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    Ainsi l'Injustice appartient à notre monde familier, mais elle ne lui appartient pas tout  entière. La face livide dont rictus ressemble à celui de la luxure, figée dans le hideux recueillement d'une convoitise impensable, est parmi nous, mais le coeur du monstre bat quelques part, hors de notre monde, avec une lenteur solennelle, et il ne sera jamais donné à aucun homme d'en pénétrer les desseins. Elle ne désir les faibles que pour provoquer sournoisement sa véritable proie. La véritable proie de l'Injustice sont précisément ceux-là qui répondent à son défi, l'affrontent, croient naïvement pouvoir aller à elle comme David et Goliath. Hélas! elle ne jette à terre, elle n'écrase d'un coup sous son poids que les misérables qu'elle dédaigne. Contre les autres, nés pour la haïr, et qui sont seuls l'objet de sa monstrueuse convoitise, elle n'est que jalousie et ruse. Elle glisse entre leurs mains, fait la morte à leurs pieds, puis se redressant les pique au talon. Dès lors ils lui appartiennent à leur insu, ils ont dans les veines ce venin glacé. Pauvres diables qui croient que le royaume de l'Injustice peut être divisé contre lui-même, opposent l'injustice à l'injustice. Je remercie le bon Dieu qui m'a choisi des maîtres à l'âge où l'on aime encore ces maîtres. Sans eux, il me semble parfois qu l'évidence de la bêtise et de la cruauté m'eussent réduit en poussière, à  l'exemple de  beaucoup d'autres qui, ayant subi prématurément le choc de la vie, n'ont plus que l'apparence d'hommes, ressemblent à des hommes comme la pierre agglomérée ressemble à la pierre. J'ai trop passionnément aimé les maîtres de ma jeunesse pour n'être pas allé un peu au-delà de leurs livres, au-delà de leur pensée. Je crois avoir profondément ressenti leur destin. On n'a pas raison de l'Injustice, on ne lui fait pas plier les reins. Tous ceux qui l'ont essayé sont tombés dans une injustice plus grande, ou sont morts désespérés: Luther et Lamennais sont morts,Proudhon est mort. L'agonie de Drumont, plus résigné, n'a peut-être pas été moins amère. Celle de M.Charles Maurras risque d'être plus difficile encore, si ma Providence ne ménage au vieil écrivain, entre la vieillesse et la mort, une zone de sérénité, impénétrable aux imbéciles.

    "Le Grand Cimetière sous la lune" Bernanos *

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    A ce moment, dégrisée par la peur, l’absurdité de son entreprise, la certitude de l’échec lui apparurent de nouveau avec une telle force d’évidence qu’elle ferma les yeux comme sous un choc en pleine poitrine, étouffa un gémissement. Le désespoir seul avait pu l’amener jusque là — un désespoir dont elle n’avait jamais eu qu’à de rares minutes, une claire conscience — désespoir sans cause et sans objet précis, d’autant plus redoutable qu’il s’était lentement infiltré en elle, imprégnant ainsi qu’un autre poison plus subtil chaque fibre de sa chair, courant à travers ses veines avec son sang. Nulle parole n’eût pu l’exprimer, nulle image lui donner assez de réalité pour frapper son intelligence, tirer sa volonté de son engourdissement stupide. A peine se souvenait-elle de l’enchaînement des circonstances, liées entre elles par la logique délirante du rêve, qui l’avait entraînée jusque-là, et pour quel dessein elle y était venue. Le seul sentiment qui subsistât dans cette horrible défaillance de l’âme était cette sorte de curiosité professionnelle apprise à l’école du vieux Ganse. Comme à ces tournants d’un livre où l’auteur ne se sent plus maître des personnages qu’il a vu lentement se former sous ses yeux et reste simple spectateur d’un drame dont le sens vient de lui échapper tout à coup, elle eût volontiers tiré à pile ou face un dénouement, quel qu’il fût. L’angoisse qu’elle ne réussissait pas à dominer ne ressemblait d’ailleurs pas à celle de la crainte : c’était plutôt la hâte d’en finir coûte que coûte, une sorte d’impatience, si l’on peut donner ce nom à la fureur sombre, implacable, qui se fût aussi bien tournée en ce moment contre elle-même.

     
    "Un mauvais rêve"  Georges Bernanos
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    "J'étais sincère. Je m'étais depuis longtemps accoutumée à la perspective d'une vie solitaire. Être pauvre, laide et, de surcroît, intelligente, condamne, dans nos sociétés, à des parcours sombres et désabusés auxquels il vaut mieux s'habituer de bonne heure. A la beauté, on pardonne tout, même la vulgarité. L'intelligence ne paraît plus une juste compensation des choses, comme un rééquilibrage que la nature offre aux moins favorisés de ses enfants, mais un jouet superfétatoire qui rehausse la valeur du joyau. La laideur, elle, est toujours déjà coupable et j'étais vouée à ce destin tragique avec d'autant plus de douleur que je n'étais point bête"

    Muriel Barbery - L'élégnace du hérisson *

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    Les fenêtres de la chambre s’ouvrent sur une rue du Paris provincial. À cette heure de la nuit, la lointaine et triple rumeur de la place de Rennes, comme égarée, y est, à force de solitude et de silence, pathétique. Qu’à travers les ténèbres, les villes appellent, d’une voix profonde ! Que leur joie respire avec peine, comme elle râle !… Chaque rue, traversée dans le tumulte et l’éblouissement, sitôt quittée, vous poursuit dans l’ombre d’une plainte affreuse, peu à peu assourdie, jusqu’à la limite d’un autre tumulte et d’un autre éblouissement qui joint bientôt à l’autre voix sa voix déchirante. Et encore, ce n’est pas ce mot de « voix » que j’écrirai, car la forêt, la colline, le feu et l’eau ont seuls des voix, parlent un langage. Nous en avons perdu le secret, bien que le souvenir d’un accord auguste, de l’alliance ineffable de l’intelligence et des choses ne puisse être oublié du plus vil. La voix que nous ne comprenons plus est encore amie, fraternelle, faiseuse de paix, sereine. L’homme lyrique, au dernier rang de l’espèce, que le monde moderne a honoré comme un dieu, croyait risiblement l’avoir restituée, n’ayant délivré la nature des sylvains, des dryades et des nymphes démodées que pour y lâcher le troupeau de ses mornes sensualités. Le plus fort d’eux tous, déjà pris à la gorge par la vieillesse, remplissait les rues et les bois de son infatigable lubricité. Derrière lui, la foule des disciples s’est ruée, comme on mange, à la solitude sacrée, dans le rêve abject de l’associer à ses ventrées, à sa mélancolie, à sa déception charnelle. La contagion, gagnant de proche en proche, s’est étendue aux antipodes : l’île déserte a reçu leurs confidences, témoigné de leurs amours, retenti de leurs grotesques sanglots devant la vieillesse et la mort. Nulle prairie, ruisselante de lumière et de rosée dans la candeur de l’aube, où vous ne trouverez leurs traces, comme des papiers sordides, sur les pelouses, un lundi matin.
     
     Toutefois, s’il est dans l’homme d’imposer sa présence, et les signes de sa bassesse à la nature, il ne s’empare pas de son rythme intérieur, de sa profonde rumination. Il couvre la voix, mais il l’interroge en vain : elle continue son chant sublime ainsi qu’une corde en vibration choisit entre mille ses harmoniques et ne répond qu’à elles seules… Il n’en va pas ainsi des paysages de poutres, de fer et de moellons – les villes.
     
     Pourquoi voudriez-vous qu’elles annoncent la joie, bâties dans la peine et la sueur ? La liberté, puisqu’elles sont les forteresses où s’est réfugié, devant la rébellion des choses et des éléments, Adam vaincu ? La vie – ces demeures transitoires, gardiennes seulement de nos os ?

    "L'imposture"  Bernanos (extrait 1)

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    Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.

    Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.

    Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et si de certaines places paraissent lui êtres fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées.

    Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte comme siennes toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente.

    Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l'âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe.

    Il est bon d'apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu'il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les fondateurs de colonies, les pasteurs de peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et, au sein de la vaste famille que leur génie s'est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste.


    Charles Baudelaire.
    Recueil : Le Spleen de Paris (1869).

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