• VII - BÉATRICE ENCULÉE (1)

    « Pleurez amants puisqu’Amour même pleure. »
     Dante.
     J’ai horreur des amis. Aucun sentiment ne me donne plus envie de vomir par terre que l’amitié. Je suis très content de n’en avoir jamais eu. D’ailleurs, on ne peut pas me mettre la main sur l’épaule : ça glisse… Tous ceux qui se sont approchés de moi avec l’air de l’amitié, je les ai éliminés les uns après les autres à coups de ce que j’appellerais mon « anti-tact ». J’ai le chic pour vexer à jamais les emmerdeurs. Pourtant, je suis très accessible apparemment. Je passe pour une espèce de sauvage sociable. J’ai toujours eu ce mélange d’indulgence et d’intransigeance. En vérité, c’est que je suis très optimiste pour les autres et très pessimiste pour moi. Je tolère pour eux des choses que je ne m’autoriserais jamais. J’ai une insupportable manie de vanter les mérites les plus minables. À l’agonie, je trouverai encore le moyen de faire l’article de la mort ! Je prends un malin plaisir à pousser les autres dans un optimisme, une joie de vivre qui moi me dégoûte. Ce qui me permet de supporter les autres, c’est une énorme haine vague, un irrépressible goût de vengeance que je reporte à plus tard, c’est-à-dire à jamais, c’est-à-dire pour toujours. Je ne passe pas, je ne pardonne jamais, mais j’oublie très facilement : je suis rancunier mais d’une rancune compliquée, tumultueuse, voyageuse et presque amoureuse à force d’assiduité ; je dépose un peu de rancune sur eux que je reprends ensuite, que je reprise en les revoyant.
     La plupart des êtres que j’ai eu le malaise de côtoyer m’ont confirmé qu’ils ne faisaient que se défendre. Ils croient attaquer mais ils se défendent. Comme s’il y avait quelque chose en soi à défendre ! Moi, je peux dire que je suis un des rares types que j’ai rencontré dans ma vie qui attaque vraiment. C’est peut-être que je n’ai jamais eu à me défendre. Quand on n’a jamais souffert de la faim, de la misère, de l’humiliation, de la guerre, du mauvais sort, de la honte, on n’a aucune raison de se défendre pour faire semblant d’attaquer. Cependant, je n’ai pas du tout conscience de faire mal à quelqu’un. Mon acidité est tout à fait désintéressée. Je n’attaque pas par calcul. J’attaque par transe. J’ai le coup de poing magique. Je suis possédé. Je m’envole dans mon lyrisme et je ne vois pas que les autres ne me suivent pas dans mes vingt-sixième, vingt-septième degrés. Ça ne leur fait pas plaisir. Mais choquer reste abstrait pour moi. Si je suis provocant, ce n’est pas pour offusquer des espèces de Margaret Dumont, c’est pour que mes « victimes » se reconnaissent et en souffrent vraiment, pour qu’elles révèlent plus splendidement leur saloperie, leur poufiasserie interne. L’homme n’aime pas se savoir trop humain, surtout par un autre ! Moi qui n’arrive jamais vraiment à réagir aux choses d’une façon physique (le Dadon est presque hypotonique), j’apprécie beaucoup quand je parviens à ébranler un être, le renverser dans une situation. Quand je délarde, quand je vaccine, ce n’est pas par plaisir, je n’ai pas de plaisir. J’ai besoin de remettre les esprits dans leur mort et la mort dans les esprits, j’ai besoin de monter la fièvre, d’exploser les thermomètres, d’excéder les thermostats, de surchauffer les thermos : j’ai besoin d’installer dans toute situation une fébrilité, une tension dramatique, un vent de Tragédie, sinon je suis non pas malheureux (je suis toujours malheureux) mais accablé de mauvaises ondes, et cela je ne le veux sous aucun prétexte. Car je tiens à la pleine possession du lyrisme de la vie. Les mots qui blessent, la violence des compliments, la révélation publique d’un sentiment que l’interlocuteur essayait de cacher, l’intolérance, l’envahissant délire, la crudité et la délicatesse, le mordant et puis la morbidité, les fous rires, l’injure, bref toute ma cargaison d’habitudes psychiques et verbales, tout cela m’aveugle au point de croire que les autres prennent tout ce que dis à la rigolade. Moi quand je rencontre un être, j’essaie toujours de l’imaginer dans une situation tragique, et je vois se dessiner devant moi le drame de sa furtive silhouette anticipée, vulnérable, abattue, sans force, en larmes. Alors, et seulement alors, je peux lui parler !
     Se mouvoir entre les êtres sans communiquer. La communication, c’est la pauvreté de l’être humain autour d’une table, avec son wagon de tics et sa dizaine d’expressions autour de laquelle il tourne à vide. Des grimaces ornent en sutures ces visages sales. On peut discuter des heures, on reviendra toujours à soi. Toujours sûrs d’avoir raison, parce que entre soi et l’autre, on finit toujours par se choisir. Les amis, ça me rappelle toujours le réveillon. Quel mot horrible ! Il m’a toujours blessé. Réveillon ! Aiguillon ! Même dard exaspérant, titillante épine, poignard, écharde : autour d’une date abjecte, les amis bâfrent comme autant de frelatés frelons, taons et abeilles énormes, guêpes de taille ! Les amis ont tous des aiguillons plantés dans votre saloperie. Il faut s’en débarrasser le plus tôt possible et rentrer en soi pour ne plus en sortir jamais.
     La communication avec les autres aboutit à une dispersion de soi. Dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tuer. On est effrayé quand on pense aux centaines de larveux avec lesquels les circonstances, les devoirs, les faiblesses nous ont forcés de nous compromettre. Moi, j’étais le type se croyant assez sali pour passer quand même ma vie à effacer ces petits riens de l’existence, ces rencontres fortuites, ces quelques minutes qui ne me ressemblent pas. C’est pour moi le seul péché inexpiable, l’irrattrapable honte, l’irrécupérable enflurerie, et je voudrais pouvoir vous persuader que toute victime des compromissions hasardeuses n’aurait pas assez de son suicide pour se racheter.
     Les gens qui ont des affinités n’expriment pas le besoin de se voir. Ce sont les autres qui meurent de partager quelque chose. Les atomes crochus restent dans le vide, suspendus, passifs, pensifs. Ceux qui ont la même vision n’ont aucune raison de la décortiquer. Ils se sont tout dit. Ils vivent dans des solitudes parallèles…
     Le sexe est en fait la seule collision possible. On ne se rentre pas l’un dans l’autre si l’on ne se pénètre pas.

    « Du Kosovo à l'Ukraine, la stratégie américaine dévoilée - Jacques HogardMoon Isabelline »
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