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    Khodassevitch me considérait donc comme indestructible. Il ne pouvait cependant pas ignorer mes moments de faiblesse. J'étais avide, à l'époque, d connaitre les autres, mais j'avais secrètement peur d'eux, de ceux qui m'aimaient bien plus encore que de ceux à qui je déplaisais. Je me souviens de la tension qui résultait de mes efforts pour cacher ma timidité, notre pauvreté, les maladies de Khodassevitch et mon propre manque d'assurance. Je n'aurais pas pu alors parles de moi comme je le fais aujourd’hui. Il me poussait à écrire, mais je sentais qu'avant d'écrire ou de parler je devais apprendre à penser, dans la mesure où la parole de l'homme est le miroir de sa raison. Je ne savais ni parler, ni réfléchir. Le plus important était d'apprendre à penser, à moi, à lui, à nous deux et peut-être, plus tard, aux autres. J'ai toujours rêvé de parvenir à la maturité avant de mourir.

    "C'est moi qui souligne" Nina Berberova *

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    Les mères, les écrivains et les fossoyeurs savent où gisent les morts, comment les retrouver, les évoquer, les faire revenir, les apaiser. Ils descendent dans les tombeaux. Ils inventent ce que les autres ont banni, même quand ils viennent se recueillir sur leurs tombes, une fois par an, le jour des Morts, au milieu des chrysanthèmes et des brouillards d'automne. Les écrivains sont, comme les fossoyeurs, capables d'ouvrir des cercueils, de réduire des corps, de les dépouiller de leurs habits ou de leurs linceuls, de regarder en face ce qu'on n'imagine pas de voir.

    "Ma vie parmi les ombres" Richard Millet *

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    Ce que me dictaient ma chair et mon esprit, à ce moment-là, sur le débarcadère, c'était un extrême dégoût de l'eau, des bois, de la grande demeure tapie dans les arbres, au sommet de la colline. J'étais assise dans une trouée de lumière où dansaient des mouches et où je m'efforçais de garder la tête droite : autant dire que je m'en remettais au soleil, à la lumière de ce début d'août. J'étais plus seule que je ne le croyais, les enfants étant déjà passés de l'autre côté, comment ne pas le reconnaître, et personne à qui parler et à qui m’abandonner. Personne? Il y avait quelqu'un, au bord de la crique voisine : un adolescent d'une extraordinaire beauté; une sorte d'ange exilé, telle était l'expression qui me viendrait à l'esprit, un peu plus tard, au déjeuner, à propos de cet être qui avait posé sur moi un regard dont j'étais incapable de dire s'il me voulait du mal ou s'il était bienveillant. Peut-être était-il simplement indifférent; une indifférence à la hauteur de sa beauté, laquelle était souveraine, se disait-on jusqu'au moment où il laissait glisser dans l'eau son corps ivoire, non pas pour y nager, semblait-il, mais pour y  disparaître, les bras levés comme s'il s'était détaché d'une croix.
    "Un ange en exil, fort maigre et blond? Pierre-Marie..." a murmuré Mme Razel. "Qu'est-ce qu'il voulait?" "Ce qu'il voulait? comment le savoir! Pierre-Marie est mort il y a plus de trente ns." Mme Razel avait croisé les doigts de la main gauche avant d'ajouter : "Et il n'y avait pas l'autre avec lui?" "L'autre?" "Oui, cette bête de Luc Malcard?" "Non, il était seul."
    Dans le silence qui a suivi, j'ai cru que j'allais me mettre à chanter.

    "Le sommeil sur les cendres" Richard Millet

     Une jeune Libanaise, chassée de son pays par la guerre de juillet 2006, se retrouve au Rat, près de Siom, dans le haut Limousin, avec son neveu et sa nièce, également exilés. Les étranges événements qui se dérouleront au Rat relèvent-ils de la peur, de la frustration sexuelle, ou de la folie ? Ne faut-il pas plutôt croire que nous sommes tous, un jour ou l'autre, confrontés à de vrais fantômes ?

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    Au commencement donc était l'ennui, vulgairement appelé chaos.

    Dieu s' ennuyant créa le ciel et la terre, l'eau les animaux, les plantes, puis Adam et Eve ;

    ces derniers s'ennuyant à leur tour dans le paradis mangèrent le fruit défendu.

    Ils ennuyèrent Dieu qui les chassa de l'Eden ;

    Caïn qu’ennuyait Abel, Abel le tua ;

    Noé s'ennuyant vraiment trop inventa le vin ;

    Dieu ayant de nouveau pris les hommes en ennui détruisit le monde par le déluge ;

    mais ce désastre également l'ennuya à tel point qu'il fit revenir le beau temps.

    Et ainsi de suite ...

    "L'ennui"  Alberto Moravia *

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    Je continuai mon voyage. Je passais de temps en temps la nuit dans une auberge pas trop chère où je prenais un bain et me rasais. Dans le miroir, j'avais vraiment une sale tête. Ma peau était desséchées par le soleil, mes yeux s'étaient creusés, et mes joues brunies étaient parsemées de taches et d’égratignures inconnues. Je ressemblais à un homme qui vient tout juste de sortir d'un trou noir et profond, mais, en y regardant de plus près, je finissais par reconnaître mon visage.

    Je voyageai alors le long de la côte de la mer du Japon, un peu au nord de Tottori ou de Hyôgo. C'était plaisant de marcher le long du rivage. Parce que, sur la plage, il y avait toujours un endroit pour dormir tranquillement. Je pouvais faire du feu avec des morceaux de bois amenés là par la mer, y griller du poisson séché acheté chez le poissonnier. Puis je buvais du whisky et pensais à Naoko tout en écoutant le bruit des vagues. C'était très étrange pour moi d'imaginer qu'elle était morte et qu'elle n'existait plus en ce monde. Je n'arrivais pas encore à accepter cette réalité. C'était une chose incroyable pour moi. J'avais pourtant bien entendu le bruit des clous qu'on enfonçait dans le cercueil, mais je n'arrivais pas à m'habituer à la réalité,qui était qu'elle était retournée au néant.
    Les souvenirs que j'avais d'elle étaient vraiment trop présents. Je n'oubliais pas le jour où elle avait délicatement pris mon sexe dans sa bouche, laissant retomber ses cheveux en cascade sur mon bas-ventre.Je me rappelais sa tiédeur et son souffle, ainsi que la douce sensation que j'avais éprouvé en éjaculant. Je m'en souvenais aussi nettement que si cela s'était passé cinq minutes plus tôt. Et j'avais l'impression qu'elle était près de moi et qu'il me suffirait de tendre le bras pour la toucher. Mais elle n'était pas là. Son corps n'existait plus nulle par au monde.
    Quand je n'arrivais vraiment pas à m'endormir, j'imaginais ses différentes silhouettes. Je ne pouvais pas faire autrement. Parce que trop de souvenirs d'elle se bousculaient en moi, et que ces souvenirs tentaient obstinément de sortir par la moindre ouverture. Et je n'arrivais pas à endiguer leur flot.

    "La ballade de l'impossible" Haruki Murakami *

     

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