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Par Cruella le 12 Juin 2016 à 09:59
Un jour, un pauvre paysan partit à jeun pour labourer son champ, en emportant un croûton. Après avoir tourné sa charrue, il déposa son croûton sous un buisson et, pour le cacher, étendit son caftan par-dessus.
Le cheval eut besoin de se reposer, le paysan eut besoin de manger. Le paysan donc, ayant dételé le cheval, le laissa paître, et se dirigea vers le buisson pour dîner. Il prend le caftan, regarde dessous : plus de croûton. Il regarde, il cherche, tourne son caftan dans tous les sens, et le secoue : pas le moindre croûton.
Le paysan est surpris.
– C’est étrange, pensait-il ; il n’est venu personne, et pourtant on m’a pris mon croûton.
Et le voleur était un diablotin qui, pendant que le paysan poussait l’araire, s’était emparé du croûton, et s’était ensuite blotti derrière le buisson, pour entendre le paysan se fâcher et nommer le diable.
Il était mécontent, le paysan.
– Bah ! fit-il, je ne mourrai pas de faim. Sans doute avait-il faim, celui qui me l’a pris : qu’il le mange à sa santé.
Et se dirigeant vers le puits, il se désaltéra, se reposa quelques instants, attela de nouveau son cheval à la charrue et se remit à labourer.
Furieux de n’avoir pas réussi à induire le paysan au péché, le diablotin s’en fut trouver le diable en chef pour lui demander conseil. Il exposa comment il avait dérobé le croûton du paysan, et comment celui-ci, loin de se fâcher, avait dit : « Que celui qui me l’a pris le mange à sa santé. »
Ce récit mit le diable en chef en colère, et il dit :
– C’est parce que tu n’as pas su manœuvrer, que le paysan s’est joué de toi. Si nous nous laissons ainsi narguer par les paysans et par leurs femmes, l’existence deviendra impossible. Mais cela ne se passera pas ainsi. Retourne donc trouver ce paysan : si tu veux manger ce croûton, il faut que tu le gagnes. Je te donne trois ans pour avoir raison de ce paysan ; si, d’ici-là, tu n’as pas réussi, je te plongerai dans l’eau bénite.
Cette menace terrifia le diablotin. Il courut vers le champ du paysan, et se mit à chercher un moyen de réparer sa maladresse. Il réfléchit longtemps, le diablotin ; à force de chercher, il trouva enfin.
Il se métamorphosa en brave homme et se mit au service du paysan. Prévoyant la sécheresse pour l’été suivant, il conseilla à son maître de semer son blé dans les terres marécageuses. Le paysan suivit le conseil de son serviteur et sema son blé dans les terres marécageuses.
Tous les autres paysans eurent leur blé brûlé par le soleil. Seul, le pauvre paysan récolta une belle moisson ; il eut assez de pain pour attendre la récolte suivante, et il lui en resta encore beaucoup.
Au moment des semailles, le serviteur conseilla à son maître de semer sur les hauteurs ; et cette année-là, justement, les pluies furent abondantes.
Partout ailleurs, le blé versa, les épis se pourrirent et ne mûrirent point ; le paysan, lui, moissonna sur les hauteurs un blé dru et sain. Et il en récolta tant et tant, qu’il ne savait où le mettre.
Son serviteur lui enseigna alors la manière de distiller l’eau-de-vie avec le blé. Il en but lui-même et en fit boire aux autres.
Après quoi, le diablotin retourna auprès du diable en chef, et déclara qu’il avait gagné son croûton.
Curieux de s’en assurer lui-même, le diable en chef se rendit chez le paysan. Il le trouva en train d’offrir de l’eau-de-vie aux notables qu’il avait invités. La patronne les servait elle-même, et voici qu’en faisant le tour de la table, elle heurta l’angle et renversa un verre plein.
Le paysan s’emporta contre sa femme.
– Voyez-vous, dit-il, cette imbécile de tous les diables ! Prend-elle l’eau-de-vie pour de l’eau de vaisselle, qu’elle la jette ainsi par terre ?
Le diablotin, poussant du coude le diable en chef, lui dit :
– Regarde donc. Je suis sûr qu’il regretterait son croûton à présent.
Ayant ainsi déchargé sa colère sur sa femme, le paysan prit lui-même la bouteille et servit ses invités. Comme ils étaient en train de trinquer, un pauvre paysan se présenta que l’on n’attendait guère. Il salua la compagnie et s’assit dans un coin. Il voyait boire les autres et volontiers il eût bu, pour se restaurer, un peu de leur eau-de-vie ; et il restait là, à avaler sa salive, le pauvre paysan. Le maître ne voulut pas lui en verser.
