• Ecoutez-moi!

     

    - Et moi, je vous parlerai jusqu'au bout, jusqu'à ce que j'aie fini tout ce que j'ai à vous dire, et si vous essayez de m'en empêcher, j'élèverai la voix de façon à être entendue par les deux domestiques qui sont sur le siège. Je ne vous ai laissé monter ici que pour cela, car j'ai ces témoins qui vous forceront à m'écouter et à vous contenir. Écoutez-moi. Vous m'avez toujours été antipathique et je vous l'ai toujours laissé voir, car je n'ai jamais menti, monsieur. Vous m'avez épousée malgré moi, vous avez forcé mes parents qui étaient gênés à me donner à vous, parce que vous êtes très riche. Ils m'y ont contrainte, en me faisant pleurer.

    "Vous m'avez donc achetée, et dès que j'ai été en votre pouvoir, dès que j'ai commencé à devenir pour vous une compagne prête à s'attacher, à oublier vos procédés d'intimidation et de coercition pour me souvenir seulement que je devais être une femme dévouée et vous aimer autant qu'il m'était possible de le faire, vous êtes devenu jaloux, vous, comme aucun homme ne l'a jamais été, d'une jalousie d'espion, basse, ignoble, dégradante pour vous, insultante pour moi. Je n'étais pas mariée depuis huit mois que vous m'avez soupçonnée de toutes les perfidies. Vous me l'avez même laissé entendre. Quelle honte ! Et comme vous ne pouviez pas m'empêcher d'être belle et de plaire, d'être appelée dans les salons et aussi dans les journaux une des plus jolies femmes de Paris, vous avez cherché ce que vous pourriez imaginer pour écarter de moi les galanteries, et vous avez eu cette idée abominable de me faire passer ma vie dans une perpétuelle grossesse, jusqu'au moment où je dégoûterais tous les hommes. Oh ! ne niez pas ! Je n'ai point compris pendant longtemps, puis j'ai deviné. Vous vous en êtes vanté même à votre soeur, qui me l'a dit, car elle m'aime et elle a été révoltée de votre grossièreté de rustre.

    "Ah ! rappelez-vous nos luttes, les portes brisées, les serrures forcées ! A quelle existence vous m'avez condamnée depuis onze ans, une existence de jument poulinière enfermée dans un haras. Puis, dès que j'étais grosse, vous vous dégoûtiez aussi de moi, vous, et je ne vous voyais plus durant des mois. On m'envoyait à la campagne, dans le château de la famille, au vert, au pré, faire mon petit. Et quand je reparaissais, fraîche et belle, indestructible, toujours séduisante et toujours entourée d'hommages, espérant enfin que j'allais vivre un peu comme une jeune femme riche qui appartient au monde, la jalousie vous reprenait, et vous recommenciez à me poursuivre de l'infâme et haineux désir dont vous souffrez en ce moment, à mon côté. Et ce n'est pas le désir de me posséder - je ne me serais jamais refusée à vous - c'est le désir de me déformer.

    "Il s'est de plus passé cette chose abominable et si mystérieuse que j'ai été longtemps à la pénétrer (mais je suis devenue fine à vous voir agir et penser) : vous vous êtes attaché à vos enfants de toute la sécurité qu'ils vous ont donnée pendant que je les portais dans ma taille. Vous avez fait de l'affection pour eux avec toute l'aversion que vous aviez pour moi, avec toutes vos craintes ignobles momentanément calmées et avec la joie de me voir grossir.

    "Ah ! cette joie, combien de fois je l'ai sentie en vous, je l'ai rencontrée, dans vos yeux, je l'ai devinée. Vos enfants, vous les aimez comme des victoires et non comme votre sang. Ce sont des victoires sur moi, sur, ma jeunesse, sur ma beauté, sur mon charme, sur les compliments qu'on m'adressait, et sur ceux qu'on chuchotait autour de moi, sans me les dire. Et vous en êtes fier ; vous paradez avec eux, vous les promenez en break au bois de Boulogne, sur des ânes à Montmorency. Vous les conduisez aux matinées théâtrales pour qu'on vous voie au milieu d'eux, qu'on dise "quel bon père" et qu'on le répète..."

    Gue de Maupassant "L'inutile beauté"

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