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Par Cruella le 1 Décembre 2012 à 14:34
C’en est fait! - Nos victoires sur la Nature ne se comptent plus. Hosannah! Plus même le temps d’y penser! Quel triomphe!... A quoi bon penser, en effet? - De quel droit? - Et puis: penser? au fond, qu’est-ce que ça veut dire? Mots que tout cela!... Découvrons à la hâte! Inventons! Oublions! Retrouvons! Recommençons et - passons! Ventre à terre! Bah! le Néant saura bien reconnaître les siens.
O magie! Voici qu’enfin les plus subtils instruments de la Science deviennent des jouets entre les mains des enfants! Témoin le délicieux Appareil du professeur Schneitzoëffer (junior), de Nürnberg (Bayern), pour l’Analyse chimique du dernier soupir.
Prix: un double thaler - (7 fr. 95 avec la boîte), - un don!... - Affranchir. Succursales à Paris, à Rome et dans toutes les capitales. - Le port en sus. - Eviter les contrefaçons.
Grâce à cet Appareil, les enfants pourront, dorénavant, regretter leurs parents sans douleur.
Ah! le bien-être physique avant tout! - Dût-il ressembler à la description que le moraliste nous donne de l’intérieur du couvent dans Justine, ou la Vertu récompensée.
C’est à se demander, en un mot, si l’Age d’or ne revient pas.
Un pareil instrument trouve, tout naturellement, sa place parmi les étrennes utiles à propager dans les familles, à ce double titre: la joie des enfants et la tranquillité des parents.
L’on peut aussi le glisser dans un oeuf de Pâques, le suspendre aux arbres de Noël, etc.
L’illustre inventeur fait une remise aux journaux qui voudront l’offrir en prime à leurs abonnés; il se recommande également aux promoteurs de tombolas; les loteries nationales en redemandent.
Ce bijou peut être placé à propos sous la serviette d’un aïeul dans un dîner de fête - ou dans un repas de noces - ou dans la corbeille, comme présent à la belle-mère, ou même offert, tout bonnement, de la main à la main, aux progénitures de ses vieux amis de la province lorsqu’on désire causer à ceux-ci ce qui s’appelle une charmante surprise.
Figurons-nous, en effet, l’heure de la sieste du soir dans une petite ville. - Les mères de famille, ayant fait leurs emplettes, sont rentrées chacune chez soi. L’on a dîné. - La famille a passé au salon. C’est l’une de ces veillées sans visites, où, rassemblés autour de l’âtre, les parents somnolent un peu. La lampe est baissée, et l’abat-jour adoucit encore sa lumière. Les mèches des bonnets de soie noire dépassent, inclinées, les oreillards des fauteuils. Le loto, parfois si tragique, est suspendu; le jeu de l’Oie, lui-même, est relégué dans le grand tiroir. La gazette gît aux pieds des dormeurs. Le vieil invité, disciple (tout bas) de Voltaire, digère paisiblement, plongé dans quelque moelleux . On n’entend que l’aiguille égale de la jeune fille piquant sa broderie auprès de la table et scandant ainsi la paisible respiration des auteurs de la sienne, le tout mesuré sur le tic-tac de la pendule. Bref, l’honnête salon bourgeois respire la quiétude bien acquise.
Doux tableaux de la famille, le Progrès, loin de vous exclure, vous rajeunit, comme un habile tapissier rénove des meubles d’antan!
Mais ne nous attendrissons pas.
A quoi vont s’amuser, alors, les enfants, au lieu de faire du bruit et de réveiller les parents en courroux, avec leurs anciens jouets, - si tapageurs! - Regardez! - Les voici qui viennent, sur la pointe des pieds, on tip toe, en comprimant les frais éclats de leur fou rire inextinguible. - Chut!... Ils approchent, innocemment, de la bouche de leurs ascendants le petit appareil du professeur Schneitzoëffer (junior)!
— (En France on prononce Bertrand, pour aller plus vite.)
C’est là le jeu! — Pauvres petits!… — Ils s’exercent !… Ils préludent à ce moment (hélas ! auquel il devrait être si normal de s’habituer de bonne heure), où ils feront la chose pour de vrai. Ils usent ainsi, par une sorte de gymnastique morale, le trop poignant du chagrin futur qu’ils éprouveraient de la perte de leurs proches (n’était cette factice accoutumance). Ils en émoussent, à l’avance, le crève-cœur final!
L’ingénieux du procédé consiste à recueillir, dans cet alambic de luxe, bon nombre d’avant-derniers souffles, pendant le sommeil de la Vie, pour pouvoir, un jour, en comparant les précipités, reconnaître en quoi s’en différencie le premier du sommeil de la Mort. Cet amusement n’est donc, au fond, qu’un fortifiant préventif, qui dépure, d’ores et déjà, de toutes prédispositions aux émotions trop douloureuses, les tempéraments si tendres de nos benjamins ! Elle les familiarise artificiellement avec les angoisses du jour de deuil, qui, alors, ne seront plus que connues, ressassées et insignifiantes.
Et comme, au réveil, on embrasse toutes ces chères têtes blondes ! — Avec quelle douce mélancolie ne presse-t-on pas contre son cœur ces gais espiègles!
Pourrions-nous, sans forfaire à notre mandat de philosophe, résister au devoir de le redire ?… Fût-ce à contre-cœur ? — C’est un joyau scientifique, — indispensable dans tout salon de bonne compagnie, — et les services qu’il peut rendre à la société proprement dite et au Progrès prescrivent à tous égards l’obligation de le préconiser avec feu.
On ne saurait trop inculquer au jeune âge - et bientôt, même, au bas âge, - le goût de ce délassement hygiénique.
L’appareil Schneitzoëffer (junior) - le seul dont l’usage donne du ton aux nerfs des enfants trop aimants, - est appelé à devenir, pour ainsi dire, le vade mecum du collégien en vacances, qui en étudiera l’application, l’aimable mutin, entre celle de deux verbes pronominaux ou déponents. Ses maîtres lui indiqueront cela comme devoir à faire. - A la rentrée, le joujou, ce sera pour mettre dans son pupitre.
Heureux siècle! - Au lit de mort, maintenant, quelle consolation pour les parents de songer que ces doux êtres - trop aimés! - ne perdront plus le temps - le temps, qui est de l’argent! - en flux inutiles des glandes lacrymales et en ces gestes saugrenus qu’entraînent, presque toujours, les décès inopinés!... Que d’inconvénients évités par l’emploi quotidien de ce préservatif!
Une fois le pli bien pris, les héritiers, - ayant acquis l’indifférence éclairée, sympathique, attristée, convenable, enfin, - devant le trépas des leurs, - en ayant, disons-nous, dilué la désolation de longue main, - n’auront plus à redouter les conséquences du trouble et de l’ahurissement où la soudaineté des apprêts lugubres plongeait parfois les ancêtres: ils seront vaccinés contre ce désespoir. Une ère nouvelle va s'inaugurer, positivement, à cet égard.
Les obsèques se feront sans trouble, et, pour ainsi dire, à la diable.
Notre devise doit être en toute circonstance (ne l'oublions jamais!) celle-ci: - Du calme! - Du calme. - Du calme.
Ainsi, les intérêts, négligés pendant les premiers jours, l'effarement et le désarroi du moment dont ne profite que la rapacité proverbiale des fossoyeurs - (quels noirs tracassiers!...), - les testaments rédigés à la hâte, et, comme on dit, de bric et de broc, - olographes incompréhensibles sur lesquels s'abat la volée de corbeaux des hommes de loi au grand préjudice des collatéraux, devenus inconsolables, - les suprêmes instructions dictées à l'étourdie par les moribonds, l'incurie de la maison mortuaire, les dilapidations des serviteurs, - que de détriments peut conjurer l'usage journalier de l'appareil Schneitzoëffer (junior)!
On escoffiera les cadavres le plus vivement possible, - et l'on ne s'apercevra même pas, dans la maison, que vous avez disparu. Tout continuera, sur l'heure même, son train-train raisonnable.
Les arts vont s'en ressentir. Grâce à lui, dans quelque dix ans, le tableau de la Fille du Tintoret ne sera plus remarquable que comme coloration, et les marches funèbres de Beethoven et de Chopin ne se comprendront plus que comme musique de danse.
Oh! nous n'ignorons pas contre quels préjugés doit lutter Schneitzoëffer!... Mais, sommes-nous, oui ou non, dans un siècle pratique, positif et de lumières? Oui. - Eh bien! soyons de notre siècle! Il faut être de son siècle. - Qui est-ce qui veut souffrir, aujourd'hui? En réalité? - Personne. - Donc, plus de fausse pudeur ni de sensiblerie de mauvais aloi. Plus de sentimentalités stériles, dommageables, le plus souvent exagérées, et dont ne sont même plus dupes les passants - aux coups de chapeaux convenus devant les corbillards.
Au nom de la Terre, un peu de bon sens et de sincérité! - Quelques grands airs que nous prenions, étions-nous visibles au microscope solaire il y a quelques années? Non. Donc ne condamnons pas trop vite ce qui nous choque, faute d'habitude et de réflexion suffisante! Courageux libres penseurs, mettons à la mode la dignité souriante de la douleur filiale, en l'émondant, à l'avance, de ses côtés écervelés qui frisent, parfois, le grotesque.
Disons plus: la pieuse prostration de l'enfant qui a perdu sa vieille mère, par exemple, n'est-elle pas (de nos jours) un luxe que les indigents, harcelés par une tâche obligatoire, ne peuvent se permettre? Le loisir de cette songerie morbide n'est donc pas de première nécessité: l'on peut, enfin, s'en passer! Les gémissements des personnes aisées sont-ils autre chose qu'un gaspillage du temps social compensé par le travail des classes laborieuses qui, moins favorisées de dame Fortune, renforcent les leurs?
Le rentier ne larmoie sur ses défunts qu'aux frais des besogneux: il se fait offrir, implicitement, le coût social de cette prérogative, les pleurs, par ceux-là mêmes qui n'ont le moyen d'en répandre qu'à la dérobée.
Nous appartenons tous, aujourd'hui, à la grande Famille humaine; c'est démontré. Dès lors, pourquoi regretter celui-ci plutôt que celui-là?... Concluons: puisque tout s'oublie, ne vaut-il pas mieux s'habituer à l'oubli immédiat? - Les grimaces les plus affolées, les sanglots, les hoquets les mieux entrecoupés, les hululations et jérémiades les plus désolées ne ressuscitent, hélas! personne.
Et fort heureusement, même, à la fin!... Sans quoi ne serions-nous pas bientôt serrés, sur la planète, comme un banc de harengs? - Prolifères comme nous le devenons, ce serait à n'y pas tenir. L'inéluctable prophétie des économistes s'accomplirait à courte échéance; le digne Polype humain mourrait de pléthore, - et, - les débouchés intermittents des guerres ou des épidémies une fois reconnus insuffisants, - s'assommer, réciproquement, à grands coups de sorties de bal, deviendrait indispensable si l'on persistait à vouloir respirer ou circuler sur ce globe, - sur ce globe où la Science nous prouve, par A plus B, que nous ne sommes, après tout, qu'une vermine provisoire.
Ceci soit dit pour ces persifleurs, vous savez? pour ces sombres écrivains qu'il faut relire plusieurs fois si l'on veut pénétrer la véritable signification de ce qu'ils disent.
- "Sans douleur! Messieurs! accourez! Demandez! Faites-vous servir! 7 fr. 95 avec la boîte! - Voyez... mesdames et messieurs, voilà l'objet!... L'âme est au fond. Elle doit être au fond! - Le tableau que vous apercevez là, sur la devanture, au bout de ma baguette, représente l'illustre professeur au moment où, débarquant sur les bords heureux de la Seine, il est accueilli par M. Thiers, le Shah de Perse et une foule de personnages éclairés. - L'instrument est inoffensif! Totalement inoffensif. Surtout si l'on veut bien prendre la peine de parcourir - (non d'un oeil hagard et distrait, comme celui dont vous m'honorez en ce moment sublime, mais avec attention et maturité) - l'instruction qui l'accompagne. Les réactifs employés, - révulsifs, toxiques et sternutatoires, - étant le secret de l'Inventeur, l'Administration des brevets nous interdit, malheureusement, de les divulguer. L'avis nous en est parvenu hier, par les soins du Bureau des cocardes.
Toutefois, pour rassurer les clients de la Bourgeoisie, classe à laquelle s'adresse, tout spécialement, le professeur, nous pouvons révéler que la mixture contenue dans la boule de cristal multicolore dont se constitue l'Appareil en sa forme, est à base de nitroglycérine et chacun sait que rien n'est plus inoffensif et plus onctueux que la glycérine. On l'emploie journellement pour la toilette. (Agiter avant de s'en servir.) - Hâtez-vous! Ces bijoux orthopédiques du coeur sont le succès de l'époque! On les enlève par grosses! La manufacture de Nuremberg est surmenée!...
L'étonnant professeur Schneitzoëffer (junior) lui-même est aux abois, ne pouvant plus suffire aux commandes, malgré les obstacles que lui suscite, à tout instant, le clergé.
Trésor des nerfs, calmant gradué, Oued-Allah des familles, cet Appareil s'impose aux parents sérieux qui, revenus des préjugés du coeur, jugent que si le sentiment est chose à ses moments suave, pas trop n'en faut, lorsqu'on est, véritablement, un Homme! - L'Humanité, en effet, sous l'antique lumière des astres, ne s'appelle plus, aujourd'hui, que le public et l'Homme que l'individu. Nous en prenons à témoin non plus un vague et démodé firmament, mais le Système solaire, mesdames et messieurs, oui, le Système solaire! depuis Mercure jusqu'à l'inévitable Zêta Herculis."
Auguste de Villiers de L'Isle-Adam
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Par Cruella le 10 Novembre 2012 à 13:14Le pavot:
Il ne dormit pas de toute la nuit. Il avait arraché la fleur parce qu’il avait vu dans cet acte un devoir qu’il était tenu de remplir. Dès le premier regard qu’il avait jeté à travers la porte vitrée sur les pétales pourpres du pavot, il lui avait semblé qu’il comprenait ce qu’il avait à accomplir sur la terre. Cette fleur d’un rouge éclatant contenait tout le mal qui existe dans le monde. Elle avait absorbé tout le sang innocent versé (d’où sa couleur), toutes les larmes et tout le fiel de l’humanité. Elle était l’être mystérieux et effroyable opposé à Dieu ; elle était Ahriman, ayant revêtu une forme discrète et innocente. Il fallait l’arracher et la détruire ; mais ce n’était pas tout ; il fallait empêcher qu’en expirant elle ne répandit le mal sur le monde. C’est pourquoi il l’avait cachée dans son sein. Il espérait que le lendemain matin la fleur aurait perdu toute sa force. Tout le mal aurait passé dans sa poitrine à lui ; son âme en triompherait ou serait vaincue, puis lui-même mourrait, mais en loyal champion, le grand champion de l’humanité, puisque personne avant lui n’avait jamais osé engager la lutte avec le Mal,
— Ils ne l’ont pas reconnu, pensait-il. Moi, je l’ai reconnu. Pourrais-je le laisser vivre ? Plutôt mourir !
Et il veillait, s’affaiblissant dans une lutte qui, pour être imaginaire, ne l’épuisait pas moins. Le matin, l'aide-chirurgien le trouva à moitié mort. Néanmoins, au bout de quelque temps, l’excitation reprit le dessus. Il sauta à bas de son lit et recommença à arpenter l’hôpital à pas précipités, en adressant aux autres ou à lui-même, d’une voix encore plus forte que les jours précédents, des discours encore plus incohérents.
On ne le laissa pas sortir au jardin. Le docteur, voyant que son poids diminuait et que son agitation augmentait, lui fit faire des piqûres de morphine qui eurent pour résultat de l’endormir. À son réveil, il avait tout oublié, même la seconde fleur à cueillir.
Il la cueillit pourtant trois jours après sous les yeux du vieux gardien, avant que celui-ci eût pu l’arrêter. Le vieux courut après lui ; le fou s’enfuit dans l’hôpital avec un grand cri de triomphe, se précipita dans sa chambre et cacha la fleur dans son sein.
— Pourquoi cueilles-tu les fleurs ? lui demanda le gardien qui l’avait suivi.
Le fou était déjà étendu sur son lit dans sa pose ordinaire, les bras croisés. Il commença à débiter de telles extravagances que le gardien, sans ajouter un mot, se contenta de lui ôter le bonnet de coton à croix rouge, oublié dans la rapidité de la course, et s’en alla.
La lutte imaginaire recommença. Le fou sentait le Mal sortir de la fleur en longs fils rampants, semblables à des serpents. Ceux-ci l’enlacèrent, s’entortillèrent avec force autour de ses membres et imprégnèrent tout son corps de leur suc effroyable. L’homme tantôt pleurait et priait, tantôt se répandait en imprécations contre son ennemi.
Vint le soir. La fleur était fanée. Le fou l’écrasa avec les pieds, ramassa les débris et les porta dans la salle de bains, où il les jeta dans le poêle. Il regarda son ennemi se tordre, crépiter et, enfin, se transformer en une pincée de cendre blanche. Il souffla et tout disparut."La fleur rouge" - Vsevolod Garchine
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Par Cruella le 4 Novembre 2012 à 13:24
Dieu n’exige pas l’impossible. Mais c’est ici que se manifeste la seconde vue. L’homme souterrain, ce même homme souterrain qui se proclamait le plus vil de tous les hommes, s’écrie tout à coup d’une voix aigre, sauvage, affreuse (tout est affreux dans l’homme souterrain), d’une voix qui n’est pas la sienne (la voix de l’homme souterrain n’est pas la sienne, de même que ses yeux ne lui appartiennent pas) :
« Fausseté, mensonge ! Dieu exige l’impossible ! Dieu n’exige que l’impossible. Vous tous, vous cédez devant le mur ; mais je vous déclare que vos murs, votre « impossible » n’est qu’une excuse, un prétexte et que votre Dieu, ce Dieu qui n’exige pas l’impossible, est non Dieu, mais une affreuse idole. »
F.M.Dostoïevski
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Par Cruella le 27 Octobre 2012 à 10:18
"La littérature est l'essentiel, ou n'est rien. Le Mal - une forme aiguë du Mal - dont elle est l'expression, a pour nous, je le crois, la valeur souveraine. Mais cette conception ne commande pas l'absence de morale, elle exige une "hypermorale".
La littérature est communication. La communication commande la loyauté: la morale rigoureuse est donnée dans cette vue à partir de complicités dans la connaissance du Mal, qui fondent la communication intense.
La littérature n'est pas innocente, et, coupable, elle devait à la fin s'avouer telle. L'action seule a les droits. La littérature, je l'ai, lentement, voulu montrer, c'est l'enfance enfin retrouvée. Mais l'enfance qui gouvernerait aurait-elle une vérité?"
Georges Bataille
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Par Cruella le 7 Octobre 2012 à 10:02
Pendant un demi-siècle, les bourgeoises de Pont-l'Evêque envièrent à Madame Aubain sa servante Félicité.
Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse, - qui n'était pas cependant une personne agréable.
Elle avait épousé un beau garçon sans fortune, mort au commencement de 1809, en lui laissant deux enfants très jeunes avec une quantité de dettes. Alors, elle vendit ses immeubles, sauf la ferme de Toucques et la ferme de Geffosses dont les rentes montaient à cinq mille francs tout au plus, et elle quitta sa maison de Saint-Melaine pour en habiter une autre moins dispendieuse, ayant appartenu à ses ancêtres et placée derrière les halles.
Cette maison, revêtue d'ardoises, se trouvait entre un passage et une ruelle aboutissant à la rivière. Elle avait intérieurement des différences de niveau qui faisaient trébucher. Un vestibule étroit séparait la cuisine de la salle où Madame Aubain se tenait tout le long du jour, assise près de la croisée dans un fauteuil de paille. Contre le lambris, peint en blanc, s'alignaient huit chaises d'acajou. Un vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. Deux bergères de tapisserie flanquaient la cheminée en marbre jaune et de style Louis XV. La pendule, au milieu, représentait un temple de Vesta ; - et tout l'appartement sentait un peu le moisi, car le plancher était plus bas que le jardin.
Au premier étage, il y avait d'abord la chambre de « Madame », très grande, tendue d'un papier à fleurs pâles, et contenant le portrait de « Monsieur » en costume de muscadin. Elle communiquait avec une chambre plus petite, où l'on voyait deux couchettes d'enfants, sans matelas. Puis venait le salon, toujours fermé, et rempli de meubles recouverts d'un drap. Ensuite un corridor menait à un cabinet d'étude ; des livres et des paperasses garnissaient les rayons d'une bibliothèque entourant de ses trois côtés un large bureau de bois noir. Les deux panneaux en retour disparaissaient sous des dessins à la plume, des paysages à la gouache et des gravures d'Audran, souvenirs d'un temps meilleur et d'un luxe évanoui. Une lucarne, au second étage, éclairait la chambre de Félicité, ayant vue sur les prairies.
Elle se levait dès l'aube, pour ne pas manquer la messe, et travaillait jusqu'au soir sans interruption ; puis le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s'endormait devant l'âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d'entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Econome, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, - un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours.
En toute saison elle portait un mouchoir d'indienne fixé dans le dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d'hôpital.
Son visage était maigre et sa voix aiguë. A vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante ; dès la cinquantaine, elle ne marqua plus aucun âge ; - et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d'une manière automatique.
Elle avait eu, comme une autre, son histoire d'amour.
Son père, un maçon, s'était tué en tombant d'un échafaudage. Puis sa mère mourut, ses soeurs se dispersèrent, un fermier la recueillit, et l'employa toute petite à garder les vaches dans la campagne. Elle grelottait sous des haillons, buvait à plat ventre l'eau des mares, couchait sur la paille, servait les domestiques, à propos de rien était battue, et finalement fut chassée pour un vol de trente sols, qu'elle n'avait pas commis. Elle entra dans une autre ferme, y devint fille de basse-cour, et, comme elle plaisait aux patrons, ses camarades la jalousaient.
Un soir du mois d'août (elle avait alors dix-huit ans), ils l'entraînèrent à l'assemblée de Colleville. Tout de suite, elle fut étourdie, stupéfaite par le tapage des ménétriers, les lumières dans les arbres, la bigarrure des costumes, les dentelles, les croix d'or, cette masse de monde sautant à la fois. Elle se tenait à l'écart modestement, quand un jeune homme d'apparence cossue et qui fumait sa pipe les deux coudes sur le timon d'un banneau, vint l'inviter à la danse. Il lui paya du cidre, du café, de la galette, un foulard, et, s'imaginant qu'elle le devinait, offrit de la reconduire. Au bord d'un champ d'avoine, il la renversa brutalement. Elle eut peur et se mit à crier. Il s'éloigna.
Un autre soir, sur la route de Beaumont, elle voulut dépasser un grand chariot de foin qui avançait lentement, et en frôlant les roues elle reconnut Théodore.
Il l'aborda d'un air tranquille, disant qu'il fallait tout pardonner, puisque c'était « la faute de la boisson ».
Elle ne sut que répondre et avait envie de s'enfuir.
Aussitôt il parla des récoltes et des notables de la commune, car son père avait abandonné Colleville pour la ferme des Ecots, de sorte que maintenant ils se trouvaient voisins. - « Ah ! » dit-elle. Il ajouta qu'on désirait l'établir. Du reste il n'était pas pressé, et attendait une femme à son goût. Elle baissa la tête. Alors il lui demanda si elle pensait au mariage. Elle reprit, en souriant, que c'était mal de se moquer. - « Mais non, je vous jure ! » et du bras gauche il lui entoura la taille. Elle marchait soutenue par son étreinte ; ils se ralentirent. Le vent était mou, les étoiles brillaient, l'énorme charretée de foin oscillait devant eux ; et les quatre chevaux, en traînant leurs pas, soulevaient de la poussière. Puis, sans commandement, ils tournèrent à droite. Il l'embrassa encore une fois. Elle disparut dans l'ombre.
Théodore, la semaine suivante, en obtint des rendez-vous.
Ils se rencontraient au fond des cours, derrière un mur, sous un arbre isolé. Elle n'était pas innocente à la manière des demoiselles, - les animaux l'avaient instruite ; - mais la raison et l'instinct de l'honneur l'empêchèrent de faillir. Cette résistance exaspéra l'amour de Théodore, si bien que pour le satisfaire (ou naïvement peut-être) il proposa de l'épouser. Elle hésitait à le croire. Il fit de grands serments.
Bientôt il avoua quelque chose de fâcheux : ses parents, l'année dernière, lui avaient acheté un homme ; mais d'un jour à l'autre on pouvait le reprendre ; l'idée de servir l'effrayait. Cette couardise fut pour Félicité une preuve de tendresse ; la sienne en redoubla. Elle s'échappait la nuit, et parvenue au rendez-vous, Théodore la torturait avec ses inquiétudes et ses instances.
Enfin, il annonça qu'il irait lui-même à la Préfecture prendre des informations, et les apporterait dimanche prochain, entre onze heures et minuit.
Le moment arrivé, elle courut vers l'amoureux.
A sa place, elle trouva un de ses amis.
Il lui apprit qu'elle ne devait plus le revoir. Pour se garantir de la conscription, Théodore avait épousé une vieille femme très riche, Mme Lehoussais, de Toucques.
Ce fut un chagrin désordonné. Elle se jeta par terre, poussa des cris, appela le bon Dieu et gémit toute seule dans la campagne jusqu'au soleil levant. Puis, elle revint à la ferme, déclara son intention d'en partir ; et, au bout du mois, ayant reçu ses comptes, elle enferma tout son petit bagage dans un mouchoir, et se rendit à Pont-l'Evêque.
Devant l'auberge, elle questionna une bourgeoise en capeline de veuve, et qui précisément cherchait une cuisinière. La jeune fille ne savait pas grand-chose, mais paraissait avoir tant de bonne volonté et si peu d'exigences que Madame Aubain finit par dire
« - Soit, je vous accepte ! »
Félicité, un quart d'heure après, était installée chez elle.
D'abord, elle y vécut dans une sorte de tremblement, que lui causaient « le genre de la maison » et le souvenir de « Monsieur », planant sur tout ! Paul et Virginie, l'un âgé de sept ans, l'autre de quatre à peine, lui semblaient formés d'une matière précieuse ; elle les portait sur son dos comme un cheval ; et Madame Aubain lui défendit de les baiser à chaque minute, ce qui la mortifia. Cependant elle se trouvait heureuse. La douceur du milieu avait fondu sa tristesse.
Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston. Félicité préparait d'avance, les cartes et les chaufferettes. Ils. arrivaient à huit heures bien juste, et se retiraient avant le coup de onze.
Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeait sous l'allée étalait par terre ses ferrailles. Puis la ville se remplissait d'un bourdonnement de voix, où se mêlaient des hennissements de chevaux, des bêlements d'agneaux, des grognements de cochon, avec le bruit sec des carrioles dans la rue. Vers midi, au plus fort du marché, on voyait paraître sur le seuil un vieux paysan de haute taille, la casquette en arrière, le nez crochu, et qui était Robelin, le fermier de Geffosses. Peu de temps après, - c'était Liébard, le fermier de Toucques, petit, rouge, obèse, portant une veste grise et des houseaux armés d'éperons.
Tous deux offraient à leur propriétaire des poules ou des fromages. Félicité invariablement déjouait, leurs astuces ; et ils s'en allaient, pleins de considération pour elle.
A des époques indéterminées, Mme Aubain recevait la visite du marquis de Gremanville, un de ses oncles, ruiné par la crapule et vivant à Falaise sur le dernier lopin de ses terres. Il se présentait toujours à l'heure du déjeuner, avec un affreux caniche dont les pattes salissaient tous les meubles. Malgré ses efforts pour paraître gentilhomme jusqu'à soulever son chapeau chaque fois qu'il disait : « Feu mon père », l'habitude l'entraînant, il se versait à boire coup sur coup et lâchait des gaillardises. Félicité le poussait dehors poliment : « Vous en avez assez, monsieur de Gremanville ! A une autre fois ! » Et elle refermait la porte.
Elle l'ouvrait avec plaisir devant M. Bourais, ancien avoué. Sa cravate blanche et sa calvitie, le jabot de sa chemise, son ample redingote brune, sa façon de priser en arrondissant le bras, tout son individu lui produisait ce trouble où nous jette le spectacle des hommes extraordinaires.
Comme il gérait les propriétés de Madame, il s'enfermait avec elle pendant des heures dans le cabinet de « Monsieur », et craignait toujours de se compromettre, respectait infiniment la magistrature, avait des prétentions au latin.
Pour instruire les enfants d'une manière agréable, il leur fit cadeau d'une géographie en estampes. Elles représentaient différentes scènes du monde, des anthropophages coiffés de plumes, un singe enlevant une demoiselle, des Bédouins dans le désert, une baleine qu'on harponnait, etc.
Paul donna l'explication de ces gravures à Félicité. Ce fut même toute son éducation littéraire.
Celle des enfants était faite par Guyot, un pauvre diable employé à la Mairie, fameux pour sa belle main, et qui repassait son canif sur sa botte.
Quand le temps était clair, on s'en allait de bonne heure à la ferme de Geffosses.
La cour est en pente, la maison dans le milieu ; et la mer, au loin, apparaît comme une tache grise.
Félicité retirait de son cabas des tranches de viande froide, et on déjeunait dans un appartement faisant suite à la laiterie. Il était le seul reste d'une habitation de plaisance maintenant disparue. Le papier de la muraille, en lambeaux, tremblait aux courants d'air. Mme Aubain penchait son front, accablée de souvenirs ; les enfants n'osaient plus parler. « Mais jouez donc ! » disait-elle ; ils décampaient.
Paul montait dans la grange, attrapait des oiseaux, faisait des ricochets sur la mare, ou tapait avec un bâton les grosses futailles qui résonnaient comme des tambours.
Virginie donnait à manger aux lapins, se précipitait pour cueillir des bluets, et la rapidité de ses jambes découvrait ses petits pantalons brodés.
Un soir d'automne, on s'en retourna par les herbages.
La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel, et un brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de la Toucques. Des boeufs, étendus au milieu du gazon, regardaient tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisième pâture, quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant elles. - « Ne craignez rien ! » dit Félicité ; et, murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l'échine, celui qui se trouvait le plus près ; il fit volte-face, les autres l'imitèrent. Mais quand l'herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s'éleva. C'était un taureau que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir. - « Non ! non ! moins vite ! » Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par-derrière un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l'herbe de la prairie ; voilà qu'il galopait maintenant ! Félicité se retourna et elle arrachait à deux mains des plaques de terre qu'elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubain, au bout de l'herbage avec ses deux petits, cherchait éperdue comment franchir le haut-bord. Félicité reculait toujours devant le taureau, et continuellement lançait des mottes de gazon qui l'aveuglaient, tandis qu'elle criait : - « Dépêchez-vous ! dépêchez-vous ! »
Mme Aubain descendit le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y parvint.
Le taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie ; sa bave lui rejaillissait à la figure, une seconde de plus il l'éventrait. Elle eut le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise, s'arrêta.
Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l'Evêque. Félicité n'en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu'elle eût rien fait d'héroïque.
Virginie l'occupait exclusivement ; - car elle eut, à la suite de son effroi, une affection nerveuse, et M. Poupart, le docteur, conseilla les bains de mer de Trouville.
Dans ce temps-là, ils n'étaient pas fréquentés. Mme Aubain prit des renseignements, consulta Bourais, fit des préparatifs, comme pour un long voyage.
Ses colis partirent la veille, dans la charrette de Liébard. Le lendemain, il amena deux chevaux dont l'un avait une selle de femme, munie d'un dossier de velours ; et sur la croupe du second un manteau roulé formait une manière de siège. Mme Aubain y monta, derrière lui. Félicité se chargea de Virginie, et Paul enfourcha l'âne de M. Lechaptois, prêté sous la condition d'en avoir grand soin.
La route était si mauvaise que ses huit kilomètres exigèrent deux heures. Les chevaux enfonçaient jusqu'aux paturons dans la boue, et faisaient pour en sortir de brusques mouvements des hanches ; ou bien ils butaient contre les ornières ; d'autre fois, il leur fallait sauter. La jument de Liébard, à de certains endroits, s'arrêtait tout à coup. Il attendait patiemment qu'elle se remît en marche ; et il parlait des personnes dont les propriétés bordaient la route, ajoutant à leur histoire des réflexions morales. Ainsi, au milieu de Toucques, comme on passait sous des fenêtres entourées de capucines, il dit, avec un haussement d'épaules :
- « En voilà une, Mme Lehoussais, qui au lieu de prendre un jeune homme... » Félicité n'entendit pas le reste ; les chevaux trottaient, l'âne galopait ; tous enfilèrent un sentier, une barrière tourna, deux garçons parurent, et l'on descendit devant le purin, sur le seuil même de la porte.
La mère Liébard, en apercevant sa maîtresse, prodigua les démonstrations de joie. Elle lui servit un déjeuner, où il y avait un aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidre mousseux, une tarte aux compotes et des prunes à l'eau-de-vie, accompagnant le tout de politesses à Madame qui paraissait en meilleure santé, à Mademoiselle devenue « magnifique », à M. Paul singulièrement « forci », sans oublier leurs grands-parents défunts, que les Liébard avaient connus, étant au service de la famille depuis plusieurs générations. La ferme avait, comme eux, un caractère d'ancienneté. Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les murailles noires de fumée, les carreaux gris de poussière. Un dressoir en chêne supportait toutes sortes d'ustensiles, des brocs, des assiettes, des écuelles d'étain, des pièges à loup, des forces pour les moutons ; une seringue énorme fit rire les enfants. Pas un arbre des trois cours qui n'eût des champignons à sa base, ou dans ses rameaux une touffe de gui. Le vent en avait jeté bas plusieurs.Ils avaient repris par le milieu ; et tous fléchissaient sous la quantité de leurs pommes. Les toits de paille, pareils à du velours brun et inégaux d'épaisseur, résistaient aux plus fortes bourrasques. Cependant la charreterie tombait en ruine. Mme Aubain dit qu'elle aviserait et commanda de reharnacher les bêtes.
On fut encore une demi-heure avant d'atteindre Trouville. La petite caravane mit pied à terre pour passer les Ecores ; c'était une falaise surplombant des bateaux ; et trois minutes plus tard, au bout du quai, on entra dans la cour de l'Agneau d'or, chez la mère David.
Virginie, dès les premiers jours, se sentit moins faible, résultat du changement d'air et de l'action des bains. Elle les prenait en chemise, à défaut d'un costume ; et sa bonne la rhabillait dans une cabane de douanier qui servait aux baigneurs.
L'après-midi, on s'en allait avec l'âne au-delà des Roches-Noires, du côté d'Hennequeville. Le sentier, d'abord montait entre des terrains vallonnés comme la pelouse d'un parc, puis arrivait sur un plateau où alternaient des pâturages et des champs en labour. A la lisière du chemin, dans le fouillis des ronces, des houx se dressaient ; çà et là, un grand arbre mort faisait sur l'air bleu des zigzags avec ses branches.
Presque toujours on se reposait dans un pré, ayant Deauville à gauche, Le Havre à droite et en face la pleine mer. Elle était brillante de soleil, lisse comme un miroir, tellement douce qu'on entendait à peine son murmure ; des moineaux cachés pépiaient, et la voûte immense du ciel recouvrait tout cela. Mme Aubain, assise, travaillait à son ouvrage de couture ; Virginie près d'elle tressait des joncs ; Félicité sarclait des fleurs de lavande ; Paul, qui s'ennuyait, voulait partir.
D'autres fois, ayant passé la Toucques en bateau, ils cherchaient des coquilles. La marée basse laissait à découvert des oursins, des godefiches, des méduses ; et les enfants couraient, pour saisir des flocons d'écume que le vent emportait. Les flots endormis, en tombant sur le sable se déroulaient le long de la grève ; elle s'étendait à perte de vue, mais du côté de la terre avait pour limite les dunes la séparant du Marais, large prairie en forme d'hippodrome. Quand ils revenaient par là, Trouville, au fond sur la pente du coteau, à chaque pas grandissait, et avec toutes ses maisons inégales semblait s'épanouit dans un désordre gai.
Les jours qu'il faisait trop chaud ils ne sortaient pas de leur chambre. L'éblouissante clarté du dehors plaquait des barres de lumière entre les lames des jalousies. Aucun bruit dans le village. En bas, sur le trottoir, personne. Ce silence épandu augmentait la tranquillité des choses. Au loin, les marteaux des calfats tamponnaient des carènes, et une brise lourde apportait la senteur du goudron.
Le principal divertissement était le retour des barques. Dès qu'elles avaient franchi les balises, elles commençaient à louvoyer. Leurs voiles descendaient aux deux tiers des mâts ; et, la misaine gonflée comme un ballon, elles avançaient, glissaient dans le clapotement des vagues, jusqu'au milieu du port, où l'ancre tout à coup tombait. Ensuite le bateau se plaçait contre le quai. Les matelots jetaient par-dessus le bordage des poissons palpitants ; une file de charrettes les attendait, et des femmes en bonnet de coton s'élançaient pour prendre les corbeilles et embrasser leurs hommes.
Une d'elles un jour aborda Félicité, qui peu de temps après entra dans la chambre, toute joyeuse. Elle avait trouvé une soeur ; et Nastasie Barette, femme Leroux, apparut, tenant un nourrisson à sa poitrine, de la main droite un autre enfant. A sa gauche un petit mousse les poings sur les hanches et le béret sur l'oreille.
Au bout d'un quart d'heure, Mme Aubain la congédia.
On les rencontrait toujours aux abords de la cuisine, ou dans les promenades que l'on faisait. Le mari ne se montrait pas.
Félicité se prit d'affection pour eux. Elle leur acheta une couverture, des chemises, un fourneau ; evidemment ils l'exploitaient. Cette faiblesse agaçait Mme Aubain, qui d'ailleurs n'aimait pas les familiarités du neveu, - car il tutoyait son fils ; - et, comme Virginie toussait et que la saison n'était plus bonne, elle revint à Pont-l'Evêque.
M. Bourais l'éclaira sur le choix d'un collège. Celui de Caen passait pour le meilleur. Paul y fut envoyé ; et fit bravement ses adieux, satisfait d'aller vivre dans une maison où il aurait des camarades.
Mme Aubain se résigna à l'éloignement de son fils, parce qu'il était indispensable. Virginie y songea de moins en moins. Félicité regrettait son tapage. Mais une occupation vint la distraire. A partir de Noël, elle mena tous les jours la petite fille au catéchisme.
Quand elle avait fait à la porte une génuflexion, elle s'avançait sous la haute nef entre la double ligne des chaises, ouvrait le banc de Mme Aubain, s'asseyait, et promenait ses yeux autour d'elle.
Les garçons à droite ; les filles à gauche, emplissaient les stalles du choeur ; le curé se tenait debout près du lutrin ; sur un vitrail de l'abside, le Saint-Esprit dominait la Vierge ; un autre la montrait à genoux devant l'Enfant Jésus, et, derrière le tabernacle, un groupe en bois représentait saint Michel terrassant le dragon.
Le prêtre fit d'abord un abrégé de l'Histoire Sainte. Elle croyait voir le paradis, le déluge, la tour de Babel, des villes tout en flammes, des peuples qui mouraient, des idoles renversées ; et elle garda de cet éblouissement le respect du Très-Haut et la crainte de sa colère. Puis elle pleura en écoutant la Passion. Pourquoi l'avaient-ils crucifié, lui qui chérissait les enfants, nourrissait les foules, guérissait les aveugles, et avait voulu, par douceur, naître au milieu des pauvres sur le fumier d'une étable ? Les semailles, les moissons, les pressoirs, toutes ces choses familières dont parle l'Evangile se trouvaient dans sa vie ; le passage de Dieu les avait sanctifiées ; et elle aima plus tendrement les agneaux par amour de l'Agneau, les colombes à cause du Saint-Esprit.
Elle avait peine à imaginer sa personne ; car il n'était pas seulement oiseau, mais encore un feu, et d'autres fois un souffle. C'est peut-être sa lumière qui voltige la nuit aux bords des marécages, son haleine qui pousse les nuées, sa voix qui rend les cloches harmonieuses ; et elle demeurait dans une adoration, jouissant de la fraîcheur des murs et de la tranquillité de l'église.
Quant aux dogmes, elle n'y comprenait rien, ne tâcha même pas de comprendre. Le curé discourait, les enfants récitaient, elle finissait par s'endormir ; et se réveillait tout à coup, quand ils faisaient en s'en allant claquer leurs sabots sur les dalles.
Ce fut de cette manière, à force de l'entendre, qu'elle apprit le catéchisme, son éducation religieuse ayant été négligée dans sa jeunesse ; et dès lors elle imita toutes les pratiques de Virginie, jeûnait comme elle, se confessait avec elle. A la Fête-Dieu, elles firent ensemble un reposoir.
La première communion la tourmentait d'avance. Elle s'agita pour les souliers, pour le chapelet, pour le livre, pour les gants. Avec quel tremblement elle aida sa mère à l'habiller !
Pendant toute la messe, elle éprouva une angoisse. M. Bourais lui cachait un côté du choeur ; mais juste en face, le troupeau des vierges portant des couronnes blanches par-dessus leurs voiles abaissés formait comme un champ de neige ; et elle reconnaissait de loin la chère petite à son cou plus mignon et son attitude recueillie. La cloche tinta. Les têtes se courbèrent ; il y eut un silence. Aux éclats de l'orgue, les chantres et la foule entonnèrent l'Agnus Dei ; puis le défilé des garçons commença ; et, après eux, les filles se levèrent. Pas à pas, et les mains jointes elles allaient vers l'autel tout illuminé, s'agenouillaient sur la première marche, recevaient l'hostie successivement, et dans le même ordre revenaient à leurs prie-Dieu. Quand ce fut le tour de Virginie, Félicité se pencha pour la voir ; et, avec l'imagination que donnent les vraies tendresses, il lui sembla qu'elle était elle-même cette enfant ; sa figure devenait la sienne, sa robe l'habillait, son coeur lui battait dans la poitrine ; au moment d'ouvrir la bouche, en fermant les paupières, elle manqua s'évanouir.
Le lendemain, de bonne heure, elle se présenta dans la sacristie, pour que M. le curé lui donnât la communion. Elle la reçut dévotement, mais n'y goûta pas les mêmes délices
Mme Aubain voulait faire de sa fille une personne accomplie ; et, comme Guyot ne pouvait lui montrer ni l'anglais ni la musique, elle résolut de la mettre en pension chez les Ursulines d'Honfleur.
L'enfant n'objecta rien. Félicité soupirait, trouvant Madame insensible. Puis elle songea que sa maîtresse, peut-être, avait raison. Ces choses dépassaient sa compétence.
Enfin, un jour, une vieille tapissière s'arrêta devant la porte ; et il en descendit une religieuse qui venait chercher Mademoiselle. Félicité monta les bagages sur l'impériale, fit des recommandations au cocher, et plaça dans le coffre six pots de confitures et une douzaine de poires, avec un bouquet de violettes.
Virginie, au dernier moment, fut prise d'un grand sanglot. Elle embrassait sa mère qui la baisait au front, en répétant. - « Allons ! du courage ! du courage ! » Le marchepied se releva, la voiture partit.
Alors Mme Aubain eut une défaillance ; et le soir tous ses amis, le ménage Lormeau, Mme Lechaptois, ces demoiselles Rochefeuille, M. de Houppeville et Bourais se présentèrent pour la consoler.
La privation de sa fille lui fut d'abord très douloureuse. Mais trois fois la semaine elle en recevait une lettre, les autres jours lui écrivait, se promenait dans son jardin, lisait un peu, et de cette façon comblait le vide des heures.
Le matin, par habitude, Félicité entrait dans la chambre de Virginie, et regardait les murailles. Elle s'ennuyait de n'avoir plus à peigner ses cheveux, à lui lacer ses bottines, à la border dans son lit, - et de ne plus voir continuellement sa gentille figure, de ne plus la tenir par la main quand elles sortaient ensemble. Dans son désoeuvrement elle essaya de faire de la dentelle. Ses doigts trop lourds cassaient les fils ; elle n'entendait à rien, avait perdu le sommeil, suivant son mot, était « minée ».
Pour « se dissiper », elle demanda la permission de recevoir son neveu Victor.
Il arrivait le dimanche après la Messe, les joues roses, la poitrine nue, et sentant l'odeur de la campagne qu'il avait traversée. Tout de suite, elle dressait son couvert. Ils déjeunaient l'un en face de l'autre ; et, mangeant elle-même le moins possible pour épargner la dépense, elle le bourrait tellement de nourriture qu'il finissait par s'endormir. Au premier coup des vêpres, elle le réveillait, brossait son pantalon, nouait sa cravate, et se rendait à l'église, appuyée sur son bras dans un orgueil maternel.
Ses parents le chargeaient toujours d'en tirer quelque chose, soit un paquet de cassonade, du savon, de l'eau-de-vie, parfois même de l'argent. Il apportait ses nippes à raccommoder ; et elle acceptait cette besogne, heureuse d'une occasion qui le forçait à revenir.
Au mois d'août, son père l'emmena au cabotage.
C'était l'époque des vacances. L'arrivée des enfants la consola. Mais Paul devenait capricieux, et Virginie n'avait plus l'âge d'être tutoyée, ce qui mettait une gêne, une barrière entre elles.
Victor alla successivement à Morlaix, à Dunkerque et à Brighton ; au retour de chaque voyage, il lui offrait un cadeau. La première fois, ce fut une boîte en coquilles ; la seconde, une tasse à café ; la troisième, un grand bonhomme en pain d'épice. Il embellissait, avait la taille bien prise, un peu de moustache, de bons yeux francs, et un petit chapeau de cuir, placé en arrière comme un pilote. Il l'amusait, en lui racontant des histoires mêlées de termes marins.
Un lundi, 14 juillet 1819 (elle n'oublia pas la date), Victor annonça qu'il était engagé au long cours, et, dans la nuit du surlendemain, par le paquebot de Honfleur, irait rejoindre sa goélette qui devait démarrer du Havre prochainement. Il serait, peut-être, deux ans parti.
La perspective d'une telle absence désola Félicité ; et pour lui dire encore adieu, le mercredi soir, après le dîner de Madame, elle chaussa des galoches, et avala les quatre lieues qui séparent Pont-l'Evêque de Honfleur.
Quand elle fut devant le Calvaire, au lieu de prendre à gauche, elle prit à droite, se perdit dans des chantiers, revint sur ses pas ; des gens qu'elle accosta l'engagèrent à se hâter. Elle fit le tour du bassin rempli de navires, se heurtait contre des amarres. Puis le terrain s'abaissa, des lumières s'entrecroisèrent, et elle se crut folle, en apercevant des chevaux dans le ciel.
Au bord du quai, d'autres hennissaient, effrayés par la mer. Un palan qui les enlevait les descendait dans un bateau, où des voyageurs se bousculaient entre les barriques de cidre, les paniers de fromage, les sacs de grain ; on entendait chanter des poules, le capitaine jurait ; et un mousse restait accoudé sur le bossoir, indifférent à tout cela. Félicité, qui ne l'avait pas reconnu, criait « Victor ! » ; il leva la tête ; elle s'élançait, quand on retira l'échelle tout à coup.
Le paquebot, que des femmes halaient en chantant, sortit du port. Sa membrure craquait, les vagues pesantes fouettaient sa proue. La voile avait tourné. On ne vit plus personne ; - et, sur la mer argentée par la lune, il faisait une tache noire qui s'enfonça, disparut.
Félicité, en passant près du Calvaire, voulut recommander à Dieu ce qu'elle chérissait le plus ; et elle pria pendant longtemps, debout, la face baignée de pleurs, les yeux vers les nuages. La ville dormait, des douaniers se promenaient ; et de l'eau tombait sans discontinuer par les trous de l'écluse, avec un bruit de torrent. Deux heures sonnèrent.
Le parloir n'ouvrirait pas avant le jour. Un retard bien sûr contrarierait Madame ; et, malgré son désir d'embrasser l'autre enfant, elle s'en retourna. Les filles de l'auberge s'éveillaient, comme elle entrait dans Pont-l'Evêque.
Le gamin durant des mois allait donc rouler sur les flots ! Ses précédents voyages ne l'avaient pas effrayée. De l'Angleterre et de la Bretagne on revenait. Mais l'Amérique, les Colonies, les Iles, cela était perdu dans une région incertaine, à l'autre bout du monde.
Dès lors Félicité pensa exclusivement à son neveu. Les jours de soleil, elle se tourmentait de la soif ; quand il faisait de l'orage, craignait pour lui la foudre. En écoutant le vent qui grondait dans la cheminée et emportait les ardoises, elle le voyait battu par cette même tempête, au sommet d'un mât fracassé, tout le corps en arrière, sous une nappe d'écume ; ou bien, - souvenir de la géographie en estampes -, il était mangé par les sauvages, pris dans un bois par des singes, se mourait le long d'une plage déserte. Et jamais, elle ne parlait de ces inquiétudes.
Mme Aubain en avait d'autres sur sa fille.
Les bonnes soeurs trouvaient qu'elle était affectueuse, mais délicate. La moindre émotion l'énervait. Il fallut abandonner le piano.
Sa mère exigeait du couvent une correspondance réglée. Un matin, que le facteur n'était pas venu, elle s'impatienta ; et elle marchait dans la salle, de son fauteuil à la fenêtre. C'était vraiment extraordinaire ! Depuis quatre jours, pas de nouvelles !
Pour qu'elle se consolât par son exemple, Félicité lui dit.
- « Moi, Madame, voilà six mois que je n'en ai reçu !... »
- « De qui donc ?... »
La servante répliqua doucement :
- « Mais... de mon neveu ! »
-« Ah ! votre neveu ! » Et, haussant les épaules, Mme Aubain reprit sa promenade, ce qui voulait dire : « Je n'y pensais pas !... Au surplus, je m'en moque ! un mousse, un gueux, belle affaire !... tandis que ma fille... Songez donc !...»
Félicité, bien que nourrie dans la rudesse, fut indignée contre Madame, puis oublia.
Il lui paraissait tout simple de perdre la tête à l'occasion de la petite.
Les deux enfants avaient une importance égale ; un lien de son coeur les unissait, et leurs destinées devaient être la même.
Le pharmacien lui apprit que le bateau de Victor était arrivé à la Havane ; il avait lu, ce renseignement dans une gazette.
A cause des cigares, elle imaginait la Havane un pays où l'on ne fait pas autre chose que de fumer, et Victor circulait parmi des nègres dans un nuage de tabac. Pouvait-on « en cas de besoin » s'en retourner par terre ? A quelle distance était-ce de Pont-l'Evêque ? Pour le savoir, elle interrogea M. Bourais.
Il atteignit son atlas, puis commença des explications sur les longitudes ; et il avait un beau sourire de cuistre devant l'ahurissement de Félicité. Enfin, avec son porte-crayon, il indiqua, dans les découpures d'une tache ovale, un point noir, imperceptible, en ajoutant « Voici. » Elle se pencha sur la carte ; ce réseau de lignes coloriées fatiguait sa vue, sans lui rien apprendre ; et Bourais l'invitant à dire ce qui l'embarrassait elle le pria de lui montrer la maison où demeurait Victor. Bourais leva les bras, il éternua, rit énormément ; une candeur pareille excitait sa joie ; et Félicité n'en comprenait pas le motif, - elle qui s'attendait peut-être à voir jusqu'au portrait de son neveu, tant son intelligence était bornée !
Ce fut quinze jours après que Liébard, à l'heure du marché comme d'habitude, entra dans la cuisine ; et lui remit une lettre qu'envoyait son beau-frère. Ne sachant lire aucun des deux, elle eut recours à sa maîtresse.
Mme Aubain, qui comptait les mailles d'un tricot, le posa près d'elle, décacheta la lettre, tressaillit, et, d'une voix basse, avec un regard profond.
- « C'est un malheur... qu'on vous annonce. Votre neveu... »
Il était mort. On n'en disait pas davantage.
Félicité tomba sur une chaise, en s'appuyant la tête à la cloison, et ferma ses paupières, qui devinrent roses tout à coup. Puis, le front baissé, les mains pendantes, l'oeil fixe, elle répétait par intervalles :
- « Pauvre petit gars ! pauvre petit gars ! »
Liébard la considérait en exhalant des soupirs. Mme Aubain tremblait un peu.
Elle lui proposa d'aller voir sa soeur, à Trouville.
Félicite répondit par un geste qu'elle n'en avait pas besoin.
Il y eut un silence. Le bonhomme Liébard jugea convenable de se retirer. Alors elle dit :
- « Ça ne leur fait rien, à eux ! »
Sa tête retomba ; et machinalement, elle soulevait de temps à autre, les longues aiguilles sur la table à ouvrage.
Des femmes passèrent dans la cour avec un bard d'où dégouttelait du linge.
En les apercevant par les carreaux, elle se rappela sa lessive ; l'ayant coulée la veille, il fallait aujourd'hui la rincer ; et elle sortit de l'appartement.
Sa planche et son tonneau étaient au bord de la Toucques. Elle jeta sur la berge un tas de chemises, retroussa ses manches, prit son battoir ; et les coups forts qu'elle donnait s'entendaient dans les autres jardins à côté. Les prairies étaient vides, le vent agitait la rivière ; au fond, de grandes herbes s'y penchaient, comme des chevelures de cadavres flottant dans l'eau. Elle retenait sa douleur, jusqu'au soir fut très brave ; mais à peine dans sa chambre, elle s'y abandonna, à plat ventre sur son matelas, le visage dans l'oreiller, et les deux poings contre les tempes.
Beaucoup plus tard, par le capitaine de Victor lui-même, elle connut les circonstances de sa fin. On l'avait trop saigné à l'hôpital, pour la fièvre jaune. Quatre médecins le tenaient à la fois. Il était mort immédiatement, et le chef avait dit :
- « Bon ! encore un ! »
Ses parents l'avaient toujours traité avec barbarie. Elle aima mieux ne pas les revoir ; et ils ne firent aucune avance, par oubli, ou endurcissement de misérables.
Virginie s'affaiblissait.
Des oppressions, de la toux, une fièvre continuelle et des marbrures aux pommettes décelaient quelque affection profonde. M. Poupart avait conseillé un séjour en Provence. Mme Aubain s'y décida, et eût tout de suite repris sa fille à la maison, sans le climat de Pont-l'Evêque.
Elle fit un arrangement avec un loueur de voitures, qui la menait au couvent chaque mardi. Il y a dans le jardin une terrasse d'où l'on découvre la Seine. Virginie s'y promenait à son bras, sur les feuilles de pampre tombées. Quelquefois, le soleil traversant les nuages la forçait à cligner ses paupières, pendant qu'elle regardait les voiles au loin et tout l'horizon, depuis le château de Tancarville jusqu'aux phares du Havre. Ensuite on se reposait sous la tonnelle. Sa mère s'était procuré un petit fût d'excellent vin de Malaga ; et, riant à l'idée d'être grise, elle en buvait deux doigts, pas davantage.