– En ai-je fait assez pour en offrir à tout le monde grommelait-il.
Le diable en chef s’en réjouit.
– Mais ce n’est pas tout, lui dit le diablotin tout glorieux ; attends encore un peu. Tu en verras bien d’autres.
Leurs verres vidés, les riches paysans et l’amphitryon s’accablèrent de flatteries mutuelles ; ils se louaient les uns les autres et échangeaient des paroles mielleuses.
Le diable en chef n’en perdait pas une. Il témoigna sa satisfaction au diablotin.
– Si cette boisson, lui dit-il, les rend tous hypocrites au point de se tromper les uns les autres, nous les tenons en notre pouvoir.
– Attends la suite, répondit le diablotin. Qu’ils boivent seulement encore un petit verre. Tu les vois maintenant comme des renards qui font les beaux et remuent la queue et cherchent à se tromper ; dans un moment, tu les verras méchants comme des loups.
Le maître verse à ses hôtes encore un petit verre ; et les voilà qui crient et s’interpellent grossièrement. Ils échangent, non plus des paroles mielleuses, mais des injures. Ils s’emportent, ils se querellent, ils se battent, ils s’abîment le nez. Et comme le maître veut s’interposer, il est roué de coups.
Ce coup d’œil réjouit le diable en chef.
– Voilà qui va bien, dit-il.
Mais le diablotin lui répond :
– Attends qu’ils aient encore bu un autre petit verre. Ils sont à présent comme des loups enragés ; mais à leur troisième verre, ils deviendront pareils à de vrais porcs.
Les paysans avalèrent un troisième petit verre. Ils en furent comme assommés. Grognant, criant, parlant tous à la fois, sans savoir eux-mêmes ce qu’ils disaient et sans s’écouter, ils s’en allèrent, qui à droite, qui à gauche, ceux-ci tout seuls, ceux-là par deux ou par trois ; et tous s’étalèrent sur le sol. Quant au maître, sorti pour reconduire ses invités, il roula bientôt dans une flaque, et resta là, souillé et vautré et grognant comme un pourceau.
Et le diable en chef se frotta les mains, de plus en plus ravi.
– Tu peux te vanter, dit-il au diablotin, d’avoir inventé un merveilleux breuvage. Tu as gagné ton croûton. Tu vas me dire à présent de quoi tu as composé cette boisson. Sûrement, tu as mêlé ensemble, pour la fabriquer, premièrement du sang de renard, qui a soufflé aux paysans la fourberie des renards ; secondement, du sang de loup, qui les a rendus méchants comme des loups ; troisièmement, du sang de porc, qui les a transformés en porcs.
– Pas du tout, dit le diablotin. Je ne m’y suis pas pris de la sorte. Je me suis borné à faire pousser trop de blé dans les champs du paysan. Le sang des bêtes, c’est en lui qu’il était ; mais il ne pouvait produire son effet tant que le blé suffisait à peine à le nourrir. C’était le temps où il n’avait pas même un regret pour son croûton disparu. Quand le blé vint en abondance, le paysan chercha les moyens d’utiliser le surplus. C’est alors que je lui enseignai la manière de distiller l’eau-de-vie. Et lorsqu’il eut, pour son plaisir, transformé le don de Dieu en eau-de-vie, et qu’il l’eut bue, le sang du renard, le sang du loup et le sang du porc ont produit leur effet. Et à présent, toutes les fois qu’il boira de l’eau-de-vie, il deviendra aussitôt tout pareil aux bêtes.
Le diable en chef, après avoir de nouveau félicité le diablotin, lui remit son croûton de pain et le promut au grade supérieur.
Léon Tolstoï Contes et nouvelles
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Par Cruella le 31 Mai 2016 à 17:00
Depuis plusieurs mois qu’il est là, Fulbert n’a presque pas bougé. Jeté dans la prison de l’île de la Cité – monde enclos défendu par de puissantes murailles –, celui dont le nom «Héloïse» envahit les pensées – vengeur invétéré victime de l’orage qu’il a lui-même allumé –, machine aveugle et sourde, s’en trouve désorienté. Quelle angoisse le crucifie de jour comme de nuit. Ô,le ratage de sa vie !
