• SAMEDI 25 FÉVRIER 1956


    Je suis lâche, faible, inconstant et malheureux de l’être. Il y a des moments où je me méprise. C’est très grave et très dangereux ; le grand orgueil, l’orgueil nourricier, n’est pas inépuisable, les petits dégoûts et les bassesses l’entament sans en avoir l’air, et puis tout d’un coup, à l’instant le plus inattendu, crac ! il s’effondre, et il ne reste plus qu’une petite couche de vanité pâle et friable et aveuglante comme de la neige. La jeunesse est orgueilleuse parce qu’elle ne s’est pas encore abaissée. Le véritable orgueil est justifié, il est une récompense au maintien de sa dignité. Quelle âme fragile et stupide je suis ! J’aimerais tant devenir ce que de petites concessions – qui ne
    m’enrichissent même pas, ne me font même pas plaisir – m’empêchent d’être. Cette image idéale que je me fais de moi-même, je ne parviens à la poursuivre que solitaire, dans mon bureau, devant un papier, devant moi, devant une vie vaste et illusoire où tout semble facile à vaincre, où je n’ai plus de faiblesses ni d’inconstances. Mais que je sorte, que je rencontre quelqu’un, que seulement l’on m’appelle au téléphone, et tout mon bel édifice se brise après quelques minutes d’écartèlement pénible. Mais aussi, tant de rigueur est-il possible ? Ne suis-je pas trop exigeant et sévère ? Je me préoccupe trop de moi-même, bien que cela soit pour progresser. Oh, je sens que je vais tout casser. Je suis las de me contenir !
    Toute notre vie n’est-elle pas au fond l’histoire d’une révolte étouffée, d’une
    exigence rentrée, le drame de ce quelque chose qui voulait jaillir et qui jamais ne l’a pu ? Toutes mes erreurs sont autant de coups de fouet. Toutes mes banalités, mes facilités, mes corruptions de charme et de prostitution me giflent et me donnent cette fièvre que je ressens, ces frissons d’amertume et cet écœurement physique désespérant, cette fadeur tout autour de moi et cette impuissance à me regarder en face, à me voir, même ; comme si chaque laideur était un rideau qui recouvrait mon âme et qu’après chaque chute mon âme disparaissait, inerte, ensevelie et morte. Ah, je ne suis pas de ceux que leur faiblesse enchante !
    Je me sens défaillir et j’erre, je tourne dans mon bureau, misérable et percé, traînant partout après moi, dans chaque angle de la pièce, sur chaque partie du mur où mon regard nauséeux se pose, sur chaque objet, chaque pensée, sur ce papier même, mon cœur brisé.
    Que disais-je ! Pas de désespoir ! Ne m’aimerais-je pas encore un tout petit peu ? N’y a-t-il pas au fond de moi-même une puissance épaisse et durable qui finira par vaincre mes mauvais penchants ? Je hais mes mauvais penchants. Ils me le rendent bien, du reste. Ils ne pourraient pas me faire plus de mal. N’importe, je vais, je veux gagner ! Plus de banalités. Je veux devenir terrifiant, monstrueux, je ne veux plus avoir de semblables. Et tant pis si je me trompe. Tant pis pour le désespoir et la vieillesse malheureuse, le tourment des regrets obsédants. Tant pis ! Une vie ne vaut rien. Une vie n’a pas d’importance. Je méprise ma vie. Je me moque de ma vie comme d’un drapeau que l’on m’aurait donné à porter, pâle et flottant au vent ainsi qu’un chiffon bien taillé au bout d’une trique, mais le principal, la grande affaire, est que ce drapeau devienne le plus glorieux, le plus déchiré, le plus coloré et le plus inoubliable de tous. Que chacun de ses trous soit ma blessure, chaque lambeau une partie de mon cœur déchiré, que sa tête jaillisse au soleil sans peur des coups, de la solitude et de la douleur, sans peur de la mort, et moi écrasé sous son poids mais triomphant, impitoyable pour ma propre
    souffrance, dédaigneux de ma vie, de mon plaisir et de mon bonheur.
    Ceux qui méprisent leur vie en ce monde la conservent pour le monde éternel. Ceux qui méprisent leur vie en ce monde sont les seuls à avoir jamais vécu. N’y a-t-il rien de plus honteux et dégoûtant que ces existences molles et feutrées, poursuivies par la terreur du risque, ces gens perpétuellement entourés de leur propre sollicitude, de leur propre dévouement comme d’une sueur où ils se baignent complaisamment, avec parfois un frisson de répugnance, un recul de dégoût, que la grâce leur envoie l’espace d’un instant, mais qu’ils ne savent reconnaître ni conserver.
    Je ne suis pas sur terre pour me ménager afin de mourir plus confortablement. Ma mission d’écrivain et d’homme m’interdit de participer à ces rires qui, sitôt nés, s’évanouissent et laissent la place à d’autres rires éphémères. Le goût des choses périssables est sacrilège. Je veux agrandir mon âme de tout ce que je refuserai, consacrer ma vie à affirmer que je suis libre, et mourir dans l’amour des choses qui demeurent. *

    « Evadne - One Last Dress for One Last JourneyLe Scientifique NIKOLA TESLA a Brisé LE SILENCE sur l’Existence de DIEU - Documentaire »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :