• Un conte du jour de l’an pour le
    grand monde.

    J’avais comme de coutume suspendu un bas de ma plus longue et plus belle paire à mon clou particulier…

    Sur un pan du mur de notre grande « nursery, » depuis bien des jours de l’an, six clous réservés à l’usage antique et solennel restaient alignés.

    Ils y sont même encore, quoique la « nursery » ait perdu son nom et son utilité. Ils y sont encore — persistants comme les bons souvenirs — accrochant parfois au passage le bout flottant d’un ceinturon, la dentelle d’une manche qui les effleure, comme  pour remendier un peu de l’intérêt de jadis.

    Comme on devient maussade et moralisateur en vieillissant !

    Ces clous innocents, qui faisaient autrefois battre mon cœur impatient d’une joie sans bornes comme sans mélange, me font m’arrêter maintenant toute rêveuse et philosophante.

    Je les recompte sur le mur, pensant que tout cela c’est fini, songeant aussi que l’un de leurs propriétaires n’y est plus, ne reviendra jamais, etc. Bien d’autres idées se mettent à me passer dans l’esprit et je reste immobile, là, au milieu de la pièce, regardant fixement… nulle part.

    C’est que ces six clous en content, des choses !  

    Cela chante la poésie, la candeur de l’enfance, au milieu d’un entourage qui accuse l’expérience, la maturité des sentiments, qui trahit jusqu’à la transformation graduelle des aspirations chez les bébés grandis.

    On voit çà et là des livres, des portraits, divers articles parlant tous le langage d’un autre âge.

    Et, devant le contraste de ces deux époques, l’on se demande laquelle vaut le mieux ?

    Au temps que je suspendais mon bas, je n’aurais voulu pour rien au monde perdre mes chères superstitions. Je croyais à Santa Claus [1] avec fanatisme.  

    Que ses desseins impénétrables, que ses dons mystérieux m’inspiraient donc de rêves fantastiques, de conjectures délicieuses !

    Et mon ingénieuse ignorance me laissait supposer des trésors enfouis en des sphères féeriques, que des notions plus positives m’ont depuis fait oublier !

    Aussi l’on ne saurait se figurer quelle mélancolie, quel vide se produisit dans mon âme, quand ces adorables chimères commencèrent à me paraître moins vraisemblables !

    Je résistai quelque temps à la désillusion ; je retins, comme malgré eux, les bien-aimés fantômes qui voulaient s’enfuir.  

    Lutte inutile ! Il m’eût fallu, pour garder ma foi naïve, mes rêves chéris, fermer mes oreilles et mes yeux, arrêter les recherches de ma raison curieuse, oublier les leçons journalières de l’expérience, toutes choses qui voulaient voir, entendre, déduire avec une ardeur désespérante.

    Je vis, j’entendis, je raisonnai tant qu’un bon jour je sentis avec douleur qu’il me fallait faire mes adieux à mon pauvre Santa Claus.

    C’était ingrat et ridicule ; la dette de reconnaissance que j’avais accumulée, toutes les effusions, les joies du passé, tout cela était donc absurde et faux ?… J’en voulais aux autres de m’avoir trompée… En somme, je  me sentais fort malheureuse ; le monde me semblait bien morose, bien insignifiant !

    Le coup décisif arriva ainsi :

    Ce soir-là, malgré mes doutes, j’avais fait comme les autres, car il y avait derrière moi tout un petit peuple encore crédule que je regardais avec un mélange d’ironie et d’envie.

    — Après tout… qui sait ? argumentai-je en moi-même, c’est peut-être toujours vrai… Le bon Dieu est bien bon, et si puissant ! Qu’est-ce qui empêche qu’il envoie lui-même, directement, son expert et fidèle Santa Claus, distribuer les récompenses à ses petits enfants ? Du reste, je vais  bien voir. Mes yeux veilleront plutôt toute la nuit. Il faudra enfin que cela s’éclaircisse ! S’il en vient un autre que l’envoyé du ciel, il ne m’échappera pas celui-là !

    Ma surveillance d’ailleurs ne faisait pas que de commencer à s’exercer.