Ses forces reparurent. L'automne s'écoula doucement. Félicité rassurait Mme Aubain. Mais, un soir qu'elle avait été aux environs faire une course, elle rencontra devant la porte le cabriolet de M. Poupart ; et il était dans le vestibule. Madame Aubain nouait son chapeau.
- « Donnez-moi ma chaufferette, ma bourse, mes gants ! Plus vite donc ! »
Virginie avait une fluxion de poitrine ; c'était peut-être désespéré.
- « Pas encore » dit le Médecin ; et tous deux montèrent dans la voiture, sous des flocons de neige qui tourbillonnaient. La nuit allait venir. Il faisait très froid.
Félicité se précipita dans l'église, pour allumer un cierge. Puis elle courut après le cabriolet, qu'elle rejoignit une heure plus tard, sauta légèrement par derrière, où elle se tenait aux torsades, quand une réflexion lui vint : « La cour n'était pas fermée ! si des voleurs s'introduisaient ? » Et elle descendit.
Le lendemain, dès l'aube, elle se présenta chez le Docteur. Il était rentré, et reparti à la campagne. Puis elle resta dans l'auberge, croyant que des inconnus apporteraient une lettre. Enfin, au petit jour, elle prit la diligence de Lisieux.
Le couvent se trouvait au fond d'une ruelle escarpée. Vers le milieu, elle entendit des sons étranges, un glas de mort. « C'est pour d'autres » pensa-t-elle ; et Félicité tira violemment le marteau.
Au bout de plusieurs minutes, des savates se traînèrent, la porte s'entrebâilla, et une religieuse parut.
La Bonne-Soeur avec un air de componction dit qu'« elle venait de passer ». En même temps, le glas de Saint-Léonard redoublait.
Félicité parvint au second étage.
Dès le seuil de la chambre, elle aperçut Virginie étalée sur le dos, les mains jointes, la bouche ouverte et la tête en arrière sous une croix noire s'inclinant vers elle, entre les rideaux immobiles, moins pâles que sa figure. Mme Aubain, au pied de la couche qu'elle tenait dans ses bras, poussait des hoquets d'agonie. La Supérieure était debout, à droite. Trois chandeliers sur la commode faisaient des taches rouges, et le brouillard blanchissait les fenêtres. Des religieuses emportèrent Mme Aubain.
Pendant deux nuits, Félicité ne quitta pas la morte. Elle répétait les mêmes prières, jetait de l'eau bénite sur les draps, revenait s'asseoir, et la contemplait. A la fin de la première veille, elle remarqua que la figure avait jauni, les lèvres bleuirent, le nez se pinçait, les yeux s'enfonçaient. Elle les baisa plusieurs fois ; et n'eût pas éprouvé un immense étonnement si Virginie les eût rouverts ; pour de pareilles âmes le surnaturel est tout simple. Elle fit sa toilette, l'enveloppa de son linceul, la descendit dans sa bière, lui posa une couronne, étala ses cheveux. Ils étaient blonds, et extraordinaires de longueur à son âge. Félicité en coupa une grosse mèche, dont elle glissa la moitié dans sa poitrine, résolue à ne jamais s'en dessaisir.
Le corps fut ramené à Pont-l'Evêque, suivant les intentions de Mme Aubain, qui suivait le corbillard, dans une voiture fermée.
Après la messe, il fallut encore trois quarts d'heure pour atteindre le cimetière. Paul marchait en tête, et sanglotait. M. Bourais était derrière, ensuite les principaux habitants, les femmes, couvertes de mantes noires, et Félicité. Elle songeait à son neveu, et n'ayant pu lui rendre ces honneurs, avait un surcroît de tristesse, comme si on l'eût enterrée avec l'autre.
Le désespoir de Mme Aubain fut illimité.
D'abord elle se révolta contre Dieu, le trouvant injuste de lui avoir pris sa fille, - elle, qui n'avait jamais fait le mal, et dont la conscience était si pure ! - Mais non ! elle aurait dû l'emporter dans le Midi. D'autres docteurs l'auraient sauvée ! Elle s'accusait, voulait la rejoindre, criait en détresse au milieu de ses rêves. Un, surtout, l'obsédait. Son mari, costumé comme un matelot, revenait d'un long voyage, et lui disait en pleurant qu'il avait reçu l'ordre d'emmener Virginie. Alors ils se concertaient pour découvrir une cachette quelque part.
Une fois, elle rentra du jardin, bouleversée. Tout à l'heure (elle montrait l'endroit), le père et la fille lui étaient apparus l'un auprès de l'autre, et ils ne faisaient rien ; ils la regardaient.
Pendant plusieurs mois, elle resta dans sa chambre, inerte. Félicité la sermonnait doucement. Il fallait se conserver pour son fils, et pour l'autre, en souvenir « d'elle ».
- « Elle ? » reprenait Mme Aubain, comme se réveillant. « Ah ! oui !... oui !... Vous ne l'oubliez pas ! » Allusion au cimetière, qu'on lui avait scrupuleusement défendu.
Félicité tous les jours s'y rendait.
A quatre heures précises, elle passait au bord des maisons, montait la côte, ouvrait la barrière, et arrivait devant la tombe de Virginie. C'était une petite colonne de marbre rose, avec une dalle dans le bas, et des chaînes autour enfermant un jardinet. Les plates-bandes disparaissaient sous une couverture de fleurs. Elle arrosait leurs feuilles, renouvelait le sable, se mettait à genoux pour mieux labourer la terre. Mme Aubain, quand elle put y venir, en éprouva un soulagement, une espèce de consolation.
Puis des années s'écoulèrent, toutes pareilles, et sans autres épisodes que le retour des grandes Fêtes, Pâques, l'Assomption, la Toussaint. Des événements intérieurs faisaient une date, où l'on se reportait plus tard. Ainsi, en 1825 deux vitriers badigeonnèrent le vestibule ; en 1827, une portion du toit, tombant dans la cour, faillit tuer un homme. L'été de 1828, ce fut à Madame d'offrir le pain bénit ; Bourais, vers cette époque, s'absenta mystérieusement ; et les anciennes connaissances peu à peu s'en allèrent : Guyot, Liébard, Mme Lechaptois, Robelin, l'oncle Gremanville, paralysé depuis longtemps.
Une nuit, le conducteur de la malle-poste annonça dans Pont-l'Evêque la Révolution de juillet. Un sous-préfet nouveau, peu de jours après, fut nommé : le baron de Larsonnière, ex-consul en Amérique, et qui avait chez lui, outre sa femme, sa belle-soeur avec trois demoiselles , assez grandes déjà. On les apercevait sur leur gazon, habillées de blouses flottantes ; elles possédaient un nègre et un perroquet. Mme Aubain eut leur visite, et ne manqua pas de la rendre. Du plus loin qu'elles paraissaient, Félicité accourait pour la prévenir. Mais une chose était seule capable de l'émouvoir, les lettres de son fils.
Il ne pouvait suivre aucune carrière, étant absorbé dans les estaminets. Elle lui payait ses dettes ; il en faisait d'autres et les soupirs que poussait Mme Aubain, en tricotant près de la fenêtre, arrivaient à Félicité, qui tournait son rouet dans la cuisine.
Elles se promenaient ensemble le long de l'espalier ; et causaient toujours de Virginie, se demandant si telle chose lui aurait plu, en telle occasion ce qu'elle eût dit probablement.
Toutes ses petites affaires occupaient un placard dans la chambre à deux lit. Mme Aubain les inspectait le moins souvent possible. Un jour d'été, elle se résigna ; et des papillons s'envolèrent de l'armoire.
Ses robes étaient en ligne sous une planche où il y avait trois poupées, des cerceaux, un ménage, la cuvette qui lui servait. Elles retirèrent également les jupons, les bas, les mouchoirs, et les étendirent sur les deux couches, avant de les replier. Le soleil éclairait ces pauvres objets, en faisait voir les taches, et des plis formés par les mouvements du corps. L'air était chaud et bleu. Un merle gazouillait, tout semblait vivre dans une douceur profonde. Elles retrouvèrent un petit chapeau de peluche, à longs poils, couleur marron. Mais il était tout mangé de vermine. Félicité le réclama pour elle-même. Leurs yeux se fixèrent l'une sur l'autre, s'emplirent de larmes ; enfin la maîtresse ouvrit ses bras, la servante s'y jeta, et elles s'étreignirent, satisfaisant leur douleur dans un baiser qui les égalisait.
C'était la première fois de leur vie, Mme Aubain n'étant pas d'une nature expansive. Félicité lui en fut reconnaissante comme d'un bienfait, et désormais la chérit avec un dévouement bestial et une vénération religieuse.
La bonté de son coeur se développa.
Quand elle entendait dans la rue les tambours d'un régiment en marche, elle se mettait devant la porte avec une cruche de cidre, et offrait à boire aux soldats. Elle soigna des cholériques. Elle protégeait les Polonais, et même il y en eut un qui déclarait la vouloir épouser. Mais ils se fâchèrent ; car un matin, en rentrant de l'angélus, elle le trouva dans sa cuisine, où il s'était introduit, et accommodé une vinaigrette qu'il mangeait tranquillement.
Après les Polonais, ce fut le père Colmiche, un vieillard passant pour avoir fait des horreurs en 93. Il vivait au bord de la rivière, dans les décombres d'une porcherie. Les gamins le regardaient par les fentes du mur, et lui jetaient des cailloux, qui tombaient sur son grabat, où il gisait, continuellement secoué par un catarrhe, avec des cheveux très longs, les paupières enflammées et au bras, une tumeur plus grosse que sa tête. Elle lui procura du linge, tâcha de nettoyer son bouge, rêvait à l'établir dans le fournil, sans qu'il gênât Madame. Quand le cancer eut crevé, elle le pansa tous les jours, lui apportait de la galette, le plaçait au soleil sur une botte de paille ; et le pauvre vieux, en bavant et en tremblant, la remerciait de sa voix éteinte, craignait de la perdre ; allongeait les mains dès qu'il la voyait s'éloigner. Il mourut ; elle fit dire une messe pour le repos de son âme.
Ce jour-là, il lui advint un grand bonheur : au moment du dîner, le nègre de Mme de Larsonnière se présenta, tenant le perroquet dans sa cage, avec le bâton, la chaîne et le cadenas. Un billet de la Baronne annonçait à Mme Aubain que, son mari étant élevé à une préfecture, ils partaient le soir; et elle la priait d'accepter cet oiseau comme un souvenir et en témoignage de ses respects.
Il occupait depuis longtemps l'imagination de Félicité, car il venait d'Amérique et ce mot lui rappelait Victor, si bien qu'elle s'en informait auprès du nègre. Une fois même elle avait dit : - « C'est Madame qui serait heureuse de l'avoir ! » Le nègre avait redit le propos à sa maîtresse, qui, ne pouvant l'emmener, s'en débarrassait de cette façon.
