• IV - UNE AUTRE JEUNESSE (3) 2/2

    « Le bonheur n’est pas gai », disait Maupassant. Le nôtre non plus. Nous l’avons construit sur les ruines du XXe siècle, sur le désespoir de Kafka, de Sartre et de Camus. C’est un bonheur âpre et tragique, à l’image de cette Nature que nous aimons, de cette mer qu’aujourd’hui tant de jeunes écrivains décrivent. Pour ma part, entre tant d’autres rivages, ce sont ces rivages bretons que je choisirais pour illustrer ce dur bonheur – les rivages, les rochers bretons, et ces grèves… ces grèves bretonnes à la tombée du soir, au moment où plus rien au monde ne semble bouger que la mer, et où le roulement d’une charrette solitaire, au loin, se perd dans le roulement des vagues. Le soleil, dont le reflet frappait encore, tout à l’heure, la vitre d’une ferme sur la falaise, s’est éteint. L’imminence de la nuit rappelle une autre menace, permanente, inévitable. Dans quelques instants, il n’y aura plus de lumière, dans quelques instants nous allons mourir. Et tout à coup, dans cette fatalité même, dans la certitude même de mourir, nous découvrons une joie étrange. La joie, peut-être, de faire face ; de considérer notre fragilité, notre précarité, non plus comme les signes de quelque châtiment et la preuve de notre misère, mais au contraire comme l’effet d’un mécanisme à la fois gratuit et savant, miraculeusement agencé pour donner tout son prix à notre destinée. Nous pouvons l’appeler le Destin, ou la Nature, ou la Providence, ou la Volonté divine, qu’importe ? Le moindre objet devient précieux à nos yeux éphémères ; regarder, entendre, respirer seulement nous satisfait. Et nous sentons qu’il n’est pas de maladie, de malchance ni d’angoisse, qui ne puisse défier le bonheur de vivre – cet extravagant bonheur que nous devons à la fierté d’être mortels.
     Loin de nous dérober à la souffrance, nous lui rendons son véritable prix – je dirai que nous la recherchons. Ceux qui comprendront masochisme ne comprendront pas. La souffrance, bien sûr, ne fait pas notre plaisir, mais parce qu’elle aiguise l’attention, parce qu’elle rend le cœur et les sens vulnérables au moindre objet, à la moindre phrase, elle redonne à chacun de nos instants déchirés la nouveauté, la profondeur, la plénitude dont les avait privés notre habitude de vivre.
     Une nouvelle hiérarchie des valeurs s’impose alors : au lieu de rechercher ce qui nous serait doux, nous choisissons les extrêmes, l’aigu, l’intense. Voici un fragment du Voyage d’hiver, où Jacques Coudol exprime cette éperdue et imprudente poursuite du bonheur : « […] notre pouvoir de bonheur, si grand ou petit soit-il, ne nous est révélé que par celui des souffrances qui nous réduisent. Nous tentons de séparer l’un et l’autre. Nous ferions tout pour oublier que nous avons été désespérés, et tout pour violenter notre mémoire au point de ne laisser accéder que le souvenir de nos plaisirs dans son espace. C’est comme si nous prétendions nous alimenter et nous conduire de telle manière que nous ne soyons jamais fatigués, jamais malades…
     Et ceux qui prétendent avoir découvert le moyen d’être heureux, comme une méthode du gouvernement spirituel, n’avoueront peut-être pas, mais sauront ce que je veux dire. Leur façon n’est qu’un goût de l’extrême, une sorte de pari qu’ils se sont fait de jouer leur vie à pile ou face, en sachant bien que leurs revers seront terribles, mais aussi que leurs plaisirs auront une force inaccoutumée. Pour elle seule, ils ont pris ce risque. Et nous n’en saurons rien. Afin de conduire ainsi la conscience, il fallait d’abord l’entourer de mystère, la cacher. Et, pratiquement, pour un temps, ils se sont perdus de vue. » *
     
     Pendant longtemps, la vie a perdu son mystère. La Science, dont seuls peut-être les vrais savants devinent les limites, a fait se lever dans le monde un vent d’orgueil frénétique ; des esprits fragiles et médiocres ont cru éprouver tout à coup pour la connaissance une passion dont ils étaient bien incapables, mais qui les justifiait de se dérober à la morale, à toute la machinerie vieillotte des préjugés et des principes, accusée de favoriser l’obscurantisme. Au nom de la connaissance, chacun se passait ses moindres caprices. Seuls quelques arriérés conservaient le sens du refus, de la pureté, et limitaient honteusement le champ de leurs expériences. Les autres, mettant leur point d’honneur à se croire capables de tout – ce qui suppose en effet de la grandeur, mais chez les seules âmes d’élite –, ravis d’acquérir à si peu de frais la bonne conscience de leurs petits vices, jugeaient toute chose réductible à un phénomène scientifique et se ventaient d’y voir clair en tout. « Il n’y a pas de question », fut longtemps l’expression à la mode. Combien de braves gens se sont ainsi laissé éblouir par les « docteurs » ! Combien de grandes passions, de rêves fous se sont flétris dans les cabinets des psychiatres, comme des fleurs sous les doigts des vampires…
     La vie ne paraît claire qu’à ceux qui ne l’interrogent pas. Avec le sens de la question, nous avons retrouvé celui du mystère. Certes, nous désirons toujours la lumière, mais moins sûrs de la posséder que de la poursuivre, attentifs à toujours laisser sa part à l’ombre, nous avons le respect de l’inexplicable, nous subissons volontiers le charme incertain des signes, et le forfait nous émerveille.
     Voilà sans doute trop de nuances, et qui risquent de finir par paraître contradictoires. Peut-être aurais-je dû me contenter de dire que nous aimons la vie. Nous l’aimons tant, cette vie tragique, que le tragique lui-même nous semble aimable. Qui aime la vie aime la mort.
     Le jeune Clément Rosset, avec sa Philosophie tragique, est un excellent exemple de ce renouveau d’énergie, de vitalité, qui nous permet d’assumer notre condition douloureuse, et même de nous enivrer de sa douleur. Un passage de son livre m’a particulièrement frappé, où il décrit une fête, l’harmonieuse agitation des danses, la gaieté des voix, la légèreté de la musique – et où, brusquement, à travers une jeune fille qui s’élance vers son cavalier, il imagine la présence transparente, le souffle secret de la mort. « Nous admirons ces danseurs, écrit-il, et nous ressentons une fierté d’exister, parce que nous savons, par leur allégresse tragique, qu’ils savent que l’allégresse n’est pas pour l’homme : et voilà, je l’ai dit, la seule source véritable d’allégresse ; nous les aimons parce qu’ils ont, au moment même de leur danse, la révélation aiguë, beaucoup plus aiguë que dans les autres moments de leur existence, qu’ils sont éphémères et mortels, que leurs pères sont morts, qu’eux-mêmes vont vieillir, que peut-être l’amie avec laquelle ils dansent en ce moment périra demain d’un accident. Notre fête, c’est la révélation subite du tragique ; c’est le voile du bonheur qui se déchire… » *
     
     Amoureux de la vie, comment ne le serions-nous pas aussi de l’amour ? Mais, là encore, d’un amour grave, exigeant et pur. Non pas orageux à la manière romantique, car nous répugnons à compliquer pour rien les passions, et le seul risque de la comédie nous fait horreur. Ce qui distingue le mieux les romantiques d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, c’est peut-être cela : le degré de virilité. Les défauts féminins sont ceux que nous exécrons le plus : le jeu, le mensonge, la coquetterie, l’artifice.
     Cet amour ne refuse pas la chair, ce n’est pas un amour angélique, il sait ce qu’il peut devoir au plaisir. Mais l’érotisme, singulièrement à la mode depuis vingt ans, a perdu tout à coup son prestige monotone. Les écrivains qui s’imaginent encore illustrer la détresse de l’Occident par la description d’une partouze, les cinéastes qui s’ingénient à faire voler les jupons et tomber les pans des peignoirs nous paraissent péniblement démodés. Sans doute s’apercevront-ils bientôt qu’ils ne font pas bâiller que les corsages. Nous sommes décidément saturés de ces cuisses de vamps, de ces parties fines, de ces strip-teases, de cet immense effort de propagande entrepris par une génération éreintée, à demi impuissante, pour tenter de stimuler ses sens émoussés et ses reins vides. « Je n’en parle jamais, mais je le fais beaucoup », répondit une dame du grand siècle à un gentilhomme qui la questionnait sur l’amour. Nos aînés, justement, en parlaient trop.
     Rien ne s’use aussi vite qu’un corps. Le pire est qu’il use d’avance les autres corps inconnus qui, à quelques détails près, lui ressembleront. Il faut exiger bien peu de la vie, et avoir d’avance accepté l’ennui, pour se contenter du plaisir physique. L’amour moderne, sans illusions sur l’érotisme, est redevenu tendre.
     Mais nous avons dû renoncer aussi à des illusions plus douces. Nous savons que l’amour ne brise pas les solitudes ; nous savons qu’il n’atteint jamais tout à fait le rêve de communion qu’il poursuit ; nous savons que le temps l’altère. Qu’importe, nous acceptons tout cela d’avance, comme l’une des conditions tragiques de notre destinée. Et je ne crois pas que les plus grandes amours soient les plus ambitieuses, au contraire. Ces fins de baisers, ces regards qui doivent se désunir, à tout moment semblent préfigurer la séparation dernière, dont nous sentons la menace dans l’ombre, imprévisible, si proche peut-être, peut-être préméditée par nous-mêmes – et nous rendent plus précieuse encore la possession de ce que nous allons perdre.
     Le temps, ce temps qui travaille à notre perte, nous l’aurons ainsi bien joué. Au lieu de lui résister vainement, de s’arc-bouter contre son cours fatal, nous nous laissons emporter de face vers la mer, vers l’instant ultime que nous ne redoutons plus, où nous attend la paix, où nous attend peut-être enfin la lumière. *

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