    Toute la journée, moi-même, j’avais voulu être portière. Les allants et venants, les paquets petits et gros, les colloques suspects, tout fut noté avec soin, sans trahir pourtant d’indices révélateurs.

    Mon scepticisme pâlissait ; mes illusions reprenaient vigueur.

    — Je vais bien voir ! me répétais-je tandis qu’on emportait la lumière, que les innocents qui m’environnaient  se mettaient à ronronner et à marmotter des choses inintelligibles en leurs rêves d’or, je vais bien voir !

    Mon Dieu qu’il en coûte de voir quand il fait nuit, que la pendule vous berce obstinément de son monotone tic-tac, que le sommeil caresse doucement le bord de vos paupières, engourdit sans bruit vos pensées !

    Mon Dieu, que c’est difficile de ne pas oublier son inébranlable détermination, de ne pas céder à la persuasive et commode logique du consolant Morphée ! J’y mis pourtant toute mon énergie ; ma vigilance ne s’était pas ralentie pour la peine d’en parler, au moment où, vers minuit, l’on vint mettre dans le corridor la veilleuse  dont une lueur se projetait justement sur la rangée de nos bas encore vides.

    — Je vais bien voir ! fis-je avec un redoublement d’anxieuse émotion…

    Rien d’inusité ne se passe. Quelqu’un qui rentre dans sa chambre, un silence profond, prolongé…

    Tout plaide en faveur de Santa Claus.

    J’écoute encore… rien… Je me rassure, ma tête inquiète et tendue retombe souriante sur l’oreiller ; tous les chers fantômes rentrent en se bousculant joyeusement dans mon cerveau rasséréné.

    Santa Claus triomphe. Il s’avance déjà dans mon rêve, radieux, courbé sous un fardeau monstrueux, riant  malicieusement dans sa longue barbe blanche de givre et d’antiquité.

    Oh, le beau moment !

    Je savais bien que ces gens-là mentaient qui disaient avec de mauvais sourires :

    — Il n’y a pas de Santa Claus ! Est-ce que le bon Dieu se mêle de cela ?…

    On a beau dire, personne ne devine si bien nos souhaits et nos désirs intimes pour cacher adroitement dans nos bas juste les choses que nous voulons.

    Cher vieil ami ! J’aurais voulu lui sauter au cou tant je le trouvais bon d’être revenu !

    Oh ! il devait bien avoir dans ce  grand sac, de beaux patins pour moi ! Je les lui avais demandés avec tant d’instances !

    · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

    Avais-je dormi longtemps quand un bruit soudain me fit ouvrir les yeux ? Je l’ignore.

    C’était un son métallique qui m’avait réveillée. Avant d’avoir pu recueillir mes esprits et de m’être rendu compte de ce qui arrivait, j’avais vu l’ombre du nez paternel effleurer rapidement la muraille ; j’entendis en même temps le battement d’une pantoufle qui retraitait en hâte…

    C’en était fait à jamais de mes rêves merveilleux. Ils s’étaient effacés avec l’ombre susdite !…  

    Il n’y eut, pour me consoler de la décevante réalité, que les patins que je trouvai dès l’aube, gisant sous mon clou particulier, et dont la chute intempestive m’avait si douloureusement éclairée sur le prosaïsme des choses d’ici-bas.

    Que de cruelles leçons m’a depuis données la vie, sans avoir pu épuiser pourtant mon fonds de poétiques illusions, tant on en amasse en ces folles années de l’enfance.

    En l’honneur de ce premier de l’an, à ceux qui m’ont lue, je souhaite, comme récompense, de n’avoir pas trop d’oreilles pour les sinistres avertissements de cette vieille blasée qu’on nomme l’Expérience. Libre à  eux de ne pas croire à Santa Claus ; mais au moins qu’ils lui trouvent des adeptes en leurs petits enfants, en reconnaissance des grandes joies dont nous lui avons tous été redevables.

    Joséphine Marchand "Contes de Noël"

    1. ⇑ Manière de désigner Saint Nicolas, que le contact anglais a fait passer dans nos habitudes. 

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  • Il était une fois, — il y a si longtemps que tout le monde a oublié la date, — dans une ville du nord de l’Europe, — dont le nom est si difficile à prononcer que personne ne s’en souvient, — il était une fois un petit garçon de sept ans, nommé Wolff, orphelin de père et de mère, et resté à la charge d’une vieille tante, personne dure et avaricieuse, qui n’embrassait son neveu qu’au Jour de l’An et qui poussait un grand soupir de regret chaque fois qu’elle lui servait une écuellée de soupe.

    Mais le pauvre petit était d’un si bon naturel qu’il aimait tout de même la vieille femme, bien qu’elle lui fît grand peur et qu’il ne pût regarder sans trembler la grosse verrue, ornée de quatre poils gris, qu’elle avait au bout du nez.

    Comme la tante de Wolff était connue de toute la ville pour avoir pignon sur rue et de l’or plein un vieux bas de laine, elle n’avait pas osé envoyer son neveu à l’école des pauvres ; mais elle avait tellement chicané, pour obtenir un rabais, avec le magister chez qui le petit Wolff allait en classe, que ce mauvais pédant, vexé d’avoir un élève si mal vêtu et payant si mal, lui infligeait très souvent, et sans justice aucune, l’écriteau dans le dos et le bonnet d’âne, et excitait même contre lui ses camarades, tous fils de bourgeois cossus, qui faisaient de l’orphelin leur souffre-douleur.

    Le pauvre mignon était donc malheureux comme les pierres du chemin et se cachait dans tous les coins pour pleurer, quand arrivèrent les fêtes de Noël.

    La veille du grand jour, le maître d’école devait conduire tous ses élèves à la messe de minuit et les ramener chez leurs parents.

    Or, comme l’hiver était très rigoureux, cette année-là, et comme, depuis plusieurs jours, il était tombé une grande quantité de neige, les écoliers vinrent tous au rendez-vous chaudement empaquetés et emmitouflés, avec bonnets de fourrure enfoncés sur les oreilles, doubles et triples vestes, gants et mitaines de tricot et bonnes grosses bottines à clous et à fortes semelles. Seul, le petit Wolff se présenta grelottant sous ses habits de tous les jours et des dimanches, et n’ayant aux pieds que des chaussons de Strasbourg dans de lourds sabots.

    Ses méchants camarades, devant sa triste mine et sa dégaine de paysan, firent sur son compte mille risées ; mais l’orphelin était tellement occupé à souffler sur ses doigts et souffrait tant de ses engelures, qu’il n’y prit pas garde. — Et la bande de gamins, marchant deux par deux, magister en tête, se mit en route pour la paroisse.

    Il faisait bon dans l’église, qui était toute resplendissante de cierges allumés ; et les écoliers, excités par la douce chaleur, profitèrent du tapage de l’orgue et des chants pour bavarder à demi-voix. Ils vantaient les réveillons qui les attendaient dans leurs familles. Le fils du bourgmestre avait vu, avant de partir, une oie monstrueuse, que des truffes tachetaient de points noirs comme un léopard. Chez le premier échevin, il y avait un petit sapin dans une caisse, aux branches duquel pendaient des oranges, des sucreries et des polichinelles. Et la cuisinière du tabellion avait attaché derrière son dos, avec une épingle, les deux brides de son bonnet, ce qu’elle ne faisait que dans ses jours d’inspiration, quand elle était sûre de réussir son fameux plat sucré.

    Et puis, les écoliers parlaient aussi de ce que leur apporterait le petit Noël, de ce qu’il déposerait dans leurs souliers, que tous auraient soin, bien entendu, de laisser dans la cheminée avant d’aller se mettre au lit ; — et dans les yeux de ces galopins, éveillés comme une poignée de souris, étincelait par avance la joie d’apercevoir, à leur réveil, le papier rose des sacs de pralines, les soldats de plomb rangés en bataillon dans leur boîte, les ménageries sentant le bois verni et les magnifiques pantins habillés de pourpre et de clinquant.

    Le petit Wolff, lui, savait bien, par expérience, que sa vieille avare de tante l’enverrait se coucher sans souper ; mais, naïvement, et certain d’avoir été, toute l’année, aussi sage et aussi laborieux que possible, il espérait que le petit Noël ne l’oublierait pas, et il comptait bien, tout à l’heure, placer sa paire de sabots dans les cendres du foyer.

