• Pour la première fois il se regardèrent

    Elle pleurait sans bruit, comme pleurent les femmes dans les grands chagrins poignants. C'était, dans tout son corps, une sorte d'ondulation qui finissait par un petit sanglot, caché, étouffé sous ses doigts.

    Mais le comte de Mascaret jugea que la situation se prolongeait trop, et il la toucha sur l'épaule.

    Ce contact la réveilla comme une brûlure. Se dressant, elle le regarda les yeux dans les yeux.

    "Ce que j'ai à vous dire, le voici. Je n'ai peur de rien, vous ferez ce que vous voudrez. Vous me tuerez si cela vous plaît. Un de vos enfants n'est pas à vous, un seul. Je vous le jure devant le Dieu qui m'entend ici. C'était l'unique vengeance que j'eusse contre vous, contre votre abominable tyrannie de mâle, contre ces travaux forcés de l'engendrement auxquels vous m'avez condamnée. Qui fut mon amant ? Vous ne le saurez jamais ! Vous soupçonnerez tout le monde. Vous ne le découvrirez point. Je me suis donnée à lui sans amour et sans plaisir, uniquement pour vous tromper. Et il m'a rendue mère aussi, lui. Qui est son enfant ? Vous ne le saurez jamais. J'en ai sept, cherchez ! Cela, je comptais vous le dire plus tard, bien plus tard, car on ne s'est vengé d'un homme, en le trompant, que lorsqu'il le sait. Vous m'avez forcée à vous le confesser aujourd'hui, j'ai fini."

    Et elle s'enfuit à travers l'église, vers la porte ouverte sur la rue, s'attendant à entendre derrière elle le pas rapide de l'époux bravé, et à s'affaisser sur le pavé sous le coup d'assommoir de son poing...

    ...La comtesse, étreinte d'une émotion qu'elle n'avait point prévue, demeurait les yeux baissés, tandis que le comte examinait tantôt les trois garçons et tantôt les trois filles, avec des yeux incertains qui allaient d'une tête à l'autre, troublés d'angoisse. Tout à coup, en reposant devant lui son verre à pied, il le cassa, et l'eau rougie se répandit sur la nappe. Au léger bruit que fit ce léger accident la comtesse eue un soubresaut qui la souleva sur sa chaise. Pour la première fois ils se regardèrent. Alors, de moment en moment, malgré eux, malgré la crispation de leur chair et de leur coeur, dont les bouleversait chaque rencontre de leurs prunelles, ils ne cessaient plus de les croiser comme des canons de pistolet...

    "L'inutile beauté" Guy de Maupassant (extrait) *

    « La beautéEtre heureux ou malheureux »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :