• La quête du bonheur (20)


    Dans quelle mesure le caractère ambigu des révolutions naquit d’une équivoque dans l’esprit des hommes qui en furent les acteurs, la meilleure illustration de cette question se trouve peut-être dans les «Principes du gouvernement révolutionnaire» étonnamment contradictoires, énoncés par Robespierre. Il commençait par définir l’objectif d’un gouvernement constitutionnel comme la préservation de la république que le gouvernement révolutionnaire avait fondée dans le but d’instaurer la liberté publique. Pourtant, à peine avait-il défini l’objectif principal du gouvernement constitutionnel comme la «préservation de la liberté publique »qu’il faisait pour ainsi dire volte-face et rectifiait de lui-même : «Sous le régime constitutionnel, il suffit presque de protéger les individus contre l’abus de la puissance publique (1). » Dans cette seconde phrase, le pouvoir est encore public et aux mains du gouvernement, mais l’individu, devenu impuissant, doit en être protégé. D’autre part, la liberté a changé de lieu ; elle ne réside plus dans l’espace public mais dans la vie privée des citoyens et doit donc être défendue contre le public et sa puissance. La liberté et le pouvoir se sont scindés, et ce fut le début de l’identification fatale du pouvoir à la violence, du politique au gouvernement et du gouvernement à un mal nécessaire.
    Nous aurions pu tirer des illustrations similaires, encore que moins succinctes, des auteurs américains, et cela revient évidemment à dire que la question sociale interféra avec le cours de la Révolution américaine d’une façon tout aussi aiguë, mais moins dramatique, qu’avec celui de la Révolution française. Pourtant, la différence reste profonde. Étant donné que le pays ne fut jamais submergé par la pauvreté, ce fut moins le besoin que «la passion fatale pour les richesses soudaines» qui se dressa sur le chemin des fondateurs de la république. Et cette quête particulière du bonheur qui, selon le juge Pendleton, a toujours eu tendance «à éteindre tout sens du devoir politique et moral (2)», put être maintenue en suspens au moins le temps de poser les fondations et de construire le nouvel édifice, mais pas assez longtemps pour changer les mentalités de ceux qui devaient l’habiter. Au rebours de ce qui s’est passé en Europe, de ce fait, les notions révolutionnaires de bonheur public et de liberté politique n’ont jamais complètement disparu de la scène américaine ; elles sont devenues partie intégrante de la structure même du corps politique de la république. Cette structure possède-t-elle un socle de granit capable de résister aux futilités bouffonnes d’une société plongée dans l’opulence et la consommation, ou cédera-t-elle sous la pression de la richesse comme les communautés européennes ont cédé sous la pression de la misère et de l’infortune? L’avenir le dira. Il existe aujourd’hui autant de signes justifiant l’espoir que de signes instillant la crainte.

    A suivre

    __________________

    1. Voir son rapport à la Convention sur les «Principes du gouvernement révolutionnaire », in Œuvres,
    op. cit., éd. Laponneraye, 1840, vol. III, p. 513.

    2. Dans Hezekiah Niles, Principles andAc.ts ofthe Révolution, Baltimore, 1822, p.404.
     

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