    La messe de minuit terminée, les fidèles s’en allèrent, impatients du réveillon, et la bande des écoliers, toujours deux par deux et suivant le pédagogue, sortit de l’église.

    Or, sous le porche, assis sur un banc de pierre surmonté d’une niche ogivale, un enfant était endormi, un enfant couvert d’une robe de laine blanche, et pieds nus, malgré la froidure. Ce n’était point un mendiant, car sa robe était propre et neuve, et, près de lui, sur le sol, on voyait, liés dans une serge, une équerre, une hache, une bisaiguë, et les autres outils de l’apprenti charpentier. Éclairé par la lueur des étoiles, son visage aux yeux clos avait une expression de douceur divine, et ses longs cheveux bouclés, d’un blond roux, semblaient allumer une auréole autour de son front. Mais ses pieds d’enfant, bleuis par le froid de cette nuit cruelle de Décembre, faisaient mal à voir.

    Les écoliers, si bien vêtus et chaussés pour l’hiver, passèrent indifférents devant l’enfant inconnu ; quelques-uns même, fils des plus gros notables de la ville, jetèrent sur ce vagabond un regard où se lisait tout le mépris des riches pour les pauvres, des gras pour les maigres.

    Mais le petit Wolff, sortant de l’église le dernier, s’arrêta tout ému devant le bel enfant qui dormait.

    — « Hélas ! — se dit l’orphelin, — c’est affreux ! ce pauvre petit va sans chaussures par un temps si rude... Mais, ce qui est encore pis, il n’a même pas, ce soir, un soulier ou un sabot à laisser devant lui, pendant son sommeil, afin que le petit Noël y dépose de quoi soulager sa misère ! »

    Et, emporté par son bon cœur, Wolff retira le sabot de son pied droit, le posa devant l’enfant endormi, et, comme il put, tantôt à cloche-pied, tantôt boitillant et mouillant son chausson dans la neige, il retourna chez sa tante.

    — « Voyez le vaurien ! — s’écria la vieille, pleine de fureur au retour du déchaussé. — Qu’as-tu fait de ton sabot, petit misérable ? »

    Le petit Wolff ne savait pas mentir, et bien qu’il grelottât de terreur en voyant se hérisser les poils gris sur le nez de la mégère, il essaya, tout en balbutiant, de conter son aventure.

    Mais la vieille avare partit d’un effrayant éclat de rire.

    — « Ah ! monsieur se déchausse pour les mendiants ! Ah ! monsieur dépareille sa paire de sabots pour un va-nu-pieds !... Voilà du nouveau, par exemple !... Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je vais laisser dans la cheminée le sabot qui te reste, et le petit Noël y mettra cette nuit, je t’en réponds, de quoi te fouetter à ton réveil... Et tu passeras la journée de demain à l’eau et au pain sec... Et nous verrons bien si, la prochaine fois, tu donnes encore tes chaussures au premier vagabond venu ! »

    Et la méchante femme, après avoir donné au pauvre petit une paire de soufflets, le fit grimper dans la soupente où se trouvait son galetas. Désespéré, l’enfant se coucha dans l’obscurité et s’endormit bientôt sur son oreiller trempé de larmes.

    Mais, le lendemain matin, quand la vieille, réveillée par le froid et secouée par son catarrhe, descendit dans sa salle basse, — ô merveille ! — elle vit la grande cheminée pleine de jouets étincelants, de sacs de bonbons magnifiques, de richesses de toutes sortes ; et, devant ce trésor, le sabot droit, que son neveu avait donné au petit vagabond, se trouvait à côté du sabot gauche, qu’elle avait mis là, cette nuit même, et où elle se disposait à planter une poignée de verges.

    Et, comme le petit Wolff, accouru aux cris de sa tante, s’extasiait ingénument devant les splendides présents de Noël, voilà que de grands rires éclatèrent au dehors. La femme et l’enfant sortirent pour savoir ce que cela signifiait, et virent toutes les commères réunies autour de la fontaine publique. Que se passait-il donc ? Oh ! une chose bien plaisante et bien extraordinaire ! Les enfants de tous les richards de la ville, ceux que leurs parents voulaient surprendre par les plus beaux cadeaux, n’avaient trouvé que des verges dans leurs souliers.

