• V - LES ONLYSONMAKERS (1) 1/2

    Je ne crois pas qu’il puisse exister un type moins pittoresque que moi. Celui qui a vécu, a bavé, a travaillé, puis se transforme – ô chrysalide ! – en écrivain, qui raconte ses mémoires, ses souvenirs de vieux con larmoyant à la tendresse bourrue : quelle horreur ! Il suffit que son insoutenable « tendresse » prenne l’allure argotique d’une sympathique crudité cucul pour mieux narrer ses remarquables aventures savoureuses dans l’existence, s’étendre sur tous ses petits détails significatifs, ses chutes et ses rebondissements en histoires verveuses à souhait, pour que je m’endorme en vomissant à tout jamais. Ce ne sont pas les souvenirs qu’il faut faire resurgir mais les sensations, les extases, les écarts, les ruptures, les douleurs, les collisions, les palpitations, les évanouissements. Ma mémoire est un bazar de syncopes. Ce qu’on a vécu n’est qu’un exemple de ce qu’on a senti, l’ensemble des résolutions d’une vie à faire.
     Mon grand défaut a toujours été de faire comme si la vie n’existait pas. Cette vie n’est qu’un mauvais souvenir. Comment ne pas avoir honte de la réalité ? Moi, je n’ai rien à raconter si ce n’est mon écriture. J’ai tout oublié. Je viens ici acquérir la suppression de la mémoire pour éviter de resouffrir sempiternellement. On en bave assez au moment où les choses se passent (bonnes ou mauvaises d’ailleurs).
     Socialement, je suis une larve. Moralement aussi en fait. Mais enfin, qui ne me méprise pas me désapprouve. Le schéma universel du « Payer sa passion » est insupportable : c’est comme si Jésus arrivant en haut du Golgotha réussissait à s’échapper ! D’où horions et fausses sympathies : on est surtout jaloux de mon temps mobilisé qui est, je l’avoue, considérable. C’est que pour beaucoup le « travail » est un bagne bien pratique, une obligation bien rassurante : s’ils étaient libres, il faudrait qu’ils s’accomplissent vraiment, qu’ils s’y mettent au déploiement subjectif et exclusif de leur gigantesque nature ! Ils reviendraient vite aux boulons, à la gérance des boulons, aux profits des boulons, aux enrichissements par les boulons, que sais-je ?… Oui, je suis lâche, lâche d’avoir eu les couilles et la chance conjuguées de ne pas devenir un « être du dimanche »… Ma morale est inadmissible mais eux, pour leur petit boulot chrétien, ils sont encore bien plus inflexibles : ils se trouvent toujours quelque chose d’intéressant, ils rapiècent la noblesse, ce sont des couturiers de l’héroïsme ! Quand je vois les choix des autres, je n’envie personne. J’ai envie de les frapper quand ils me disent : « Bah ! Ça ou autre chose… » Moi je réponds : « Autre Chose !… » Tous, tous me voient comme un pauvre type, enfant gâté, parasite ingrat, bon à rien, rêveur, etc. Ils n’arriveront pas à me culpabiliser. Je ne veux pas gagner de l’argent en faisant n’importe quoi pour, scindé, aller me régaler ensuite aux Caraïbes !
     Dès qu’on me voit, on sent tout de suite que ce n’est pas moi qui m’occupe de ma vie pratique. On voit que j’ai été habillé. On voit que je suis pris en charge totalement. C’est que je me fous complètement de mon indépendance matérielle. Voilà un argument si démoralisant qu’il ne me ferait pas bouger d’un poil. L’indépendance matérielle, c’est encore de l’orgueil, de la perte de temps, un masochisme. Je ne vais quand même pas bouleverser mon rythme intérieur pour pouvoir dire que je gagne moi-même mon mois ! Je la sacrifie volontiers, mon indépendance matérielle. Je ne veux pas être gêné. La question ne s’est jamais posée chez ceux qui me supportent. Ne gagnant aucun argent mais n’ayant besoin de rien, dépourvu de toute ambition sociale, sans contraintes mais sans économies, j’accepte d’être une larve, un bagnard de maisonnée, un privilégié,
    un mangeur de pain blanc et autres dénominations très méprisables. Sans être, hélas, ce qu’il est inconvenant d’appeler un parasite, j’ai le standing traditionnel d’un type qui a travaillé toute sa vie pour avoir ça. Je ne suis pas une victime de la vie : j’ai voulu moi-même ne pas participer à certaines choses que je considère mauvaises, néfastes au swing interne. Grave, organisé, je mène la barque de ma vie en or. Que se dressent les jaloux ! C’est la barque de l’Aurore ! Avec mon allure de garçonnet adulte auquel il ne manque que le cartable sur le dos, je passe rarement et curieusement pour un avorton vieillot. Il faut bien me connaître déjà (moi qui me donne tout entier à la seconde) pour savoir que je suis vraiment un blanc-bec désuet, un faux jeune, un réfractaire, un petit con incapable de vivre normalement. Ce n’est pas que je cache mon jeu par ma conversation, mais il y a un tel décalage entre ma prétendue puissance d’évocation et l’élégance un peu délabrée de mon apparence non trompeuse que les jugements sont déroutés. Les gens confondent vite le fils à papa et le fils unique : il faut immédiatement rétablir le tir. Ils sont si cons ! Ils confondraient Marcel Duchamp avec un directeur d’entreprise. Mieux : ils confondraient un employé aux Assurances ouvrières contre les accidents avec Franz Kafka !
     J’ai de quoi rendre jaloux des tombereaux de prisonniers. Je suis une outre à chance. Un vernis. Un planqué. Un tire-au-flanc. Un déserteur total. Personne comme moi aussi protégé, intact, propre comme une rose, frais comme un sou neuf, personne pour aller au bout de ses émotions, aux bas-fonds de ses sensations, trifouiller dans ses sentiments cachés, ses passions obscures, tous ses désirs et autres scandaleuses et dégueulasses félicités. Ne rien connaître d’autre que son propre destin est une belle destinée.

    « Ben, mon cochon, il s’en est passé des trucs cette semaine…Nebula Orionis (Russia) — Sorrow — 2023 full length »
    Partager via Gmail

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :