• Hors de la terre au bord de la grande route. Elle était entourée d’arbres, encadrée d’une herbe épaisse. Ses eaux, pures comme des larmes, étaient recueillies dans un bassin creusé dans la pierre d’où le trop-plein débordait pour former un ruisseau qui, rapide, courait à travers un pré.

    Les voyageurs reprirent haleine, à l’ombre, près de la source dont ils burent les eaux. Juste au-dessus d’elle une pierre était dressée, sur laquelle ces mots étaient écrits :

    Que cette source soit ton modèle !

    Les voyageurs ayant lu l’inscription, se demandèrent quel pouvait bien en être le sens.

    L’un d’eux, un marchand évidemment, dit :

    – C’est là un bon conseil. La source coule sans arrêt, elle va loin, elle recueille l’eau d’autres sources, elle devient une grande rivière. L’homme doit, comme elle, s’occuper sans cesse de ses affaires ; s’il le fait, il ne connaîtra que les succès et amassera beaucoup de richesses.

    Le second voyageur était un jeune homme.

    – Non, dit-il. Selon moi, l’inscription signifie que l’homme doit garder son cœur des mauvaises pensées et des désirs mauvais, afin de le conserver aussi pur que l’eau de cette source. Telle qu’elle est, son eau, à ceux qui, comme nous, se reposent auprès d’elle, donne de la joie et leur rend des forces. Tandis que ce ruisseau pourrait bien parcourir toute la terre, si son eau était trouble et sale, quel service rendrait-il et qui s’y désaltérerait ?

    Le troisième voyageur, un vieillard, sourit et dit :

    – Ce jeune homme a dit vrai. Et voici la leçon que nous trouvons ici : à qui a soif, la source est toujours prête à donner son eau pour rien ; elle dit à l’homme : fais du bien à tous, que tes dons soient gratuits et n’attends en retour ni reconnaissance, ni récompense.

     

    Léon Tolstoï Contes et nouvelles *

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  • "Le méchant doit vouloir le Mal pour le Mal, et...c'est dans son horreur du Mal qu'il doit découvrir l'attirance du Pêché (telle est la notion du Mal radical que, selon Sartre, ont fabriqué les "honnêtes gens"). Mais si le Méchant "n'a point horreur du Mal, s'il le fait par passion, alors...le Mal devient un Bien. Par le fait, celui qui aime le sang et le viol, comme le boucher de Hanover, celui-là est un fou criminel, mais ce n'est pas un vrai méchant".

    Sartre *

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  • A la fin de juin 1862, Dostoïevski arriva en Angleterre. Paris lui avait semblé mesquin et médiocre, alors que Londres enchanta aussitôt ses yeux de visionnaire, son imagination éprise de grandeur, sa frénésie de rêveur, son intelligence amie des antithèses, des contrastes et des contradictions.

    Cette ville immense comme une mer, cette ville ténébreuse et stridente, cette ville affairée nuit et jour, avec les sifflements et les hurlements de ses machines et des voies ferrées construites au-dessus et au-dessous des maisons, la terrible audace de ses entreprises et son apparent désordre; la richesse de la City et la population sauvage, à demi nue, de Whitechapel; le brouillard jaune et sombre, marron, noir et rouille, à travers lequel transparaissaient les pales rayons d'un soleil exténué et presque éteint; les maisons où le gel avait laissé des plaques, les arbres squelettiques, la lumière sourde, livide et surnaturelle des becs-de-gaz fascinèrent à jamais son cœur empoisonné. Il se promena, aux côtés d'Herzen, le long de la Tamise, ce "Styx aux flots d'ébène". Les péniches tendaient leurs voiles noires comme des ras menaçants; les ombres des bateaux sur le fleuve étaient pareilles à des objets noirs et solides. Mais là, dans cette fumée, dans ce noir, sur ces rives où chaque soir la marée abandonnait des flaques d'eau infectée et stagnante, se trouvait le centre du commerce mondial. Il entendit le bruit sourd des chaînes, le grincement des grues et le fracas des wagons qui remplissaient et vidaient les gigantesques dépôts de marchandises; il vit les câbles, les poulies, les ballots, débarquement, les crochets, les monte-charges pareils à des gibets et les innombrables mâts qui perçaient de leurs pointes la sinistre prison du ciel.

    Il alla à Kensington, où l'on avait construit le Palais de l'Exposition universelle: celui que, dès lors, il appela toujours le Palais de Cristal, un gigantesque crustacé qui étendait au milieu des parcs royaux ses membres et ses pinces de verre et de fer, ses tours-pagodes effilées, ses énormes coupoles à facettes, où étaient réunis tous les exemples du travail humain. Il regarda les millions d'hommes, qui affluaient docilement de tous les points du globe - calmes et silencieux, venus avec une seule pensée, semblables à un "troupeau unique" gouverné par un mystérieux berger. Et, soudain, il eut peur, comme devant un spectacle d'Apocalypse. Il eut l'impression qu'en cet instant quelque chose s'était définitivement accompli sous ses yeux. Baal avait vaincu; et entre les murailles de fer et de verre, sous le ciel fuligineux, sous le soleil exténué et éteint, il admira son esprit orgueilleux, superbe et puissant, aveugle et obstiné, tranquille et méprisant, orgueilleusement convaincu de son triomphe. La Raison, le Progrès, la Matière, l'Industrie, l'Utilité, l'Intérêt, le Nombre - tous les idéaux de son temps qu'il n'aimait pas - étaient là, incarnés dans ce crustacé monstrueux. Devant son triomphe, il pensa à l'ennui qui bientôt, comme la lente marée bourbeuse et empoisonnée de la Tamise, s'étendrait sur la terre, et sentit s'éveiller à nouveau en lui son vieil amour pour la destruction et le chaos.

    Il voulut connaître le sous-sol de l'immense ville de fumée, l'autre spectacle d'Apocalypse. Il avait déjà vu la Bête triomphante, il voulait voir maintenant les parias, auxquels personne n'avait donné de palmes et de blanches tuniques, et qui imploraient, debout sous le trône du Très-Haut: "Jusques à quand Seigneur?"

    On lui avait dit que, la nuit du samedi, un demi-million de travailleurs se répandaient dans la ville, pour se regrouper dans certains quartiers, et fêter jusqu'à cinq heures du matin la fin du travail, en se gavant et en s'enivrant comme des bêtes. Une nuit entre une une heure et deux heures, il se rendit à Whitechapel. Dans les échoppes des bouchers et des crémiers, le gaz brûlait, baignant les rues d'une clarté livide. Les brasseries étaient aussi vastes que des palais. Le peuple se pressait, mangeait et buvait dans les tavernes ouvertes et dans les rues. Tous s'enivraient jusqu'à perdre conscience, les femmes comme les maris: et, au milieu de tout cela, les enfants couraient et rampaient. Mais alentour, comme Dostoïevski s'égarait, errant d'une rue à l'autre, demandant vainement son chemin et fixant son regard dans des yeux sans expression, tout était étrangement silencieux: il lui sembla voir le silence envelopper ces gens sinistres, qui buvaient sans joie; et les injures, les rixes sanglantes qui rompaient le silence semblaient rendre celui-ci plus compact et insoutenable.

    "Le Mal Absolu" Pietro Citati

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  • Dans une anecdote devenue légendaire, Tartini a raconté à l'astronome Jérôme Lalande la genèse de cette sonate : Le Songe de Tartini par Louis-Léopold Boilly (1824)

    Devil's Trill:
    Attention

     

    « Une nuit (en 1713), disait-il, je rêvais que j'avais fait un pacte, et que le Diable était à mon service. Tout me réussissait au gré de mes désirs, et mes volontés étaient toujours prévenues par mon nouveau domestique. J'imaginai de lui donner mon violon, pour voir s'il parviendrait à me jouer quelques beaux airs ; mais quel fut mon étonnement lorsque j'entendis une sonate si singulièrement belle, exécutée avec tant de supériorité et d'intelligence que je n'avais même rien conçu qui pût entrer en parallèle. J'éprouvai tant de surprise, de ravissement, de plaisir, que j'en perdis la respiration. Je fus réveillé par cette violente sensation. Je pris à l'instant mon violon, dans l'espoir de retrouver une partie de ce que je venais d'entendre ; ce fut en vain. La pièce que je composais alors est, à la vérité, la meilleure que j'aie jamais faite, et je l'appelle encore la Sonate du Diable ; mais elle est tellement au-dessous de celle qui m'avait si fortement ému, que j'eusse brisé mon violon et abandonné pour toujours la musique, s'il m'eût été possible de me priver des jouissances qu'elle me procurait".

    La Sonate pour violon en sol mineur, plus connue sous le nom de Sonate des trilles du Diable, est une sonate pour violon (accompagnée par une basse continue) composée par Giuseppe Tartini (1692–1770). Ce morceau est réputé être très difficile techniquement, même avec les techniques deviolon actuelles.

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  • Il était mort chef d’un haut tribunal, magistrat intègre dont la vie irréprochable était citée dans toutes les cours de France. Les avocats, les jeunes conseillers, les juges saluaient en s’inclinant très bas, par marque d’un profond respect, sa grande figure blanche et maigre qu’éclairaient deux yeux brillants et profonds.

    Il avait passé sa vie à poursuivre le crime et à protéger les faibles. Les escrocs et les meurtriers n’avaient point eu d’ennemi plus  redoutable, car il semblait lire, au fond de leurs âmes, leurs pensées secrètes, et démêler, d’un coup d’œil, tous les mystères de leurs intentions.

    Il était donc mort, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, entouré d’hommages et poursuivi par les regrets de tout un peuple. Des soldats en culotte rouge l’avaient escorté jusqu’à sa tombe, et des hommes en cravate blanche avaient répandu sur son cercueil des paroles désolées et des larmes qui semblaient vraies.

    Or, voici l’étrange papier que le notaire, éperdu, découvrit dans le secrétaire où il avait coutume de serrer les dossiers des grands criminels.

    Cela portait pour titre :

    Pourquoi ?

    20 juin 1851. — Je sors de la séance. J’ai fait condamner Blondel à mort ! Pourquoi donc cet homme avait-il tué ses cinq enfants ? Pourquoi ? Souvent, on rencontre de ces gens  chez qui détruire la vie est une volupté. Oui, oui, ce doit être une volupté, la plus grande de toutes peut-être ; car tuer n’est-il pas ce qui ressemble le plus à créer ? Faire et détruire ! Ces deux mots enferment l’histoire des univers, toute l’histoire des mondes, tout ce qui est, tout ! Pourquoi est-ce enivrant de tuer ?

    25 juin. — Songer qu’un être est là qui vit, qui marche, qui court… Un être ? Qu’est-ce qu’un être ? Cette chose animée, qui porte en elle le principe du mouvement et une volonté réglant ce mouvement ! Elle ne tient à rien, cette chose. Ses pieds ne communiquent pas au sol. C’est un grain de vie qui remue sur la terre ; et ce grain de vie, venu je ne sais d’où, on peut le détruire comme on veut. Alors rien, plus rien. Ça pourrit, c’est fini. (*)

    suite...

     

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