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Confesse ... (7)
C'est pourquoi, au lieu de faire l'éloge du bois, il me faut confesser combien je devenais mauvais, malgré tout(ou en dépit de moi-même), dans ce Siom où je vivais au-delà des évidences premières que constitue l'ensemble des choses visibles, des sons et des odeurs: un monde que je connaissais si bien, mètre par mètre, que je pouvais m'y déplacer sans trébucher, par la plus noire des nuits, lentement, guidé par les sons, les odeurs, la plus ou moins grande tiédeur emmagasinée dans les murs; un monde que j'ai encore aujourd'hui le plus grand plaisir à parcourir en pensée, les yeux clos, allongé sur mon lit, avec une précision dont nulle écriture n'est peut-être capable, l'art n'étant d'ailleurs pas au service d'un tel cadastre ni d'une obsession pareille. Je refais pas après pas tel trajet à l’intérieur de la maison Bugeaud qui n'existe plus telle que je l'ai connue, mais qui s'élève encore en moi, dans la nuit où je la parcourais et où le moindre bruit retentissait si fort que c'est à peine si j'osais rester lire dans l cuisine, les pieds dans un des fours de la cuisinière où le feu se mourait doucement et où je me trouvais si à mon aise, surtout quand il pleuvait au-dehors (et qui n'a pas connu le bonheur de lire pendant des heures, la nuit, en entendant le crépitement de la pluie sur le toit dans le grand silence, n'a rien connu des rares plaisirs de ce monde) ... Un silence si parfait qu'on entendait son propre sang siffler aux oreilles, et que, si j'avais tourné le commutateur, le seul bruit de la minuterie réglant le temps de lumière aurait suffi à faire se retourner les dormeurs dans leur sommeil, réveillant la chienne qui dormait au pied du lit de Berthe-Dieu et se mettait à japper, m'obligeant à me déplacer avec des précautions de chat, à devenir le troisième chat de la maison, et non plus le garçon de peine, le petit-neveu, l'héritier présomptif, ni même l'enfant que le couple Berthe-
Dieu n'avait pas eu: un animal nocturne, méfiant, prêt à porter un coup de couteau à quiconque se trouverait sur son passage, par peur autant que parce que(je le découvrais avec une horreur qui me poussait à retourner au plus tôt à mes livres) c'était dans ma nature, cruelle et noire, et une façon de préserver mon innocence; un animal proche des grands félins, se mouvant sans bruit, retenant son souffle, touchant à peine les objets, les murs, la rampe, ayant compris que, plus sûrement qu'en cherchant à y voir à tout prix, on se déplace dans le noir en avançant d'après la chaleur réfractée pas les obstacles ou par la différence thermique entre divers endroits autant que par la connaissance diurne des lieux, sachant en outre quelle marche, latte ou porte grinçait et comment l'éviter, et me sentant coupable, moi, d'être encore là, sans dormir, et plein de rancœur pour ceux qui m'empêchaient de vivre comme tout un chacun, me disais-je sans aller jusqu'à mesurer ce que cet agacement cachait de haine, et que j'eusse été capable, faut-il le redire, s'ils m'avaient surpris dans le noir, de tuer, aussi bien les Berthe-Dieu que la chienne ..."Ma vie parmi les ombres" Richard Millet
Tags : sans, noir, bruit, peine, moi
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