute existence. Et je ne parle pas, au risque de vous effrayer, des clins d’yeux des têtes d’assassins après l’échafaud : les corbeilles sont pleines de ces caboches à qui il ne manque que la parole. Géricault dans certains de ses tableaux a compris ça au plus haut point. Les zigouillés qui guinchent : ça, c’est de l’audace ! Les guillotinés sont les plus grands dragueurs. La tête de Landru aurait eu un succès fou : elle aurait fait plus de ravages que sur ses épaules. Aucune femme ne résiste aux après-derniers messages d’une tronche coupée : toutes les Salomés vous le diront. La tête de Maximilien Robespierre n’a rien pu dire avec son maxillaire broyé : mais, rassurez-vous, elle n’en pensait pas moins. Louis XVI a laissé couvrir ses derniers mots parce qu’il avait mieux à dire après. Saint-Just n’a pas eu confiance en la mort : c’est tout le drame de la Révolution française. La mini-conférence sur l’Échafaud, avant ou après la décollation ? La parole est à la tête ! C’est même toute la question de l’art oratoire en général. Toutes les conférences devraient finir dans un panier. Il y a un commencement à tout.

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