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    J'ouvre ici une parenthèse, complètement inutile d'ailleurs, pour déclarer que le téléphone est une de mes haines.
    Je prétends qu'il est immoral de se parler de si loin, et que l'instrument susdit est une mécanique infernale.
    Il est bien entendu que je ne puis alléguer aucune preuve de l'origine ténébreuse de cet allonge-voix, et que je suis incapable de documenter mon affirmation. Mais j'en appelle aux gens de bonne foi et d'esprit ferme qui en ont usé.
    Le bruissement de larve qui précède l'entretien n'est-il pas comme un avertissement qu'on va pénétrer dans quelque confins réservé où la terreur, peut-être, surabonde... si on savait ?
    Et l'horrible déformation des sons humains qu'on croirait étirés sous un laminoir, qui ont l'air de n'arriver à l'oreille qu'à force de se distendre monstrueusement, n'est-elle pas aussi quelque chose d'un peu panique ?
    Il y a peu de jours, un vieux garçon de bains scientifiques, appointé spécialement pour le massage des découvertes utiles, au hammam d'un puissant journal, célébrait la gloire d'une usine anglaise qui venait d'exterminer l'Ecriture.
    Il paraît qu'une lumineuse machine va destituer la main des hommes qui n'auront plus du tout besoin d'écrire, et le fantoche invitait naturellement plusieurs peuples à se réjouir d'un tel progrès.
    J'imagine que le téléphone est un attentat plus grave, puisqu'il avilit la Parole même.

     
    "Histoires désobligeantes"  Léon Bloy
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    Le système n'admet pas de mécontents. Le rendement d'un mécontent - les statistiques le prouvent - est inférieur de trente pour cent au rendement normal, et de cinquante ou soixante pour cent au rendement d'un citoyen qui ne se contente pas de trouver sa situation supportable - en attendant le Paradis -, mais qui la tient pour la meilleure possible. Dès lors, le premier venu comprend très bien quelle sorte de collaborateur le technicien est tenu logiquement de former. Il n'y a rien de plus mélancolique que d'entendre les imbéciles donner encore au mots de Démocratie son ancien sens. Imbéciles ! Comment diable pouvez-vous espérer que la Technique tolère un régime où le technicien serait désigné par le moyen du vote, c'est-à-dire non pas selon son expérience technique garantie par des diplômes, mais selon le degré de sympathie qu'il est capable d'inspirer à l'électeur? La société moderne est désormais un ensemble de problèmes techniques à résoudre. Quelle place le politicien roublard, comme d'ailleurs l'électeur idéaliste, peuvent-ils avoir là-dedans? Imbécile ! Pensez-vous que la marche de tous ces rouages économiques, étroitement dépendants les uns des autres et tournant à la vitesse de l'éclair, va dépendre demain de bon plaisir des braves gens rassemblés dans les comices pour acclamer tel ou tel programme électoral? Imaginez-vous que la Technique d'orientation professionnelle, après avoir désigné pour quelque emploi subalterne un citoyen jugé particulièrement mal doué, supportera que le vote de ce malheureux décide, en dernier ressort, de l'adoption ou du rejet d'une mesure proposée par la Technique elle-même? Imbéciles ! chaque progrès de la Technique vous éloigne un peu plus de la démocratie rêvée jadis par les ouvriers idéalistes du faubourg Saint-Antoine.

     
    "La France contre les robots"  Georges Bernanos
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    Il n'est pas bon d'être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ça vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c'est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube une promesse qu'elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu'à la fin de ses jours. Après cela, chaque fois qu’une femme vous prend dans ses bras et vous serre sur son cœur, ce ne sont plus que des condoléances. On revient toujours gueuler sur la tombe de sa mère comme un chien abandonné. Jamais plus, jamais plus, jamais plus. Des bras adorables se referment autour de votre cou et des lèvres très douces vous parlent d'amour, mais vous êtes au courant. Vous êtes passé à la source très tôt et vous avez tout bu. Lorsque la soif vous reprend, vous avez beau vous jeter de tous côtés, il n'y a plus de puits, il n'y a que des mirages. Vous avez fait, dès la première lueur de l'aube, une étude très serrée de l'amour et vous avez sur vous de la documentation. Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu.

     
    "La Promesse de l'aube"  Romain Gary
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    « Qui de nous ne s’est éveillé parfois avant l’aurore. Lentement, des doigts pâles glissent dans les rideaux, qui semblent s’agiter. Imprécises et fantasmagoriques, les ombres muettes gagnent en rampant les coins de la chambre et se blottissent. Au dehors, c’est l’éveil des oiseaux dans les branches, le bruit des hommes se rendant au travail, les soupirs et les sanglots du vent descendu des collines et qui erre autour de la maison silencieuse, comme s’il hésitait entre la crainte d’en éveiller les hôtes endormis et le devoir de tirer le sommeil de sa grotte empourprée. Voile après voile, se lève la gaze fine de la pénombre, et par degrés, les choses reprennent leurs formes et leurs couleurs. Les pâles miroirs retrouvent leur vie mimée… […] »

    "Le portrait de Dorian Gray" Oscar Wilde *

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    Nature, notre bonne déesse, au moment de prendre en main la fabrication du bébé, n'a pas hésité une seconde à le (la) vouer aux Aventures. Pétrir une telle matière humaine comme un grand et pur porridge, lui donner les qualités physiques, intellectuelles et morales indispensables afin de faciliter les efforts subséquents de sa collègue et rivale Nourreture (que vous appelez, vous, Culture) pour faire de leur ouvrage commun le sujet d'un conte aussi exceptionnel que le mien fut pour elle une joie, et elle apporta à cette tâche tous ses soins.
    Mais elle pensa, à juste titre, qu'il serait dommage de s'être ainsi longuement concentrée sur le choix des ingrédients pour envoyer (comme son suzerain, Là-Haut-Là-Haut, lui avait enjoint de le faire) un garçon passer sur terre les seize premières années de son existence sans la moindre chance d'y accomplir un destin héroïque. Elle fabriqua donc, contrairement à ses instructions, une fille ; et elle fut assez content de sa décision, ayant toujours considéré les filles comme un matériau plus intéressant, varié et subtil que les garçons.

     
    "Le Chevalier Silence"   Jacques Roubaud
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