• PACIFISME (1/2)

     

    1924

    Aux héros de la paix, morts, vivants, à venir

    1. DIX ANNÉES DE GUERRE

    La paix, qui est tombée en ruine il y a dix ans, n’est à ce jour toujours pas rétablie.

    À la période de guerre de cinq ans a succédé pour l’Europe une période de cinq ans de demi-guerre. Pendant cette période il y a eu la guerre  russo- polonaise et la guerre gréco-turque, l’occupation de la Ruhr, les combats en Haute-Silésie, en Lituanie, en Hongrie de l’Ouest, à Fiume, à Corfou, la guerre civile en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Hongrie, en Irlande, en Grèce, en Bulgarie et en Albanie, la propagation des assassinats politiques et de l’incitation à la haine raciale, l’effondrement des devises et l’appauvrissement de tous les peuples.

    Cette décennie, la plus grave de l’histoire européenne depuis les invasions barbares, forme une accusation contre la guerre plus grave encore que celle que les pacifistes ont pu ou pourraient porter conte elle : néanmoins cette accusée n’a été pénalisée ni dans sa liberté, ni dans son honneur, ni dans sa vie, bien au contraire, elle est fêtée partout en triomphatrice, dicte la politique européenne et se prépare à fondre de nouveau sur les peuples d’Europe, pour les anéantir définitivement.

    En effet, on ne peut douter du fait qu’en raison du progrès des techniques de guerre, et plus particulièrement de la fabrication des poisons et de l’aviation , la prochaine guerre européenne n’affaiblirait pas ce continent, elle anéantirait plutôt.

    Par rapport à ce danger, qui le concerne personnellement et directement, chaque Européen doit prendre position. S’il lui paraît inévitable, alors reste comme seule conséquence logique l’émigration vers un  continent étranger. S’il lui paraît évitable, alors reste en tant que devoir le combat contre le risque de guerre et ses émissaires : le devoir de pacifisme.

    Demeurer Européen n’est pas seulement un destin aujourd’hui — c’est surtout un problème plein de responsabilité, dont la solution conditionne le futur de tous et de chacun.

    *

    Le pacifisme est aujourd’hui en Europe la seule Realpolitik. Celui qui espère le salut d’une guerre, s’adonne à des illusions romantiques.

    La majorité des politiciens européens semble reconnaître cela et souhaiter la paix — et avec eux l’écrasante majorité des Européens.

    Ce fait ne peut pourtant pas calmer le pacifiste se souvenant qu’il en était déjà de même en 1914 ; à l’époque aussi la plupart des hommes d’État et la majorité des Européens voulaient la paix : et cependant la guerre a éclaté, contre leur volonté.

    Ce déclenchement de la guerre a réussi grâce à un coup d’Etat international de la minorité des amis de la guerre, contre la majorité des ennemis de la guerre en Europe.

    Ce coup d’État, préparé de longue date, a saisi une occasion propice, désarçonné à travers des mensonges et des slogans les peuples inconscients, dont le destin est alors resté pendant des années livré à ces minorités.

    Nous en sommes donc arrivés à la Guerre mondiale à cause de la détermination des militaristes et de la faiblesse des pacifistes. Tant que cette relation demeure, tous les jours peut éclater une nouvelle guerre européenne. En effet aujourd’hui, comme autrefois, une minorité guerrière petite mais énergique fait face à une majorité pacifiste grande mais dénuée d’énergie ; elle joue avec la guerre au lieu de l’écraser ; elle adoucit les bellicistes au lieu de les terrasser, et crée ainsi la même situation qu’en 1914.

    *

    Le pacifisme oublie qu’un loup est plus fort que mille moutons — et que le nombre, en politique comme en stratégie, n’est décisif que s’il est bien mené et bien organisé.

    Cela, le pacifisme d’aujourd’hui l’est aussi peu qu’il y a dix ans : s’il l’avait été autrefois, la guerre n’aurait pas éclaté ; s’il l’était aujourd’hui, l’Europe serait protégée d’une nouvelle guerre.

    L’impuissance du pacifisme réside aujourd’hui comme autrefois dans le fait que, certes beaucoup souhaitent la paix, mais très peu la veulent ; beaucoup craignent la guerre — mais seuls peu la combattent.

    2. CRITIQUE DU PACIFISME

    La passive culpabilité de guerre afflige le pacifisme européen. Son mauvais encadrement, sa faiblesse et son absence de caractère ont encouragé les bellicistes à commencer la guerre.

    Les partisans de la pensée pacifiste, qui en 1914 ne se sont pas engagés à temps ni assez fortement pour leur idéal, sont coresponsables du déclenchement de la guerre.

    Mais si aujourd’hui, après cette expérience et cette constatation, un adversaire de la guerre s’obstine à la passivité, il attire alors sur lui une culpabilité encore plus lourde en prêtant ainsi main forte indirectement à la future guerre.

    Un pacifiste riche, qui aujourd’hui ne finance pas la paix, est un demi- belliciste.

    Un journaliste enclin au pacifisme, qui aujourd’hui ne propage pas le paix — est également un demi-belliciste.

    Un électeur, qui pour des motifs de politique intérieure, élit un candidat dont il n’a pas été témoin de sa volonté pacifiste — se condamne ainsi lui-même et ses enfants à une demi-peine de mort.

    Le devoir de chaque pacifiste est : dans la mesure de ses possibilités, empêcher la menace d’une guerre future ; s’il ne fait rien dans cette direction, soit il n’est alors pas pacifiste, soit il est irresponsable .

    *

    Le pacifisme n’a rien appris de la guerre : il est aujourd’hui essentiellement le même qu’en 1914. S’il ne reconnaît pas ses erreurs et s’il n’échange pas, le militarisme le piétinera aussi dans le futur.

    Les principales erreurs du pacifisme européen sont :

    Le pacifisme est non politique : parmi ses leaders il y a trop de doux rêveurs, et trop peu de politiciens. C’est pourquoi le pacifisme compte souvent sur des illusions, et ne tient pas compte des faits donnés, ne tient

    pas compte des faiblesses, de la déraison et de la méchanceté humaines : il tire donc de présupposés faux, des conclusions fausses.

    Le pacifisme est illimité  ; il ne sait pas s’y prendre pour délimiter ses buts ; il ne parvient à rien parce qu’il veut tout en même temps.

    Le pacifisme est prudent ; il est raisonnable dans le but — mais déraisonnable dans les moyens. Il dirige son vouloir vers le futur — mais laisse le présent aux intrigues des militaristes.

    Le pacifisme n’a pas de plan : il veut empêcher la guerre, sans la remplacer ; à son but négatif manque le programme positif d’une politique mondiale active.

    Le pacifisme est éclaté ; il a des sectes mais pas d’Église ; ses groupes travaillent isolés, sans encadrement ni organisation uniformes.

    Le pacifisme a l’habitude d’être une annexe plutôt que le point central des programmes politiques ; leur point central est une attitude qui relève de la politique intérieure, tandis que leur pacifisme est plus tactique que principiel.

    Le pacifisme est inconséquent ; il est généralement prêt à reculer aveuglément devant un « idéal plus haut », c'est-à-dire devant un slogan adroit, comme il l'a fait en 1914

    et comme il serait prêt à le refaire dans le futur.

    *

    Les pacifistes sont le plus grand défaut [ Übel : mal] du pacifisme. N’y change rien le fait que ce soit parmi eux que se trouvent les meilleurs et les plus importants hommes de notre temps. Ceux-ci sont exceptés de la critique suivante.

    La plupart des pacifistes sont des fantaisistes , lesquels méprisent la politique et ses moyens au lieu de les pratiquer ; c’est pourquoi ils ne sont pas, au grand détriment de leurs buts, pris au sérieux politiquement.

    Beaucoup de pacifistes croient changer le monde à travers des prêches — plutôt que par des actions  : ils compromettent le pacifisme politique en lui imposant des spéculations religieuses et métaphysiques.

    La crainte de la guerre, principalement, est la mère du pacifisme. Cette crainte du danger s’étend aussi à la vie quotidienne du pacifiste, elle l’empêche ainsi de s’exposer pour la pensée pacifiste.

    La bravoure et le dévouement sont plus rares chez les pacifistes que chez les militaristes ; beaucoup reconnaissent le risque de guerre — mais peu recourent à un sacrifice personnel ou matériel pour le détourner. Au lieu d’être des combattants — ce sont des tire-au-flanc du pacifisme , qui laissent aux autres le combat dont ils récoltent une partie des fruits.