    Alors, l’orphelin et la vieille femme, songeant à toutes les richesses qui étaient dans leur cheminée, se sentirent pleins d’épouvante. Mais, tout à coup, on vit arriver M. le curé, la figure bouleversée. Au-dessus du banc placé près la porte de l’église, à l’endroit même où, la veille, un enfant, vêtu d’une robe blanche et pieds nus, malgré le grand froid, avait posé sa tête ensommeillée, le prêtre venait de voir un cercle d’or, incrusté dans les vieilles pierres.

    Et tous se signèrent dévotement, comprenant que ce bel enfant endormi, qui avait auprès de lui des outils de charpentier, était Jésus de Nazareth en personne, redevenu pour une heure tel qu’il était quand il travaillait dans la maison de ses parents, et ils s’inclinèrent devant ce miracle que le bon Dieu avait voulu faire pour récompenser la confiance et la charité d’un enfant.

    François Coppée

     

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  • L’homme est considéré offensé, s’il est battu, s’il est accusé de vol, de querelle, de non paiement de dette de jeu, etc. Mais s’il a signé un arrêt de mort, s’il a pris part à l’accomplissement de la peine capitale, s’il a lu des lettres appartenant à autrui, s’il a emprisonné ? Et c’est pire.

    Léon Tolstoï

     

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  •  

    Le « Mal » est un vide,Le mal
    Qui doit être comblé,
    Qui doit toujours s’attaquer
    A quelque chose.
    C’est pour cela qu’il est actif,
    Plus fort que le « Bien »,
    Qui est passif,
    Qui se suffit à lui-même.
    Et pourquoi le « Mal »,
    Est-il un vide ?
    Le « Mal » est un vide,
    Car il ne peut jamais
    Être satisfait...

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  • ...nous attendons de vous la rénovation de la vie ! criait un orateur monté sur une borne agitant les bras pour se maintenir en équilibre et brandillant un drapeau qui portait sur ses plis l’inscription de « A bas la guerre ! » en grands caractères.
    — ...Vous, les jeunes, dont la vie est toute dans l’avenir, gardez-vous, gardez les générations futures de cette horreur, de cette folie. Les forces manquent, le sang inonde les yeux. Le ciel s’effondre sur nos têtes, la terre s’ouvre< sous nos pieds. Bonnes gens...
    La foule bourdonnait énigmatiquement, et la voix de l’orateur se perdait par moment dans ce bruit vibrant et menaçant.
    — ... Oui, je suis fou, mais je dis la vérité. Mon père et mon frère pourrissent là-bas comme de la charogne. Allumez des feux, creusez des fosses, et détruisez, ensevelissez les armes. Démolissez les casernes, et ôtez aux hommes les brillants habits de folie, arrachez-les. Les forces manquent... Les hommes meurent...
    Un homme très grand le frappa et le renversa : le drapeau se leva encore une fois et retomba. Je n’eus pas le temps de bien voir le visage de celui qui avait frappé, car aussitôt tout devint cauchemar. Tout remua, ce mit en mouvement, hurla, des pierres, des bûches valsèrent dans l’air, des poings prêts à frapper s’élevèrent au-dessus des têtes. Pareille à un flot vivant, mugissant, la foule me souleva, me porta, me| heurta contre une haie, puis me porta en arrière, de côté et vint enfin m’écraser contre une énorme pile de bois penchée et menaçant de tomber. Quelque chose de dur, de sec frappa en claquant et en craquant les poutres, un calme momentané se fit, et de nouveau un hurlement immense, à bouche déployée, terrible dans sa spontanéité d’élément, retentit, puis un craquement sec et dru se fit entendre, quelqu’un tomba près de moi, et du trou rouge à la place de l’œil le sang jaillit. Une bûche lourde, tournoyant dans l’air, me frappa de son bout, je tombai et me traînai sans savoir où, parmi les jambes piétinantes et je gagnai l’espace libre. Puis je franchis des palissades, me mis les ongles en sang en escaladant des piliers de bois ; l’un s écroula sous moi et je tombai entraîné par la chute des poutres ; je sortis à peine d’un carré noir, et derrière moi tout tournait, hurlait, mugissait et craquait. On entendit sonner quelque part une cloche, quelque chose s’écroula comme si c’eût été une maison à cinq étages qui tombait Le crépuscule, comme suspendu, semblait repousser la nuit, et les hurlements, les coups de feu parurent se colorer de rouge et chasser les ténèbres. Sautant à bas de la dernière palissade, je me trouvai dans une ruelle étroite, tortueuse, pareille à un couloir entre ses deux murs pleins, je me mis à courir, je courus longtemps, mais la ruelle se trouva être sans issue, elle était barrée par une palissade et au delà noircissaient de nouvelles piles de bois. Et de nouveau j’escaladai ces masses mobiles, oscillantes, tombai dans des puits où tout était calme, où l’on sentait l’odeur du bois humide, et j’en sortais sans oser me retourner ; je savais ce qui se faisait là-bas, je le devinais à cette couche rougeâtre imperceptible qui couvrait les poutres et les rendait pareilles à des géants tués. Le sang cessa de couler du visage fracturé qui s’engourdit et devint comme un masque de plâtre, la douleur était presque insensible. Il me semble avoir perdu connaissance dans un de ces trous noirs où j’étais tombé, mais je ne le sais pas au juste, car je me vois toujours courant.
    Puis je me jetai longtemps de côté et d’autre dans des rues désertes, inconnues, où il n’y avait pas de lanternes, au milieu de maisons noires comme mortes, sans parvenir à sortir de ce dédale muet. Il aurait fallu m’arrêter, m’orienter, mais c’était impossible ; j’avais toujours sur mes trousses le fracas et le hurlement lointains qui approchaient ; parfois d’un tournant de rue, ils me frappaient en pleine figure, rouges, enveloppés de tourbillons d’une fumée pourpre, serpentante, et alors je rebroussais chemin et courais, jusqu’à ce qu’ils fussent de nouveau derrière moi A un coin, je vis une bande de fous qui s’éloignaient à mon approche : on fermait en hâte un magasin quelconque. Je vis par la fente large un bout de comptoir, un tonneau et puis tout se couvrit d’une ombre silencieuse, craintive. A quelques pas du magasin, je vis un homme qui courait à ma rencontre ; dans l’obscurité, nous faillîmes nous heurter et nous nous arrêtâmes à deux pas l’un de l’autre. Je ne sais qui cela était, je vis seulement une silhouette sombre.
