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    La pensée philosophique ne s’est pas suffisamment souciée du problème du mal : la pensée moderne moins encore que la pensée antique. Il existe néanmoins toute une série de tentatives pour rechercher l’origine du mal. Dans ces tentatives la pensée philosophique s’est du reste toujours unie à la pensée religieuse. Tout essai de connaissance du mal par la raison, même s’il s’agit d’une doctrine théologique basée sur la Révélation, fait disparaître du problème du mal tout son contenu problématique et mystérieux ; il aboutit toujours ou à justifier ou à nier le mal. Le mal est absolument irrationnel et sans fondement, il n’est déterminé ni par le sens, ni par la raison. On peut se demander quelle est la cause du mal, car c’est le mal qui a fait naître le monde de la nécessité, de l’enchaînement, où tout est soumis à la causalité. Or le mal originairement se lie à la liberté, non à la causalité. Si étrange que cela puisse paraître, telle est la ressemblance entre le mal et l’esprit. La liberté est indice du mal autant que de l’esprit, et c’est le mal pourtant qui détruit et l’esprit et la liberté. Il est vrai que le mal vient de l’esprit et non pas de la matière. En disant que la cause du mal est la liberté, nous signifions que le mal est sans cause. Liberté signifie ici absence de cause. Ce n’est qu’ensuite, par ses conséquences, que le mal tombe au pouvoir de la causalité. Le mal peut être cause, mais il est lui-même sans cause. La liberté est l’ultime mystère. La liberté est irrationnelle. Elle donne également naissance au mal et au bien, elle ne choisit pas, mais engendre. Il est impossible d’élaborer un concept rationnel de la liberté, elle succombe à toute définition rationnelle. C’est ce qu’on appelle un concept-limite (Grenzbegriff). Le mal est sans cause, sans raison d’être, il naît de la liberté.

    De même on ne saurait dire que Dieu est une cause, que l’action de Dieu sur le monde et sur l’homme est celle d’une cause engendrant des effets. Dieu est liberté et non cause. Ainsi s’éclaire la tragédie divine. La tragédie divine se transforme eu comédie divine, si on construit un système de pensée où tout descend du haut vers le bas, où tout vient de Dieu et est embrassé par Dieu.

    Nicolas BERDIAEV, Esprit et Réalité, 1937. *

     

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  • La fidélité, de ce fait, est incluse dans l’amour de la femme, elle découle de la définition même de cet amour : chez l’homme elle peut facilement naître à la suite de son amour, - et cela si peu que l’on aurait quelque droit de parler d’une contradiction naturelle entre l’amour et la fidélité chez l’homme : lequel amour n’est autre chose qu’une volonté d’avoir et non point un renoncement ni un abandon : or la volonté d’avoir cesse régulièrement, dès qu’il y a possession. .. En réalité, chez l’homme, lequel ne s’avoue que rarement et tardivement cet avoir, c’est la soif plus subtile et plus soupçonneuse de posséder qui fait subsister son amour : de la sorte, il est même possible qu’il s’accroisse encore après l’abandon de la femme - l’homme n’admet pas aisément qu’une femme n’ait plus rien à lui abandonner.


    Friedrich Nietzsche *
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  • ( un texte très pénétrant du philosophe russe Valdimir Soloviev (1853-1900) sur le problème du mal)

    «Dans la lumière de la vision idéale on ne se sent pas séparé et l’on ne se prétend pas tel: le feu douloureux de la volonté personnelle s’éteint, et l’on a conscience d’être en union essentielle avec tout le reste. Mais pareil état idéal est éphémère; en dehors de ces instants lumineux, notre unité idéale avec tout le reste est à nos yeux illusoire et sans grande importance, et nous ne reconnaissons alors pour véritable réalité que notre moi séparé et particulier; nous sommes renfermés en nous-même, impénétrables à autrui, et autrui nous est pour cette raison impénétrable à son tour. Admettant en théorie qu’il possède lui aussi un être intérieur subjectif et existe pour soi, nous n’en tenons pas compte dans les relations pratiques réelles, et dès lors tous les êtres ne nous apparaissent plus comme des personnes vivantes mais comme des masques vides. (*)

    Cette relation anormale avec toutes choses, cette affirmation de soi exclusive, cet égoïsme, tout-puissant dans la vie pratique quoique rejeté en théorie, cette attitude qui consiste à s’opposer à tous les autres et à les nier pratiquement, c’est ce qui constitue le mal fondamental de notre nature, et comme il est propre à tout ce qui vit, comme tout être — bête, insecte ou brin d’herbe — se sépare, dans son existence particulière, de tout le reste et aspire à être tout pour soi, engloutissant l’autre ou le rejetant (ce qui est à l’origine de l’être extérieur et matériel), il s’ensuit que le mal est le propre de l’ensemble de la nature; en effet, celle-ci n’étant — notamment dans son contenu idéal ou ses lois et formes objectives — qu’un reflet de l’idée uni-totale, elle apparaît — précisément dans son existence réelle isolée et séparée — comme quelque chose d’étranger et d’hostile à cette idée, comme quelque chose qui ne devrait pas être ou qui est mauvais, et mauvais dans un sens double; car si l’égoïsme, c’est à dire l’aspiration à substituer le moi exclusif au tout, ou à tout supplanter, est le mal par excellence (le mal moral), l’impossibilité fatale d’actualiser véritablement l’égoïsme, c’est-à-dire l’impossibilité, tout en restant dans son exclusivité, de devenir réellement tout, représente la souffrance fondamentale, loi générale dont toutes les autres souffrances sont des cas particuliers. En effet, le fondement général de toute souffrance, morale ou physique, consiste pour le sujet à dépendre de quelque chose d’extérieur, d’un fait externe qui le ligote et l’oppresse violemment. Or pareille dépendance extérieure serait évidemment impossible si ce sujet se trouvait en union intérieure réelle avec tout le reste, s’il se sentait en toutes choses: rien ne lui serait alors absolument étranger et extérieur, rien ne pourrait le limiter ni l’opprimer. Se sentant en accord avec tout le reste, il percevrait toute action exercée sur lui comme conforme à sa volonté propre, comme agréable et, par conséquent, il ne pourrait pas éprouver de souffrance réelle. *

    De ce qui précède, il ressort clairement que le mal et la souffrance ont une signification intérieure subjective, qu’ils existent en nous et pour nous, c’est-à-dire en et pour tout être. Ce sont des états de l’être individuel, à savoir que le mal est un état de tension de la volonté qui n’affirme que soi et nie le reste, et que la souffrance est la réaction nécessaire de l’autre à cette volonté, réaction que l’être qui s’affirme lui-même subit involontairement et inévitablement, et qu’il ressent comme souffrance. De la sorte, la souffrance, qui constitue l’une des marques caractéristiques de l’existence naturelle, n’est qu’une conséquence nécessaire du mal moral. (...)

    Ce monde qui, selon l’Apôtre, gît tout entier dans le mal, ce n’est pas un monde nouveau absolument séparé du monde divin et constitué d’éléments essentiels distincts, c’est seulement un mauvais rapport entre ces mêmes éléments qui constituent aussi l’être du monde divin. La réalité mauvaise du monde naturel résulte de l’état hostile et séparé de ces mêmes êtres qui, dans leur rapport normal, à savoir dans leur accord et leur unité interne, entrent dans la composition du monde divin. En effet, si Dieu, en tant qu’absolu ou parfait, contient en soi tout ce qui est, tous les êtres, il ne peut y avoir d’êtres dont l’existence reposerait ailleurs qu’en Dieu ou qui seraient substantiellement extérieurs au monde divin; par conséquent, l’opposition de la nature à la Divinité ne peut résulter que d’un autre état, d’un déplacement de certains des éléments fondamentaux qui demeurent substantiellement dans le monde divin.»
    *
    Vladimir Soloviev, Leçons sur la divino-humanité, Cerf, 1991

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  • Il n’y a qu’un seul monde et il est faux, cruel, contradictoire, séduisant et dépourvu de sens. Un monde ainsi constitué est le monde réel. Nous avons besoin de mensonges pour conquérir cette réalité, cette “vérité”.

    Friedrich Nietzsche *

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