Il s'appelait Loulou et son corps était vert, le bout de ses ailes rose, son front bleu et sa gorge dorée.
Mais il avait la fatigante manie de mordre son bâton s'arrachait les plumes, éparpillait ses ordures, répandait l'eau de sa baignoire ; Mme Aubain, qu'il ennuyait, le donna pour toujours à Félicité.
Elle entreprit de l'instruire ; bientôt il répéta « Charmant garçon ! Serviteur, monsieur ! Je vous salue, Marie ! » Il était placé auprès de la porte, et plusieurs s'étonnaient qu'il ne répondît pas au nom de Jacquot, puisque tous les perroquets s'appellent Jacquot. On le comparait à une dinde, à une bûche : autant de coups de poignard pour Félicité ! Etrange obstination de Loulou, ne parlant plus du moment qu'on le regardait !
Néanmoins il recherchait la compagnie ; car le dimanche, pendant que ces demoiselles Rochefeuille, M. de Houppeville et de nouveaux habitués : Onfroy l'apothicaire, M. Varin et le capitaine Mathieu, faisaient leur partie de cartes, il cognait les vitres avec ses ailes, et se démenait si furieusement. qu'il était impossible de s'entendre.
La figure de Bourais, sans doute, lui paraissait très drôle. Dès qu'il l'apercevait, il commençait à rire, à rire de toutes ses forces. Les éclats de sa voix bondissaient dans la cour, l'écho les répétait, les voisins se mettaient à leurs fenêtres, riaient aussi ; et, pour n'être pas vu du perroquet, M. Bourais se coulait le long du mur, en dissimulant son profil avec son chapeau, atteignait la rivière puis entrait par la porte du jardin ; et les regards qu'il envoyait à l'oiseau manquaient de tendresse.
Loulou avait reçu du garçon boucher une chiquenaude, s'étant permis d'enfoncer la tête dans sa corbeille ; et depuis lors il tâchait toujours de le pincer à travers sa chemise. Fabu menaçait de lui tordre le col, bien qu'il ne fût pas cruel, malgré le tatouage de ses bras, et ses gros favoris. Au contraire ! il avait plutôt du penchant pour le perroquet, jusqu'à vouloir, par humeur joviale, lui apprendre des jurons. Félicité, que ces manières effrayaient, le plaça dans la cuisine. Sa chaînette fut retirée, et il circulait dans la maison.
Quand il descendait l'escalier, il appuyait sur les marches la courbe de son bec, levait la patte droite, puis la gauche ; et elle avait peur qu'une telle gymnastique ne lui causât des étourdissements. Il devint malade, ne pouvait plus parler ni manger. C'était sous sa langue une épaisseur, comme en ont les poules quelquefois. Elle le guérit, en arrachant cette pellicule avec ses ongles. M. Paul un jour, eut l'imprudence de lui souffler aux narines la fumée d'un cigare ; une autre fois que Mme Lormeau l'agaçait du bout de son ombrelle, il en happa la virole ; enfin, il se perdit.
Elle l'avait posé sur l'herbe pour le rafraîchir, s'absenta une minute ; et, quand elle revint, plus de perroquet ! D'abord, elle le chercha dans les buissons, au bord de l'eau et sur les toits, sans écouter sa maîtresse qui lui criait « Prenez donc garde ! vous êtes folle ! » Ensuite, elle inspecta tous les jardins de Pont-l'Evêque ; et elle arrêtait les passants. « Vous n'auriez pas vu, quelquefois, par, hasard, mon perroquet ? » A ceux qui ne connaissaient pas le perroquet, elle en faisait la description. Tout à coup, elle crut distinguer derrière les moulins, au bas de la côte, une chose verte qui voltigeait. Mais au haut de la côte, rien ! Un porte-balle lui affirma qu'il l'avait rencontré tout à l'heure à Saint-Melaine, dans la boutique de la mère Simon. Elle y courut. On ne savait pas ce qu'elle voulait dire. Enfin elle rentra épuisée, les savates en lambeaux, la mort dans l'âme ; et, assise au milieu du banc, près de Madame, elle racontait toutes ses démarches, quand un poids léger lui tomba sur l'épaule, Loulou ! Que diable avait-il fait ? Peut-être qu'il s'était promené aux environs !
Elle eut du mal à s'en remettre, ou plutôt ne s'en remit jamais.
Par suite d'un refroidissement, il. lui vint une angine ; peu de temps après, un mal d 'oreilles . Trois ans plus tard, elle était sourde ; et elle parlait très haut, même à l'église. Bien que ses péchés auraient pu sans déshonneur pour elle, ni inconvénient pour le monde, se répandre à tous les coins du diocèse, M. le Curé jugea convenable de ne plus recevoir sa confession que dans la sacristie.
Des bourdonnements illusoires achevaient de la troubler. Souvent, sa maîtresse lui disait : « - Mon Dieu ! comme vous êtes bête ! » ; elle répliquait « - Oui, Madame » ; en cherchant quelque chose autour d'elle.
Le petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le carillon des cloches, le mugissement des boeufs n'existaient plus ! Tous les êtres fonctionnaient avec le silence des fantômes. Un seul bruit arrivait maintenant à ses oreilles, la voix du perroquet.
Comme pour la distraire, il reproduisait le tic-tac du tournebroche, l'appel aigu d'un vendeur de poisson, la scie du menuisier qui logeait en face ; et, aux coups de la sonnette, imitait Mme Aubain , - « Félicité ! la porte, la porte ! »
Ils avaient des dialogues, lui, débitant à satiété les trois phrases de son répertoire, et elle, y répondant par des mots sans plus de suite, mais où son coeur s'épanchait. Loulou, dans son isolement était presque un fils, un amoureux. Il escaladait ses doigts, mordillait ses lèvres, se cramponnait à son fichu ; et, comme elle penchait son front en branlant la tête à la manière des nourrices, les grandes ailes du bonnet et les ailes de l'oiseau frémissaient ensemble.
Quand des nuages s'amoncelaient et que le tonnerre grondait, il poussait des cris, se rappelant peut-être les ondées de ses forêts natales. Le ruissellement de l'eau que crachaient les gouttières, excitait son délire ; il voletait éperdu, montait au plafond, renversait tout, et par la fenêtre allait barboter dans le jardin ; mais revenait vite sur un des chenets ; et,sautillant pour sécher ses plumes, montrait tantôt sa queue, tantôt son bec.
Un matin du terrible hiver de 1837, qu'elle l'avait mis devant la cheminée, à cause du froid, elle le trouva mort au milieu de sa cage, la tête en bas, et les ongles dans les fils de fer. Une congestion l'avait tué, sans doute. Elle crut à un empoisonnement par le persil ; et, malgré l'absence de toute preuve, ses soupçons portèrent sur Fabu.
Elle pleura tellement que sa maîtresse lui dit - « Eh bien ! faites-le empailler ! »
Alors elle demanda conseil au pharmacien qui avait toujours été bon pour le perroquet.
Il écrivit au Havre. Un certain Fellacher se chargea de cette besogne. Mais, comme la diligence égarait parfois les colis, elle résolut de le porter elle-même, jusqu'à Honfleur.
Les pommiers sans feuilles se succédaient aux bords de la route. De la glace couvrait les fossés. Des chiens aboyaient autour des fermes ; et les mains sous son mantelet, avec ses petits sabots noirs et son cabas, elle marchait prestement, sur le milieu du pavé.
Elle traversa la forêt, dépassa le Haut-Chêne, atteignit Saint-Gatien.
Derrière elle, dans un nuage de poussière et emportée par la descente, une malle-poste au grand galop se précipitait comme une trombe. En voyant cette femme qui ne se dérangeait pas, le conducteur se dressa pardessus la capote, et le postillon criait aussi pendant que ses quatre chevaux, qu'il ne pouvait retenir, accéléraient leur train ; les deux premiers la frôlaient ; d'une secousse de ses guides il les jeta dans le débord, mais furieux releva le bras, et à pleine volée, avec son grand fouet, lui cingla du ventre au chignon un tel coup qu'elle tomba sur le dos.
Son premier geste, quand elle reprit connaissance, fut d'ouvrir son panier. Loulou n'avait rien, heureusement. Elle sentit une brûlure à la joue droite ; ses mains qu'elle y porta étaient rouges. Le sang coulait.
Elle s'assit sur un mètre de cailloux, se tamponna le visage avec son mouchoir, puis elle mangea une croûte de pain, mise dans son panier par précaution, et se consolait de sa blessure en regardant l'oiseau.
Arrivée au sommet d'Ecquemauville, elle aperçut les lumières de Honfleur qui scintillaient dans la nuit comme une quantité d'étoiles ; la mer, plus loin, s'étalait confusément. Alors, une faiblesse l'arrêta ; et la misère de son enfance, la déception du premier amour, le départ de son neveu, la mort de Virginie, comme les flots d'une marée, revinrent à la fois, et, lui montant à la gorge, l'étouffaient.
Puis, elle voulut parler au capitaine du bateau ; et sans dire ce qu'elle envoyait, lui fit des recommandations.
Fellacher garda longtemps le perroquet. Il le promettait toujours pour la semaine prochaine ; au bout de six mois, il annonça le départ d'une caisse ; et il n'en fut plus question. C'était à croire que jamais Loulou ne reviendrait « Ils me l'auront volé » pensait-elle.
Enfin, il arriva, - et splendide, droit sur une branche d'arbre, qui se vissait dans un socle d'acajou, une patte en l'air, la tête oblique, et mordant une noix, que l'empailleur par amour du grandiose avait dorée.
Elle l'enferma dans sa chambre.
Cet endroit, où elle admettait peu de monde, avait l'air tout à la fois d'une chapelle et d'un bazar, tant il contenait d'objets religieux et de choses hétéroclites.
Une grande armoire gênait pour ouvrir la porte. En face de la fenêtre surplombant le jardin, un oeil-de-boeuf regardait la cour ; une table près du lit de sangle, supportait un pot à l'eau, deux peignes, et un cube de savon bleu dans une assiette ébréchée. On voyait contre les murs : des chapelets, des médailles, plusieurs bonnes Vierges, un bénitier en noix de coco ; sur la commode, couverte d'un drap comme un autel, la boîte en coquillages que lui avait donnée Victor ; puis un arrosoir et un ballon, des cahiers d'écriture, la géographie en estampes, une paire de bottines ; et au clou du miroir, accroché par ses rubans, le petit chapeau de peluche ! Félicité poussait même ce genre de respect si loin qu'elle conservait une des redingotes de Monsieur. Toutes les vieilleries dont ne voulait plus Mme Aubain, elle les prenait pour sa chambre. C'est ainsi qu'il y avait des fleurs artificielles au bord de la commode, et le portrait du comte d'Artois dans l'enfoncement de la lucarne.
Au moyen d'une planchette, Loulou fut établi sur un corps de cheminée qui avançait dans l'appartement. Chaque matin, en s'éveillant, elle l'apercevait à la clarté de l'aube, et se rappelait alors les jours disparus, et d'insignifiantes actions jusqu'en leurs moindres détails, sans douleur, pleine de tranquillité.