    — D’où viens-tu ? demanda-t-elle.
    — De là-bas.
    — Où cours-tu ?
    — Chez moi.
    — Ah ! chez toi ?
    Il se tut et soudain se rua sur moi, s’efforçant de me terrasser, et ses doigts froids cherchaient avidement ma gorge, mais ils s’embrouillaient dans mes habits. Je le mordis à la main, je m’échappai et me mis à courir, et il me poursuivit longtemps à travers les rues désertes frappant le pavé des talons. Puis il resta en arrière, le doigt mordu lui faisait mal sans doute.
    Je ne sais comment j’étais arrivé dans ma rue. II n’y avait pas non plus de lanternes et les maisons se dressaient sans lumière, comme mortes, je l’aurais dépassée aussi si je n’avais pas levé les yeux par hasard et vu ma maison. Mais j’hésitai : la maison même, où j’avais vécu tant d’années, me sembla étrangère dans cette rue morte renvoyant l’écho triste et extraordinaire de ma respiration. Puis je fus saisi de la terreur folle à la pensée d’avoir perdu ma clef en tombant et je la trouvai à peine, bien qu’elle fût tout près, dans la poche extérieure de mon pardessus. Et quand je fis grincer la serrure, l’écho répercuta le son si distinctement d’une manière si étrange, comme si les portes de toutes les maisons mortes de la rue s’ouvraient.
    ... Tout d’abord je me cachai dans la cave, mais bien vite la peur et l’ennui s’emparèrent de moi, je vis quelque chose poindre dans les ténèbres, et je passai furtivement dans les chambres. A tâtons, je fermai dans, l’obscurité toutes les portes, et après un moment de réflexion, je voulus les barrer avec des meubles, mais le son du bois déplacé était trop sonore dans les chambres vides et me fît peur.
    — J’attendrai la mort comme cela, décidai-je.
    Dans le lavabo il y avait encore de l’eau tiède et je me lavai à tâtons, m’essuyai la figure avec un drap- A l’endroit où elle avait été blessée, je sentais une douleur cuisante, comme des piqûres, et je voulus me voir dans une glace. Je frottai une allumette et à sa lueur inégale et faible, quelque chose me regarda des ténèbres, quelque chose de si dégoûtant, de si terrible, que je m’empressai de jeter l’allumette par terre.
    Il me sembla que j’avais le nez brisé.
    — A présent cela m’est bien égal, pensai-je.
    Et je devins gai. Avec des grimaces bizarres, comme si au théâtre je jouais le rôle d’un voleur, je me dirigeai vers le buffet et me mis à y chercher des restes de nourriture. Je me rendais parfaitement compte de ce que toutes ces grimaces avaient de déplacé, mais j’y trouvai un certain plaisir. Et je mangeai avec les mêmes grimaces, faisant semblant d’avoir faim.
    Mais le calme et l’obscurité me faisaient peur, j’ouvris un vasistas donnant dans la cour et me mis à écouter. D’abord, parce que le roulement des voitures avait complètement cessé, il me parut qu’il y avait un calme absolu. Il n’y avait pas de coups de feu. Mais je distinguai aussitôt le bruit lointain et étouffé d’une voix, des cris, le craquement d’une chose qui tombait, des rires. Les sons gagnaient sensiblement en force. Je regardai le ciel ; il était pourpre et fuyait rapidement. Et la remise en face de moi, et le pavé de la rue, et la niche des chiens étaient baignés de la même teinté rouge. Doucement, j’appelai le chien par la fenêtre :
    — Neptune !
    Rien ne bougea dans la niche, tandis qu’à côté je distinguais à la lueur rouge un bout de chaîne. Les cris lointains et le bruit sec d’une chose qui tombait grossissaient et je fermai la fenêtre.
    — On vient ici ! pensai-je, et je cherchai où me cacher. J’ouvris les poêles, tâtai la cheminée, ouvris les armoires, mais rien ne me convenait. Je fis le tour de toutes les chambres, sauf le cabinet où je ne voulais pas entrer ; je savais qu’il y était, assis dans son fauteuil devant la table chargée de livres, et cela me fut désagréable.
    Peu à peu, j’eus la sensation de n’être pas seul, autour de moi, dans l’obscurité, des hommes remuaient silencieux. Ils me frôlaient presque et une fois un souffle vint me glacer la nuque.
    — Qui est là ? demandai-je à voix basse, sans que personne répondît.
    Et quand je me mis de nouveau à marcher, ils me suivirent silencieux et terribles. Je savais que ce n’était que le jeu de mon imagination, parce que j’étais malade et que la fièvre commençait évidemment, mais je ne pus dominer ma terreur qui faisait trembler tout mon corps, comme au plus fort de. la fièvre. Je tâtai ma tête, elle était de feu.
    — J’étais plutôt là-bas, pensais-je. En tout cas, il n’est pas un étranger.
    Il était assis dans son fauteuil, devant la table chargée de livres, et ne disparut pas comme l’autre fois, mais resta, A travers les rideaux baissés, une lueur rouge s’infiltrait dans la chambre, mais elle n’éclairait rien, à peine perceptible. Je m’assis à l’écart sur le canapé et j’attendis. Il faisait calme dans la chambre et de là-bas venait un bruit égal, le bruit sourd d’une chose qui tombait, des cris isolés. Et ils approchaient. Et la lueur rouge devint plus forte et je vis dans le fauteuil le profil d’un noir de fer, comme encadré de rouge.
    — Frère, dis-je.
    Mais il gardait le silence, immobile et noir comme une statue. Une planche craqua dans la chambre d’à côté, et il se fit un calme extraordinaire comme dans un endroit où il y aurait beaucoup de morts. Tous les sons expirèrent et la lueur pourpre elle-même prit une insaisissable nuance de mort et de calme, devint immobile, un peu terne. Je crus que ce calme émanait de mon frère et je le lui dis.
    — Non, cela ne vient pas de moi, dit-il Regarde par la fenêtre.
    J’écartai les rideaux et me jetai en arrière.
    — Voilà ce que c’est ! dis-je.
    — Fais venir ma femme, elle n’a pas encore vu cela, ordonna mon frère.
    Elle était dans la salle à manger occupée à coudre ; à la vue de mon visage, elle se leva docilement, piqua l’aiguille dans son ouvrage et me suivit. J’écartai les rideaux de toutes les fenêtres et la lueur rouge entra librement par les grandes baies, sans rendre la chambre plus claire cependant ; elle resta aussi sombre, et seules les fenêtres se détachaient en énormes carrés lumineux.
    Nous nous approchâmes de la fenêtre Au-dessus du mur, au-dessus de la corniche, commençait un ciel égal d’un rouge de feu sans nuages, sans étoiles, sans soleil et s’étendait au delà de l’horizon. Et en bas s’étendait un champ aussi égal, d’un rouge de feu. tout couvert de cadavres. Tous les cadavres étaient nus, les pieds tournés vers nous, de manière que nous ne voyions que les plantes et les têtes pointues. Et tout était calme — évidemment tous étaient morts, et sur le champ immense il n’y avait pas de blessés oubliés.
    — Leur nombre augmente, dit mon frère.
    Il se tenait aussi près de la fenêtre et tous y étaient, ma mère, ma sœur, tous ceux qui habitaient cet Le maison. On ne voyait pas les visages et je les reconnaissais à leurs voix.
    — Cela n’existe que dans notre imagination.
    — Non, cela est réellement. Regarde.
    En effet, le nombre des cadavres avait augmenté. Nous en cherchâmes attentivement la cause et nous la trouvâmes : à côté de tout corps près duquel il y avait de la place libre un cadavre apparaissait, la terre semblait les rejeter. Et bientôt tous les intervalles vides se remplirent et la terre devint plus claire — des corps d’un rose tendre formaient des rangs, les plantes des pieds tournées de notre côté. Et une lueur rose tendre inonda la chambre.
    — Regardez, il n’y a plus de place.
    La mère répondit :
    — L’un est déjà ici.
    Nous nous retournâmes : derrière nous, par terre, était étendu un corps rose tendre, la tête renversée. Et aussitôt un autre, un troisième apparurent à côté. Et la terre les rejetait l’un après l’autre et bientôt des rangs réguliers de corps roses remplirent la chambre.
    — Il y en a dans la chambre des enfants, dit la bonne. J’en ai vu.
    — Il faut partir, dit ma sœur.
    — Pas de passage, répliqua le frère. Voyez.
    En effet, ils nous touchaient déjà de leurs pieds nus et étaient étendus en rangs serrés, bras contre bras. Mais voici qu’ils remuèrent et frémirent, se levèrent en rangs réguliers : de nouveaux morts sortaient de la terre et les redressaient.
    — Ils nous étoufferont ! dis-je. Sauvons-nous par la fenêtre.
    — Impossible ! cria mon frère. Impossible. Vois ce qu’il y a là !
    ... Devant la fenêtre, dans la lueur pourpre immobile, se dressait le Rire rouge en personne.

    LÉONIDE ANDREÏEFF

    Note: LA REVUE a publié dans son numéro du 15 décembre 1902 une étude sur Léonide Andreieff, journaliste et écrivain russe(1871-1919). Nous faisions prévoir alors le rôle important que le jeune écrivain devait jouer dans la littérature russe contemporaine. Ces prévisions se trouvent aujourd’hui superbement réalisées au-delà de toute attente. Le Rire Rouge, la toute récente composition d’Andreieff, dont La Revue commence la publication, est un chef-d’œuvre qui fera événement. Aucun tableau de la guerre actuelle n’est plus réaliste, plus émouvant. Les scènes qui s’y déroulent étreignent l’âme, et l’ensemble, d’une grande envergure, aura sans doute sa place marquée dans la littérature internationale de nos jours. (NOTE DE LA RÉDACTION).

     

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