• C’est dans le train qui me ramena de Charleville pour la dernière fois que je rencontrai Hélène Hache. C’était le jour du Seigneur et elle tentait d’en assourdir l’amertume en croquant délicieusement de somptueuses fraises rouges.
     Dès que je la vis, je l’aimai cash.
     Nous ne nous décidâmes l’un et l’autre à nous adresser la parole que lorsque le compartiment fut envahi par un groupe de sourds-muets très bruyants qui n’arrêtaient pas de gesticuler, et dont le ballet un peu morbide commentait malicieusement la formidable passion qui se tissait sous leurs yeux.
     Hélène Hache m’apparut dans un nuage de poussière d’or, d’orages de phosphènes. J’étais comme évanoui. J’étais même trop préoccupé par sa beauté pour bander dans mon pantalon. J’avalais même le paysage qui coulait à jamais par la fenêtre. Ça explosait fort par trombes dans mon thorax. Je m’écroulais dans moi-même sur le dos dans la vase, des milliards de minuscules bulles s’échappant en nuées folles de mes deux narines béantes.
     Je sentais sous mes cheveux courts ma cervelle flotter dans le sang, et un observateur, génial à peine, aurait pu, en y consacrant quelques heures assidues, remarquer, entre les petits points bleutés de ma barbe en très lente mais non moins pleine pousse, que se dessinaient les ombres effrayantes de mes maxillaires légèrement crispés ! Je rendais les armes ! Ce fut trop ! J’avais envie de ne jamais l’aimer. C’était comme si avant de lui dire un mot, je l’avais déjà aimée pour toute ma vie.
     Je n’étais plus qu’une carcasse en nage bourrée de dynamite gomme. Exténué de béatitude, ma stupéfaction mal contenue ne sut la tromper. Elle en perçut la densité dans la position abasourdie de mes mains malheureusement posées sur mon costume noir. Elle éclata de rire, en rejetant sa belle tête de chatte qui achoppe au vol un papillon et dont on voit les ailes jaunes voleter encore dans la fourrure noire, avec grâce et mort. J’ai dû être très audacieux en ne quittant pas des yeux son buste immense, plein de seins. Tailladé de partout, je laissai retomber ma défroque psychique dans un nœud d’ondes au milieu de ma propre personnalité. Comme un gros renvoi, mon âme arriva dans ma bouche et je commençai à rendre sur mon cœur.
     Elle avait un côté un peu années soixante, d’énormes boucles d’oreilles. Belle comme un astre. Le sourire gigantesque. La frange égyptienne et les bijoux mastoc. Un cou de danseuse. Deux oreilles allongées (et bien collées). Le dos musclé. Deux seins pamplemoussesques sur un torse de nacre ocre comme je les aime. Taille de guêpe. Épaules de lionne. Deux yeux bleus de gris dans une face de panthère. La mise en place de ses hanches et le tempo de son bassin réveillent tous les glands oisifs, font sourire les méats mornes, troublent les dards dodus ! Ô ce derrière dur comme du marbre ! Avec la raie sur le côté ! Et cambrée comme une bête ! Est-ce uniquement sa robe à rayures qui lui donne l’air sauvage ? Quelle Tigresse en soie ! Regardez ! Elle porte un slip en pur coton qui lui moule les lèvres, les repoussant sur la gauche : c’est émouvant.
     Comment vous dire ? Hélène, c’est l’exacte démonstration permanente de la beauté en pleine santé éclaboussante, comme on se la représente dans les pollutions nocturnes.
    Notre rencontre, ç’a été presque une œuvre d’art, un concours de circonstances dans un écrin de destin, une croisée de chemins. Les optimistes disent que ça arrive quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent. Les pessimistes comme moi disent que ça arrive une seule fois dans une vie.
     L’amour, c’était pour moi soudain la seule guillotine possible. J’imaginais les mille nuances du Couperet. J’avais passé des années sous cette lame. J’attendais qu’elle tombe.
     L’Amour existe, je l’ai rencontrée. Possédé par le sexe comme je le suis, je maudis tous les cyniques, tous les crâneurs, car tout « pris » moi-même par les fureurs de la bandaison incontrôlée, mais écrasé en même temps par la chape d’Amour Divin pour UNE et UNE SEULE femme, je me mettrai toujours du côté des roméos en larmes (quelle que-soit leur mièvrerie), du côté des transis, des éperdus, des désespérés, de tous ceux qui ont envie de mourir d’amour, de tous ceux qui ont peur, qui font des actes insensés pour voir une femme, qui sont butés dans la peau, pour tous ceux même qui assistent en eux à la lente transformation du désir simple en amour total, bref pour tous ceux qui aiment à la folie, ou croient aimer et qui en accusent avec pertes et fracas toutes les conséquences, contre les sales puants fanfarons salauds, les jouisseurs qui n’ont rien à jouir, les coqs à femmes, ceux qui se protègent, qui tiennent à leur petite liberté, ceux qui ont besoin du sexe pour se sentir exister ou, pire, pour faire exister les autres, ceux qui séparent le sexe et l’amour parce qu’ils ne savent pas ce que c’est que l’amour, tous ceux qui n’ont pas les couilles de se les arracher !
     Croyez-en ma vieille inexpérience : rien de sacré dans la pine. Il est impossible de ne pas désirer ce qu’on aime, mais il est affligeant de voir avec quelle bassesse l’homme peut désirer une femme qu’il n’aime pas. On ne désire jamais assez ce qu’on aime. Renoncer à la femme qu’on aime est une insanité, car on ne peut pas davantage désirer une femme que celle qu’on aime : on la désire parfois si fort qu’on ne pense même pas au sexe. Qui niera les différences terribles entre l’amour avec une femme qu’on aime et celui avec une dont on se fout ? Pourtant l’acte est le même… Eh bien, non ! Ça n’a rien à voir ! On jouit dans une femme qu’on aime parce qu’on essaie de la désirer encore plus. Dans une femme qu’on n’aime pas, on jouit pour lui montrer qu’on ne l’aime pas. L’amour, c’est le sexe sans lendemain.
     Ça passe pour une véritable provocation notre « couple ». Dans la rue au début on nous insultait. Les réflexions des gens étaient d’une méchanceté presque stimulante. Les types me crachaient dessus. On lançait à Hélène des obscénités. Personne ne pouvait supporter, et même ceux qui semblaient être avec nous, qu’une si belle fille soit au bras d’une telle ablette. C’est le Péché Formel ! La Confiture de foutre au cochonnet !
     Hélène, elle a fait un gros boulot : elle m’a épuré, stylisé, dégangué totalement. Je n’étais qu’un épouvantail rococo en matière de sentiment. Elle a fait de moi une arête, un Picasso, un Klee. Je suis sauvé. Un à un, elle a enlevé tous ces gestes amoureux des couples qui ne durent jamais. On a tout tenté dès le début, tout épuisé pour ne garder que l’essentiel, à grands coups de hachoir dans la sale gueule de l’amour « qui suit son cours »…
     C’est du solide maintenant : il n’y a plus que la charpente, le béton armé, net, propre, définitif. C’est du dur qui existe : pas de l’illusoire effiloché. C’est à elle que nous devons la concentration de notre couple.
     Elle m’a toujours prouvé que rien ne pouvait être détruit. C’est elle qui a tout transformé toujours, dans les crises. Moi j’étais bon à hurler à la Dante mon Amour glorieux, mais elle, quand ça tournait au vinaigre, elle a fait la mécanicienne qui a toujours relancé merveilleusement la machine.

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    Le monde va être jugé par les enfants. L'esprit d'enfance va juger le monde. Évidemment, la sainte Lisieux n'a rien écrit de pareil, peut-être ne s'est-elle jamais proposé une image très précise du merveilleux printemps dont elle était la messagère.  Je veux dire qu'elle n'attendait pas sans doute qu'il s'étendit un jour sur toute la terre, recouvrit de son flux embaumé, de sa blanche écume, les villes d'acier, les carapaces de béton, les champs innocents terrifiés par les monstres mécaniques, et jusqu'au sol noir des charniers. "Je vais faire tomber une pluie de rose", disait-elle vingt ans avant 1914. Elle ne savait pas quelles roses.

    "Les grands Cimetières sous la lune" Bernanos *

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