• I - CONTRE L’INDIFFÉRENCE (5) 2/2

     L'amour chrétien

    Pauvre grande Église catholique, dont un sociologue prussien et un psychiatre viennois ont réussi à ébranler, en un siècle, les fondations millénaires ! Au lieu d’accueillir le monde d’aujourd’hui avec sa maternelle sérénité d’autrefois, brusquement affolée par le marxisme, la psychanalyse et les fusées interplanétaires, la voici qui se jette, avec des siècles de retard et des ruses maladroites, dans la course au progrès. Grâce aux laborieuses initiatives de ses abbés les plus zélés, telles ces coquettes vieillies et délaissées, qui changent de fard, de parfum, de visage selon la mode et minaudent comme des jeunes filles, la voici agenouillée devant la science, ramassant les miettes de sociologie et de neurophysiologie que laisse tomber sa jeune rivale. *
     Et pourtant, qui l’a forcée dans son saint repaire ? Qui lui a disputé le monopole des âmes ? Les âmes ! C’est un mot qu’on n’a guère l’occasion de lire sous la plume des abbés Oraison et Lestapis. Et sans doute est-ce un mot bien démodé, trop imprécis, trop peu scientifique pour eux et leurs lecteurs. Un mot choquant et dangereux, qui contredirait les magnifiques efforts de l’Église pour s’adapter au monde moderne. Mieux vaut parler de réflexes affectifs plutôt que d’âme, et de sexualité plutôt que d’amour. D’ailleurs l’amour romantique, nous rappelle Yvon Bres dans Esprit, « est une des causes les plus fréquentes d’impuissance, d’homosexualité, de suicide ». Et il propose de substituer au terme amour celui de « sympathie sexuelle », dont il veut bien nous donner la définition précise : « … un domaine qui n’est ni au-delà de l’éthique ni exactement en deçà, mais un peu à côté, sans pour autant être secondaire ». Probablement informé de cette invention, le révérend père de Lestapis en tire dans son style personnel la superbe conclusion : « Si c’est cela qu’on réclamait il y a quelques années, lorsqu’une grande revue titrait un de ses numéros “L’amour est à réinventer”, on peut affirmer qu’à présent la chose est faite. »
     Nous voilà tous rassérénés, mon père ; et, dans le bonheur étourdi que nous donne votre certitude, nous voulons bien oublier avec vous qu’un poète du XIXe siècle que vous ne lisez pas, Rimbaud, avait écrit cette phrase immense et satanique avant les revues que vous lisez. *
     
     Il faut rendre justice à Esprit. Quelques articles remarquables, comme ceux de Michel Deguy ou de Menite Grégoire, ne partagent pas cet optimisme aberrant. Ils ne trouvent pas dans ce défoulement érotique l’illusion qu’un nouvel amour est né.
     Loin de renaître, il me semble que l’amour s’éteint, s’enfonce, étouffe au fond de nous-mêmes. Le beau courage de consacrer un numéro spécial à la sexualité après le Crapouillot, le Reader’s Digest, Cinémonde et Guérir ! Aujourd’hui l’entreprise hardie, insensée, mais peut-être enfin libératrice, ce serait de parler d’amour. N’en déplaise aux philosophes, aux psychiatres et aux révérends pères, notre époque est justement la plus refoulée de toutes. Les tabous, les interdits qui encombraient la vie sexuelle de nos ancêtres disparaissaient au moins dans la nuit des alcôves, derrière les baldaquins à fleurs ; les interdits qui pèsent aujourd’hui sur l’amour, nul moment, nul regard ne les lève. Nous sommes peut-être défoulés, les femmes nues ne nous font plus peur, chacun accomplit ses devoirs sexuels d’un corps égal et tranquille. Mais quel bonheur devons-nous à ce bel équilibre ? D’où vient cette angoisse, cette fatigue de vivre, chaque année plus présente dans les livres, les films et sur les visages inconnus que nous croisons ? Il faut en avertir les collaborateurs d’Esprit : je ne crois pas que ma génération, je ne crois pas que la jeunesse les suive. Elle commence à être lasse de cette civilisation sans mystère qui prétend lui donner réponse à tout et lui apprendre à ne croire qu’à ce qui se voit, se touche ou se compte. Elle est lasse de posséder si facilement des corps et de perdre, par cette facilité même, l’espoir d’une jouissance plus délicate, qu’elle n’ose pas appeler l’amour. Elle est lasse de ne sentir battre son cœur qu’une trentaine de secondes, sur un lit à peine froissé, le soir même de la première rencontre ; ces trente secondes ne lui paraissent pas mériter un numéro spécial, M. l’abbé Oraison, et dans le secret de son cœur déchiré, méconnu, elle rêve de béatitudes plus durables. Elle est lasse de cette complicité des philosophes, des psychiatres, des révérends pères et autres savants, et autres malins pour prévenir ses folies, étouffer ses rêves et lui fabriquer une belle conscience raisonnable et stérile. Elle méprise le monde que vous avez fait et les raisons que vous lui avez données de désirer mourir.

    "Une autre jeunesse" Jean-René Huguenin *

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