    Beaucoup de pacifistes sont des natures douces qui ne craignent pas seulement la guerre — mais aussi le combat contre la guerre ; leur cœur est pur, mais leur volonté est faible et leur valeur au combat est donc illusoire.

    La plupart des pacifistes sont faibles dans leurs convictions — comme la plupart des humains ; incapables de contrer une suggestion de masse à l’instant décisif— ils sont pacifistes en temps de paix, militaristes en temps de guerre. Seule une organisation ferme, menée par une volonté forte, peut les contraindre durablement au service de la paix.

    3. PACIFISME RELIGIEUX ET POLITIQUE

    Le pacifisme religieux combat la guerre, parce qu’elle est amorale — le pacifisme politique, parce qu’elle est non rentable.

    Le pacifisme religieux voit dans la guerre un crime — le pacifisme politique une imbécillité.

    Le pacifisme religieux veut abolir la guerre à travers un changement des humains — le pacifisme politique veut empêcher la guerre à travers un changement des relations. —

    Ces deux formes de pacifisme sont bonnes et justifiées : séparées elles servent la paix et le progrès humains ; ce n’est que dans leur mélange qu’elles se nuisent plus qu’elles ne se servent mutuellement. En revanche elles doivent mutuellement sciemment se soutenir : il est donc normal  que le pacifiste politique se serve aussi d’arguments éthiques pour renforcer l’attractivité de sa propagande ; et que le pacifiste religieux, dans un cas critique, soutienne la politique pacifiste — plutôt que la militariste.

    *

    Dans ses méthodes, le pacifisme pratique doit cependant s’émanciper du pacifisme éthique : sinon il demeure incapable de mener victorieusement le combat contre le militarisme.

    En politique, les méthodes machiavéliennes du militarisme ont mieux fait leurs preuves que les méthodes tolstoïennes du pacifisme qui a pour conséquent dû capituler en 1914 et 1919.

    Si à l’avenir le pacifisme veut vaincre, il doit alors apprendre de ses adversaires et poursuivre ses buts tolstoïens avec des moyens machiavéliens : il doit apprendre des bandits comment on traite avec les bandits. En effet celui qui parmi des bandits jette son arme en signe de non-violence, n’aide ainsi que les bandits, que la violence, que l’injustice.

    C’est pourquoi le pacifiste politique doit reconnaître le fait que, dans la politique actuelle, la non-violence de la violence n’est pas encore mure, que seul peut renoncer à la violence celui qui, comme jadis le christianisme, compte sur les siècles. Mais l’Europe ne peut faire cela : si la paix ne vainc pas ici bientôt, alors dans 300 ans seuls des archéologues chinois dérangeront encore le calme de ses églises. Il ne suffit donc pas que la paix européenne vainque : si elle ne vainc pas bientôt, sa victoire sera illusoire.

    *

    Qui veut jouer victorieusement à un jeu, doit se soumettre aux règles du jeu. Les règles du jeu de la politique sont : la ruse et le pouvoir .

    Si le pacifisme veut s’insérer pratiquement dans la politique, alors il doit se servir de ces moyens pour combattre le militarisme. Ce n’est qu’après sa victoire qu’il pourra changer les règles du jeu et substituer le droit à la puissance .

    Cependant, tant qu’en politique la puissance passe avant le droit, le pacifisme doit s’appuyer sur la puissance. S’il laisse la puissance aux bellicistes, tandis que lui-même s’appuie seulement sur son bon droit — il ne prête alors main forte, en tant qu’il reste borné dans ses principes , qu’à la guerre du futur.

    Un politicien qui ne veut pas utiliser le pouvoir ressemble à un chirurgien qui ne veut pas couper : ici comme là, il s’agit de trouver la juste mesure entre le trop et le trop peu : sinon le patient meurt au lieu de guérir.

    La politique est l’apprentissage de la conquête et de l’usage juste de la puissance. La paix intérieure de tous les pays est maintenue  à travers le droit et le pouvoir : le droit sans le pouvoir mènerait immédiatement au chaos et à l’anarchie, donc à la plus grave forme de pouvoir.

    Le même destin menace la paix internationale — si son droit ne trouve aucun soutien dans une organisation internationale de la puissance.

    Le pacifisme en tant que programme politique ne doit donc en aucun cas refuser le pouvoir : seulement il doit l’utiliser contre la guerre — plutôt que pour.

    *

    La méfiance des masses pacifiques ] vis-à-vis de la gouvernance politique des pacifistes, qui est un paradoxe apparent, s’explique par le fait que la plupart des pacifistes ne maîtrisent pas le B.A.- BA de la politique.

    En effet, tout comme dans un procès nous confions plus volontiers notre défense à un avocat adroit, plutôt que maladroit — même si ce dernier est plein de bonté : de même les peuples remettent plus volontiers leur destin entre des mains adroites que pleines de bonté.

    Les pacifistes ne conquerront la confiance politique des masses que s’ils ne sont pas seulement, d’après les mots de la Bible, doux comme les colombes — mais aussi intelligent comme les serpents ; s’ils ne sont pas seulement nobles dans les buts — mais aussi adroits dans les moyens , à l’instar de leurs rivaux militaristes.

    4. RÉFORME DU PACIFISME

    Les temps modernes exigent un nouveau pacifisme. Des hommes d’État doivent marcher à sa tête, plutôt que des rêveurs ; des combattants doivent remplir ses rangs, plutôt que des râleurs !

    Seul un pacifisme étatique intelligent peut convaincre les masses — seul un pacifisme héroïque peut les attirer !

    Les nouveaux pacifistes doivent être des optimistes de volonté — mais des pessimistes du constat  . Ils ne doivent ni ignorer ni surestimer les dangers qui menacent la paix — mais plutôt : les combattre. L’affirmation : « Une nouvelle guerre est impossible ! » est aussi fausse que l’affirmation « Une nouvelle guerre est inévitable ! ». Le fait de savoir si la potentialité de la guerre se transformera ou non en réalisation de la guerre dépend en premier lieu de la force d’agir et de la circonspection des pacifistes. En effet la guerre et la paix ne sont pas des événements naturels — mais une oeuvre humaine.

    « La paix est menacée ;

    La paix est possible ;

    La paix est souhaitable :

    Créons donc la paix ! »

    *

    Le nouveau pacifisme doit délimiter ses buts pour les atteindre et seulement exiger ce qu’il est décidé à imposer. En effet, le royaume de la paix ne se laisse conquérir que pas à pas , et un pas en avant dans la réalité a plus de valeur que mille pas dans l’imagination.

    Les programmes illimités n’attirent que les fantaisistes — tandis qu’ils répuisent les politiciens : un politicien peut cependant faire plus pour la paix que mille fantaisistes !

    *

    Les pacifistes de toutes les nations, de tous les partis et de toutes les visions du monde doivent former une phalange dans la politique internationale, avec une gouvernance uniforme et des symboles communs.

    Une fusion entre autant de groupes divergents est impossible et inadaptée — mais leur coopération est possible et nécessaire.

    Le pacifisme doit exiger de chaque politicien de la clarté quant à sa position vis-à-vis de la guerre et de la paix. Dans cette question vitale, chaque électeur a un droit de connaître exactement le point de vue de ses candidats, de savoir dans quelles circonstances précises celui-ci voterait pour la guerre, et quels moyens il veut employer pour empêcher la guerre.

    Si et seulement si les électeurs s’inséraient de cette façon dans la politique extérieure au lieu de, comme jusqu’à maintenant, se laisser abuser par des phrases et des slogans — alors les parlements pourraient devenir des reflets de la volonté pacifique qui anime les masses

    de travailleurs, de paysans et de bourgeois de toutes les nations.

    *

    Le nouveau pacifisme doit avant tout aussi réformer les pacifistes.

    Le pacifisme ne peut vaincre que si les pacifistes sont prêts à sacrifier honneur, argent et vie dans le combat pour la paix ; que si les pacifistes capables de payer  paient — que si les pacifistes capables d’agir  agissent .

    Tant que les masses voient dans les militaristes, qui sont quotidiennement prêts à donner leur vie pour leur idéal,  des héros — mais dans les pacifistes des faiblards et des lâcheurs, l’enthousiasme pour la guerre sera plus fort que l’enthousiasme pour la paix.

    En effet, la force de conviction réside dans les choses — mais la force d’enthousiasme dans les humains.

    Cette force, d’enthousiasmer, sera d’autant plus forte que les pacifistes deviendront des combattants, des apôtres, des héros et des martyrs pour leur idée — plutôt que d’en être des avocats et des bénéficiaires

     

     

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