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Pourquoi me regardez-vous comme ça ?
— Pourquoi me regardez-vous comme ça ? reprit l’homme. Vous ne verrez pas ce que j’ai dans l’esprit, et moi, je lis clairement dans le vôtre. Pourquoi faites-vous ce que vous faites ? Pourquoi enfermez-vous ici cette foule de malheureux ? À quoi sert de les tourmenter ainsi ? Quand l’homme est parvenu au point où l’âme est remplie par une grande idée, une idée générale, peu lui importe où il vit et ce qu’il éprouve. Peu lui importe même de vivre ou non. N’est-ce pas vrai ?
— Peut-être, répondit le médecin en s’asseyant dans un coin de la chambre de façon à examiner le malade, qui allait et venait de long en large à pas précipités, faisant claquer ses grandes pantoufles de cuir et voltiger les pans de sa robe de chambre à raies rouges et à bouquets de fleurs.
L’aide-chirurgien et le surveillant qui accompagnaient le docteur se tenaient debout à la porte.
— Et je tiens l'idée ! cria le fou. Et quand je l’ai découverte, je me suis senti renaître. Les sensations sont devenues plus vives ; mon cerveau travaille comme il n’avait jamais fait. Ce que je n’atteignais autrefois que par la longue route du syllogisme et de l’hypothèse, je le sais maintenant par l’instinct. J’ai complété ce que la philosophie n’avait fait qu’élaborer. Je sens et j’éprouve que le temps et l’espace ne sont que des fictions ! Je vis dans tous les siècles. Je vis en dehors de l’espace, partout ou nulle part, comme il vous plaira. C’est pour cela qu’il m’est absolument indifférent que vous me teniez renfermé ici ou que vous me lâchiez. J’ai remarqué que plusieurs des personnes qui sont ici sont dans mon cas ; mais, pour les autres, c’est une situation affreuse. Pourquoi ne les lâchez-vous pas ? À quoi sert...
— Vous avez dit, interrompit le docteur en tirant sa montre, que vous viviez en dehors du temps et de l’espace. Pourtant, comment nier qu’il est dix heures et demie et que nous sommes le 6 mai 18... ?
— Qu’est-ce que cela fait ! Puisque tout m’est égal, est-ce que ça ne veut pas dire que moi, je suis partout et toujours ?"La fleur rouge" Vsevolod Garchine
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