Ne communiquant avec personne, elle vivait dans une torpeur de somnambule. Les processions de la Fête-Dieu la ranimaient. Elle allait quêter chez les voisines des flambeaux et des paillassons, afin d'embellir le reposoir que l'on dressait dans la rue.
A l'église, elle contemplait toujours le Saint-Esprit, et observa qu'il avait quelque chose du perroquet. Sa ressemblance lui parut encore plus manifeste sur une image d'Epinal, représentant le baptême de Notre-Seigneur. Avec ses ailes de pourpre et son corps d'émeraude, c'était vraiment le portrait de Loulou.
L'ayant acheté, elle le suspendit à la place du comte d'Artois, - de sorte que, du même coup d'oeil, elle les voyait ensemble. Ils s'associèrent dans sa pensée, le perroquet se trouvant sanctifié par ce rapport avec le Saint-Esprit, qui devenait plus vivant à ses yeux et intelligible. Le Père, pour s'énoncer, n'avait pu choisir une colombe puisque ces bêtes-là n'ont pas de voix mais plutôt un des ancêtres de Loulou. Et Félicité priait en regardant l'image, mais de temps à autre se tournait un peu vers l'oiseau.
Elle eut envie de se mettre dans les demoiselles de la Vierge. Mme Aubain l'en dissuada.
Un événement considérable surgit : le mariage de Paul.
Après avoir été, d'abord clerc de notaire, puis dans le commerce, dans la Douane, dans les Contributions, et même avoir commencé des démarches pour les Eaux et Forêts, à trente-six ans, tout à coup, par une inspiration du ciel, il avait découvert sa voie : l'Enregistrement ! et y montrait de si hautes facultés qu'un vérificateur lui avait offert sa fille, en lui promettant sa protection.
Paul, devenu sérieux, l'amena chez sa mère.
Elle dénigra les usages de Pont-l'Evêque, fit la princesse, blessa Félicité. Mme Aubain à son départ sentit un allégement.
La semaine suivante, on apprit la mort de M. Bourais, en Basse Bretagne, dans une auberge. La rumeur d'un suicide se confirma ; des doutes s'élevèrent sur sa probité. Mme Aubain étudia ses comptes, et ne tarda pas à connaître la kyrielle de ses noirceurs : détournements d'arrérages, ventes de bois dissimulées, fausses quittances, etc ! De plus, il avait un enfant naturel, et « des relations avec une personne de Dozulé » .
Ces turpitudes l'affligèrent beaucoup. Au mois de mars 1853, elle fut prise d'une douleur dans la poitrine ; sa langue paraissait couverte de fumée, les sangsues ne calmèrent pas l'oppression ; et le neuvième soir elle expira, ayant juste soixante-douze ans.
On. la croyait moins vieille, à cause de ses cheveux bruns, dont les bandeaux entouraient sa figure blême, marquée de petite vérole. Peu d'amis la regrettèrent, ses façons étant d'une hauteur qui éloignait.
Félicité la pleura, comme on ne pleure pas les maîtres. Que Madame mourût avant elle, cela troublait ses idées, lui semblait contraire à l'ordre des choses, inadmissible et monstrueux.
Dix jours après (le temps d'accourir de Besançon), les héritiers survinrent. La bru fouilla les tiroirs, choisit des meubles, vendit les autres, puis ils regagnèrent l'enregistrement.
Le fauteuil de Madame, son guéridon, sa chaufferette, les huit chaises, étaient partis ! La place des gravures se dessinait en carrés jaunes au milieu des cloisons. Ils avaient emporté les deux couchettes, avec leurs matelas, et dans le placard on ne voyait plus rien de toutes les affaires de Virginie ! Félicité remonta les étages, ivre de tristesse.
Le lendemain il y avait sur la porte une affiche ; l'apothicaire lui cria dans l'oreille que la maison était à vendre.
Elle chancela, et fut obligée de s'asseoir.
Ce qui la désolait principalement, c'était d'abandonner sa chambre, - si commode pour le pauvre Loulou ! En l'enveloppant d'un regard d'angoisse, elle implorait le Saint-Esprit, et contracta l'habitude idolâtre de dire ses oraisons, agenouillée devant le perroquet. Quelquefois, le soleil entrant par la lucarne frappait son oeil de verre, et en faisait jaillir un grand rayon lumineux qui la mettait en extase.
Elle avait une rente de trois cent quatre-vingt francs, léguée par sa maîtresse. Le jardin lui fournissait des légumes. Quant aux habits, elle possédait de quoi se vêtir jusqu'à la fin de ses jours, et épargnait l'éclairage en se couchant dès le crépuscule.
Elle ne sortait guère, afin d'éviter la boutique du brocanteur, où s'étalaient quelques-uns des anciens meubles. Depuis son étourdissement, elle traînait une jambe ; et, ses forces diminuant, la mère Simon, ruinée dans l'épicerie venait tous les matins fendre son bois et pomper de l'eau.
Ses yeux s'affaiblirent. Les persiennes n'ouvraient plus. Bien des années se passèrent. Et la maison ne se louait pas, et ne se vendait pas.
Dans la crainte qu'on ne la renvoyât, Félicité ne demandait aucune réparation. Les lattes du toit pourrissaient ; pendant tout un hiver son traversin fut mouillé. Après Pâques, elle cracha du sang.
Alors la mère Simon eut recours à un docteur. Félicité voulut savoir ce qu'elle avait. Mais, trop sourde pour entendre, un seul mot lui parvint : « pneumonie ». Il lui était connu, et elle répliqua doucement : - « Ah comme Madame ! », trouvant naturel de suivre sa maîtresse.
Le moment des reposoirs approchait.
Le premier était toujours au bas de la côte, le second devant la poste, le troisième vers le milieu de la rue. Il y eut des rivalités à propos de celui-là, et les paroissiennes choisirent finalement la cour de Mme Aubain.
Les oppressions et la fièvre augmentaient. Félicité se chagrinait de ne rien faire pour le reposoir. Au moins, si elle avait pu y mettre quelque chose ! Alors elle songea au perroquet. Ce n'était pas convenable, objectèrent les voisines. Mais le Curé accorda cette permission ; elle en fut tellement heureuse qu'elle le pria d'accepter, quand elle serait morte, Loulou sa seule richesse.
Du mardi au samedi, veille de la Fête-Dieu, elle toussa fréquemment. Le soir son visage était grippé, ses lèvres se collaient à ses gencives, les vomissements parurent ; et le lendemain, au petit jour, se sentant très bas, elle fit appeler un prêtre.
Trois bonnes femmes l'entouraient pendant l'extrême-onction. Puis elle déclara qu'elle avait besoin de parler à Fabu.
Il arriva en toilette des dimanches, mal à son aise dans cette atmosphère lugubre.
- « Pardonnez-moi » dit-elle, avec un effort pour étendre le bras, « je croyais que c'était vous qui l'aviez tué ! »
Que signifiaient des potins pareils ? L'avoir soupçonné d'un meurtre, un homme comme lui ! et il s'indignait, allait faire du tapage ! - « Elle n'a plus sa tête, vous voyez bien ! »
Félicite de temps à autre parlait à des ombres. Les bonnes femmes s'en allèrent. La Simonne déjeuna.
Un peu plus tard, elle prit Loulou, et, l'approchant de Félicité :
- « Allons ! dites-lui adieu ! »
Bien qu'il ne fût pas un cadavre, les vers le dévoraient ; une de ses ailes était cassée. L'étoupe lui sortait du ventre. Mais, aveugle à présent, elle le baisa au front, et le gardait contre sa joue. La Simonne le reprit pour le mettre sur le reposoir.
Les herbages envoyaient l'odeur de l'été. Des mouches bourdonnaient ; le soleil faisait luire la rivière, chauffait les ardoises. La mère Simon revenue dans la chambre, s'endormait doucement.
Des coups de cloche la réveillèrent ; on sortait des vêpres. Le délire de Félicité tomba. En songeant à la procession, elle la voyait, comme si elle l'eût suivie.
Tous les enfants des écoles, les chantres et les pompiers marchaient sur les trottoirs, tandis qu'au milieu de la rue s'avançaient premièrement : le suisse armé de sa hallebarde, le bedeau avec une grande croix, l'instituteur surveillant les gamins, la religieuse inquiète de ses petites filles ; trois des plus mignonnes, frisées comme des anges, jetaient dans l'air des pétales de roses ; le diacre, les bras écartés, modérait la musique ; et deux encenseurs se retournaient à chaque pas vers le Saint-Sacrement, que portait, sous un dais de velours ponceau tenu par quatre fabriciens, M. le curé, dans sa belle chasuble. Un flot de monde se poussait derrière, entre les nappes blanches couvrant le mur des maisons ; et l'on arriva au bas de la côte.
Une sueur froide mouillait les tempes de Félicité. La Simonne l'épongeait avec un linge, en se disant qu'un jour il lui faudrait passer par là.
Le murmure de la foule grossit, fut un moment très fort, s'éloignait.
Une fusillade ébranla les carreaux. C'étaient les postillons saluant l'ostensoir. Félicité roula ses prunelles, et elle dit, le moins bas qu'elle put.
« - Est-il bien ! » tourmentée du perroquet.
Son agonie commença. Un râle, de plus en plus précipité, lui soulevait les côtes. Des bouillons d'écume venaient aux coins de sa bouche, et tout son corps tremblait.
Bientôt on distingua le ronflement des ophicléides, les voix claires des enfants, la voix profonde des hommes. Tout se taisait par intervalles, et le battement des pas, que des fleurs amortissaient, faisait le bruit d'un troupeau sur du gazon.
Le clergé parut dans la cour. La Simonne grimpa sur une chaise pour atteindre à l'oeil-de-boeuf, et de cette manière dominait le reposoir.
Des guirlandes vertes pendaient sur l'autel, orné d'un falbalas, en point d'Angleterre. Il y avait au milieu un petit cadre enfermant des reliques, deux orangers dans les angles, et, tout le long, des flambeaux d'argent et des vases en porcelaine, d'où s'élançaient des tournesols, des lis, des pivoines, des digitales, des touffes d'hortensias. Ce monceau de couleurs éclatantes descendait obliquement, du premier étage jusqu'au tapis se continuant sur les pavés ; et des choses rares tiraient les yeux. Un sucrier de vermeil avait une couronne de violettes, des pendeloques en pierres d'Alençon brillaient sur de la mousse, deux écrans chinois montraient leurs paysages. Loulou, caché sous des roses, ne laissait voir que son front bleu, pareil à une plaque de lapis.
Les fabriciens, les chantres, les enfants se rangèrent sur les trois côtés de la cour. Le prêtre gravit lentement les marches, et posa sur la dentelle son grand soleil d'or qui rayonnait. Tous s'agenouillèrent. Il se fit un grand silence. Et les encensoirs, allant à pleine volée, glissaient sur leurs chaînettes.
Une vapeur d'azur monta dans la chambre de Félicité. Elle avança les narines, en la humant avec une sensualité mystique ; puis ferma les paupières. Ses lèvres souriaient. Les mouvements du coeur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s'épuise, comme un écho disparaît ; et, quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête.Gustave Flaubert
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