Il est déposé là comme un talus dans sa décomposition morale. Assis à même la terre battue près d’une paillasse et adossé contre le mur suintant de la geôle, bras entourant des jambes repliées sur le ventre, ce lourdaud a le menton flasque entre ses genoux au-dessus desquels seul le sommet du crâne chauve, entouré par la tonsure, brille.
Sa soutane, couleur terre de Sienne à gros plis de laine, masque une silhouette s’écroulant.
Ah, elle est loin, l’ample aisance du chanoine en dentelle lorsqu’il se redressait pour officier à l’église. Il ne peut plus créer d’ennuis à d’autres dans sa retraite contrainte et solitaire. Il y fait bouillir et mange son coeur près d’un livre de psaumes abandonné dans la gadoue. Au rythme haletant de sa respiration, la croix pectorale monte et descend le long de sa poitrine comme une bêche. Chapelet de buis entre les doigts, il égrène aussi des macérations. À côté également d’une écuellée de pois, cet homme prend la forme d’un terril d’où s’échappent sans pudeur des gaz géologiques (grisou) – pets –, vents de chemise. Nez mangé de mites, il est enchifrené de morve dans une méditation intérieure dont rien ne pourrait le sortir. Maintenant, terre en friche où poussent des champignons, il a des senteurs de plantes aquatiques. Humilié jusqu’au plus profond de son amour pour sa filleule, il patauge dans des eaux ténébreuses où sa science fait des bulles. À sa gueule de lamproie à la boue – sauce épaisse –, il porte l’écuelle à ses lèvres pour en boire le bouillon. Il s’ensauvage jusqu’à devenir méconnaissable. Comme la cire sous la flamme, il s’avachit encore, fond. Dans sa déception, il se désintéresse de son sort, de son corps qui descend vers les entrailles de l’enfer. Massif, ventre ballant, il n’est bientôt plus qu’un esprit dont le comportement et l’apparence s’écartent de la normalité. Pensées secrètes, intimes débâcles, rien n’arrête sa dissolution en la solitude. D’un soupir, il cultive sa terre qui se mêle à celle de la prison. Navrant avec un air de saleté, incapable d’un bout de lecture choisie, d’un regard attentif, d’une oreille en arrêt, et tout ce dégoût qu’il lui faut taire, il promène sur le cachot des yeux appesantis par le morne regret des chimères disparues et s’en affaisse d’autant plus. Entre les mailles du canevas de son piteux destin, son âme est un tombeau. Métamorphose ! Il s’endort, enseveli par l’oubli et infiltre le sol. Au-dessus de lui disparaissant, ne traîne plus qu’un long mugissement que remuent des abîmes et les humides brouillards qui nageaient dans ses yeux de poule malade. Cet humus humain – fumier ! – a été avalé par la terre de la cellule dorénavant vide. Tout son passé, disons son remords, ricane entre les barreaux du soupirail.Jean Teulé "Héloïse, ouille" *
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Par Cruella le 28 Mai 2016 à 16:56Fantôme :
L'homme, sous la pression d'un sentiment arrivé au point d'être une monomanie à cause de son intensité, se trouve souvent dans la situation où le plongent l'opium, le haschisch et le protoxyde d'azote. Alors apparaissent les spectres, les fantômes, alors les rêves prennent du corps, les choses détruites revivent dans leurs conditions premières, ce qui dans le cerveau n'était qu'une idée devient une créature animée ou une création vivante
Le Mal Absolu
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Par Cruella le 13 Mai 2016 à 20:11
"Toute habitude est en fait une sorte de "pilote automatique" de la conscience qui prend le relais après la phase d'apprentissage initiale ... un bébé met des semaines pour apprendre à marcher, puis peu à peu, il se met à le faire automatiquement, sans effort apparent ... or ceci est valable pour tout le reste ... conduite une voiture, lire, écrire, baiser ... tout peu être fait sans effort de la conscience, à condition de le pratiquer suffisamment longtemps pour qu'il soit pris en charge par le "pilote automatique"... Mais comme le souligne Wilson, le robot humain est plus efficace que celui de n'importe quel animal. Et c'est cette efficacité qui cause notre perte, car elle engendre paresse et dépendance. Pire, elle engendre l'ennui ... et vous savez que l'ennui répétitif produit frustration et surtout dépression, donc perte de l'image de soi, fluctuation chaotique des contours de la personnalité, à la recherche de stimuli extérieurs ... c'est la "loi de frustration" qui veut que plus la frustration dure et plus les besoins qu'elle provoque sont exigeants..."
"Les racines du mal" Maurice G. Dantec *
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