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    Ce qui manque le plus aux hommes de notre temps, - et qui se tuent pour essayer de vivre une vie individuelle, vivent leur vie en s'aidant de manuels et de romans policiers, comme les enfants jouent au sauvage grâce à un ingénieux système d'images et de conventions d'une naïveté presque cynique - c'est justement de se  distinguer nettement les uns aux autres, sitôt que l'observateur tente de prendre un peu de recul dans le temps et dans l'espace. L'historien futur, s'il veut faire autre chose que de la statistique, devra mettre au point des méthodes nouvelles pour traiter une matière humaine devenue aussi lourde, aussi compacte. Et les moindres souvenirs authentiques, le plus maladroit des livres de raison, un carnet de notes, le journal d'une petite provinciale deviendront des témoignages d'un intérêt inestimable, comme les assiettes ou les pots que se disputent les amateurs, et dans lesquels nos arrières-grands-pères faisaient manger leurs chiens.

    Que laisserons-nous de comparable à ceux qui viendront après nous? Même dans l'ordre de l'esprit, la notion de  qualité semble avoir perdu son sens, et l'authentique, par un prodige étrange, est devenu réellement l’artificiel. L'abject mot de chiqué, d'une origine inconnue, et vraisemblablement satanique (du moins on l'espère), s'applique à un très petit nombre d'oeuvres ou de personnages du passé. Il n'eût signifié très probablement pour nos ancêtres qu'une sorte de ridicule ostentation, une certaine insincérité des moeurs. Au lieu qu'il qualifie aujourd'hui un vice fondamental et comme une forme nouvelle de la vie Toute la rhétorique de Bernardin de Sain-Pierre n'empêche pas qu'une époque entière se reflète dans son livre niais et charmant.Mais que sauront de nous ceux qui nous chercheront plus tard dans les livres les mieux réussis de M.Cocteau ou de M. Giraudoux?

    "La grande peur des bien-pensants" Bernanos

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    Alexandre Kerenski partit en Allemagne pour créer un comité russo-américain ou américano-russe, mais cette initiative se termina dans la confusion. Il se considérait comme l'unique et le dernier chef légal de L’État russe et se tenait prêt à agir en accord avec cette conviction. Cependant, il ne se trouva personne pour le soutenir.
    Je ne lui ai jamais rien demandé, ni à ce moment-là, ni plus tard quand je suis partie aux U.S.A. Je ne lui ai même pas demandé conseil. Je savais qu'il n'aimait pas être dérangé par les problèmes et les difficultés des autres.

    Mais je me souviens très bien de l'une des plus importante conversations "à coeur ouvert" que j'eus avec lui en Amérique. C'est moi qui en pris l'initiative. Cela ne fut pas facile, mais j'y tenais. J'avais appris, vers 1958, qu'après la mort en Suisse de Catherine Kouskova, les archives de celle-ci avaient été confiées à sa demande à la Bibliothèque nationale de Paris pour que les documents se rapportant à 1917 ne soient publiés qu'en 1987. Je ne suis pas certaine cependant que tout cela soit exact. Je découvris également que dans ces papiers se trouvait la clé de l'énigme relative à la décision du gouvernement provisoire de ne pas signer, durant l'été 1917, une paix séparée avec l’Allemagne et de continuer la guerre. Au mois de juillet 1917, le ministre français, Albert Thomas, était venu à Pétersbourg et on lui avait soi-disant promis solennellement que le gouvernement provisoire "n'abandonnerait pas la France". Les ministres russes et le ministre français étaient liés, en effet, par la franc-maçonnerie. Terechtchenko et Nekrassov, deux membres du gouvernement provisoire, étaient de proches collaborateurs de Kerenski et ils lui restèrent fidèles jusqu'au bout. Ils appartenaient à la même loge maçonnique que lui, le premier n'ayant pas été membre de la Douma et le deuxième ayant appartenu au "bloc progressiste" de cette assemblée. Même quand il devint clair, en septembre 1917, que la paix séparée pourrait sauver la Révolution de février, le serment maçonnique ne fut pas rompu. Kouskova, qui était elle-même membre de la franc-maçonnerie, ce qui était très rare pour une femme, en savait visiblement long sur le sujet.

    Les raisons précises pour lesquelles Kerenski, Terechtchenko et Nekrassov insistèrent pour continuer la guerre ont commencé à m’intriguer dès le début des années trente et me préoccupent toujours aujourd'hui. Je peux citer cinq personnes avec qui j'ai eu des conversations, à des époques différentes, sur le sujet. Je n'ai pas trouvé après d'elles des informations précises sur ces faits, mais certains rapprochements m'ont permis d'éclairer partiellement le passé. Ce n'est pas suffisant pour en tirer des conclusions historiques, mais assez pour indiquer clairement de quel côté se trouve la clé de cette affaire. Il s'agit de Vassili Maklakov, d'Alexandre Konovalov, d'Alexandre Khatissov, de Nicolas Volski et de Linda Dan.

    Comme il n'était pas impliqué dans les activité de la franc-maçonnerie russe, ni lié par un quelconque serment, Volski me parla librement. Pour lui il n'y avait pas de doute qu'au cours de l'été et de l'automne 1917, le gouvernement de Kerenski avait été paralysé par un engagement envers la France et que dès 1915 existait un lien spécial et secret entre dix ou douze membres du parti cadet, quelques socialistes de droite et une poignée de généraux parmi les plus lucides du haut commandement.Ce fut à peu près à cette époque qu'ils avaient élaboré un plan politique dont l'existence était connue de certains membres anglais et français de loges amies et qu'ils s'étaient engagés par un serment solennel et indissoluble. D'après Volski, Kouskova avait laissé dans ses archives des preuves irréfutables de ces faits.

    "C'est moi qui souligne" Nina Berberova

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    Il y a des musiques qui obsèdent au point d'empêcher de dormir et même de vivre. Le cerveau les reprogramme en boucle, à l'exclusion de n'importe qu'elle autre forme de pensée. Au début, cette dépossession de soi au profit d'une mélodie est une jouissance. On s'exalte de ne plus être qu'une partition et d'avoir échapper ainsi à des ruminations pénibles. La force physique et l'ardeur au travail s'en accroissent.
    Peu à peu, les méninges commencent cependant à souffrir. Chaque note de la gamme a son siège dans la matière grise et, comme ce sont toujours les mêmes qui sont sollicitées, une ligne de crampe se dessine dans la tête. Le parcours de la musique devient le chemin de croix de l'influx mental. C'est d'autant plus bizarre que cela ne produit aucun décibel: il s'agit seulement de l'idée du son. Elle suffit à assourdir et à crisper jusqu'à la folie.
    Difficile de se libérer de ce que l'on a pris pour une libération.

    "Journal d'Hirondelle"  Amélie Nothomb *

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    Des heures passeraient désormais sans faire renaitre le moindre espoir, et les plus grandes preuves de docilité étaient vouées à l'échec comme toutes les tentatives de rébellion. La partie semblait donc perdue. C'est alors que Thomas, pour brusquer les choses, se mit à les dévisager tous, même ceux qui se détournaient, même ceux qui, lorsque leurs regards croisaient les siens, le fixaient à ce moment moins que jamais. Personne n’aurait été d'humeur à supporter longtemps ce regard vide, exigeant, qui réclamait on ne savait quoi et qui errait sans contrôle, mais sa voisine le prit particulièrement mal : elle se leva, arrangea ses cheveu, essuya son visage et prépara son départ en silence. Comme ses mouvements étaient fatigués! Tout à l'heure, c'est la lumière baignant sa figure, le reflet éclairant sa robe, qui rendaient sa présence si réconfortante, et maintenant cet éclat s'évanouissait. Il n'y avait plus qu'un être dont la fragilité apparaissait dans la beauté fanée et qui perdait même toute réalité, comme si les contours du corps n'avaient pas été dessinés par la lumière, mais par une phosphorescence diffuse, émanée, croyait-on, des os. Nul encouragement n'était plus à attendre d'elle. En s'acharnant avec indécence dans sa contemplation, l'on ne pouvait que s'enfoncer dans un sentiment de solitude où, si loin qu'on voulût aller, l'on s perdrait et continuerait à se perdre. Pourtant, Thomas refusa de se laisser convaincre par de simples impressions. Il se retourna même intentionnellement vers la jeune fille, bien qu'il ne l'eût en somme pas quittée des yeux. Autour de lui, chacun se levait dans un désordre et un brouhaha désagréables. Il se leva, lui aussi, et, dans la salle maintenant plongée dans la pénombre, mesura du regard la distance qu'il lui fallait franchir pour atteindre la porte. A cet instant, tout s'alluma, les lampes électriques brillèrent, éclairèrent le vestibule, rayonnèrent à l'extérieur où il semblait qu'on dût entrer comme dans une épaisseur chaude et moelleuse. Au même moment, la jeune fille l'appela du dehors d'une voix décidée, presque trop forte, qui résonnait d'une manière impérieuse, sans qu'on pût distinguer si cette force venait de l'ordre qui était transmis ou seulement de la voix qui le prenait trop au sérieux. Le premier mouvement de Thomas, très sensible à cette invitation, fut d'obéir en se précipitant dans l'espace vide. Puis, lorsque le silence eut recouvert l'appel, il ne fut plus aussi sûr d'avoir réellement entendu son nom et il se contenta de prêter l'oreille en espérant qu'on l’appellerait à nouveau. Tout en écoutant, il songea à l'éloignement de tout ces gens, à leur mutisme absolu, à leur indifférence. C'était pur enfantillage que d'espérer voir toutes les distances supprimées par un simple appel. C'était même humiliant et dangereux. Là-dessus, il releva la tête et, ayant constaté que tout le monde était parti, à son tour il quitta la pièce.

    " L'obscur Thomas"  Maurice Blanchot

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    (...), la beauté et la laideur dans l'absolu n'existent pas. On peut souffrir beaucoup en découvrant la laideur intérieure chez quelqu'un dont la beauté physique nous avait séduits. On s'est trompé sur lui en croyant qu'il était aussi beau à l'intérieur qu'à l'extérieur. Inversement, il suffit de tomber amoureux de quelqu'un que l'on croyait trouver laid pour s'apercevoir que dès qu'on aime, tout cela ne veut plus rien dire.

    Françoise Dolto

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