• Comme il a eu une belle mort

    Jusqu’au dernier moment il ne céda pas. Il faisait tout lui-même ; il tâchait de travailler,  écrivait, m’interrogeait sur mes travaux, me donnait des conseils. Mais il me semble qu’il faisait tout cela non spontanément mais par principes. Une seule chose, la nature, resta jusqu’au bout. La veille, il alla dans sa chambre, et, de faiblesse, tomba sur son lit, près de la fenêtre ouverte. Je vins. Il me dit les larmes aux yeux : « Quelle jouissance j’ai eue maintenant, toute une heure ! » On le prit de la terre pour le remettre dans la terre.Il ne reste qu’une chose : l’espoir vague que là-bas, dans la nature dont on deviendra partie, dans la terre, quelque chose subsistera. Tous ceux qui ont été témoins de ses derniers moments disent : « Comme il a eu une belle mort, calme, douce ! » Mais moi je sais avec quelles souffrances il est mort, car pas un seul de ses sentiments ne m’a échappé. Mille fois je me suis dit : « Laissez les morts ensevelir leurs morts », mais il faut dépenser de quelque façon les forces qu’on possède encore. On ne peut pas commander à la pierre de tomber en haut au lieu de tomber en bas où elle est attirée. On ne peut pas rire d’une plaisanterie  qui ennuie. On ne peut pas manger quand on n’a pas faim. Pourquoi tout cela, si demain doivent commencer les souffrances de la mort avec toute la lâcheté du mensonge, de la tromperie de soi-même ; si tout se termine par le néant, par le zéro ? Drôle de plaisanterie ! Sois utile, sois vertueux, sois heureux tant que tu vis, se disent les hommes, et loi, et le bonheur et la vertu et l’utilité consistent en la vérité. Et la vérité que j’ai acquise pendant les trente-deux années de mon existence c’est que la situation où nous sommes placés est horrible.

    « Prenez la vie telle qu’elle est. Vous vous êtes placés dans cette situation », dit-on. Comment donc prendre la vie telle qu’elle est ! Dès que l’homme arrive au degré supérieur de son développement, il voit clairement que tout est gâchis, tromperie, et que la vérité qu’il aime cependant mieux que tout, est terrible, qu’aussitôt qu’on l’apercevra nettement on se réveillera et dira avec horreur, comme mon frère : « Mais qu’est-ce que c’est ? » Mais, sans doute, tant qu’existe le désir de savoir et de dire la vérité, on tache de la connaître et de la  dire. C’est la seule chose qui me soit restée de ma conception morale et au-dessus de quoi je ne puis me placer. C’est la seule chose que je ferai, seulement pas sous forme de votre art. L’art, c’est le mensonge, et moi, je ne puis déjà plus aimer le beau mensonge.

    Je vivrai ici tout l’hiver pour cette raison qu’il m’est tout à fait égal de vivre n’importe où. Écrivez-moi je vous prie. Je vous aime comme mon frère vous a aimé et s’est souvenu de vous jusqu’au dernier moment.

    "Correspondance inédite" L. Tolstoï

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