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    Le « Mal » est un vide,Le mal
    Qui doit être comblé,
    Qui doit toujours s’attaquer
    A quelque chose.
    C’est pour cela qu’il est actif,
    Plus fort que le « Bien »,
    Qui est passif,
    Qui se suffit à lui-même.
    Et pourquoi le « Mal »,
    Est-il un vide ?
    Le « Mal » est un vide,
    Car il ne peut jamais
    Être satisfait...

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  • ...nous attendons de vous la rénovation de la vie ! criait un orateur monté sur une borne agitant les bras pour se maintenir en équilibre et brandillant un drapeau qui portait sur ses plis l’inscription de « A bas la guerre ! » en grands caractères.
    — ...Vous, les jeunes, dont la vie est toute dans l’avenir, gardez-vous, gardez les générations futures de cette horreur, de cette folie. Les forces manquent, le sang inonde les yeux. Le ciel s’effondre sur nos têtes, la terre s’ouvre< sous nos pieds. Bonnes gens...
    La foule bourdonnait énigmatiquement, et la voix de l’orateur se perdait par moment dans ce bruit vibrant et menaçant.
    — ... Oui, je suis fou, mais je dis la vérité. Mon père et mon frère pourrissent là-bas comme de la charogne. Allumez des feux, creusez des fosses, et détruisez, ensevelissez les armes. Démolissez les casernes, et ôtez aux hommes les brillants habits de folie, arrachez-les. Les forces manquent... Les hommes meurent...
    Un homme très grand le frappa et le renversa : le drapeau se leva encore une fois et retomba. Je n’eus pas le temps de bien voir le visage de celui qui avait frappé, car aussitôt tout devint cauchemar. Tout remua, ce mit en mouvement, hurla, des pierres, des bûches valsèrent dans l’air, des poings prêts à frapper s’élevèrent au-dessus des têtes. Pareille à un flot vivant, mugissant, la foule me souleva, me porta, me| heurta contre une haie, puis me porta en arrière, de côté et vint enfin m’écraser contre une énorme pile de bois penchée et menaçant de tomber. Quelque chose de dur, de sec frappa en claquant et en craquant les poutres, un calme momentané se fit, et de nouveau un hurlement immense, à bouche déployée, terrible dans sa spontanéité d’élément, retentit, puis un craquement sec et dru se fit entendre, quelqu’un tomba près de moi, et du trou rouge à la place de l’œil le sang jaillit. Une bûche lourde, tournoyant dans l’air, me frappa de son bout, je tombai et me traînai sans savoir où, parmi les jambes piétinantes et je gagnai l’espace libre. Puis je franchis des palissades, me mis les ongles en sang en escaladant des piliers de bois ; l’un s écroula sous moi et je tombai entraîné par la chute des poutres ; je sortis à peine d’un carré noir, et derrière moi tout tournait, hurlait, mugissait et craquait. On entendit sonner quelque part une cloche, quelque chose s’écroula comme si c’eût été une maison à cinq étages qui tombait Le crépuscule, comme suspendu, semblait repousser la nuit, et les hurlements, les coups de feu parurent se colorer de rouge et chasser les ténèbres. Sautant à bas de la dernière palissade, je me trouvai dans une ruelle étroite, tortueuse, pareille à un couloir entre ses deux murs pleins, je me mis à courir, je courus longtemps, mais la ruelle se trouva être sans issue, elle était barrée par une palissade et au delà noircissaient de nouvelles piles de bois. Et de nouveau j’escaladai ces masses mobiles, oscillantes, tombai dans des puits où tout était calme, où l’on sentait l’odeur du bois humide, et j’en sortais sans oser me retourner ; je savais ce qui se faisait là-bas, je le devinais à cette couche rougeâtre imperceptible qui couvrait les poutres et les rendait pareilles à des géants tués. Le sang cessa de couler du visage fracturé qui s’engourdit et devint comme un masque de plâtre, la douleur était presque insensible. Il me semble avoir perdu connaissance dans un de ces trous noirs où j’étais tombé, mais je ne le sais pas au juste, car je me vois toujours courant.
    Puis je me jetai longtemps de côté et d’autre dans des rues désertes, inconnues, où il n’y avait pas de lanternes, au milieu de maisons noires comme mortes, sans parvenir à sortir de ce dédale muet. Il aurait fallu m’arrêter, m’orienter, mais c’était impossible ; j’avais toujours sur mes trousses le fracas et le hurlement lointains qui approchaient ; parfois d’un tournant de rue, ils me frappaient en pleine figure, rouges, enveloppés de tourbillons d’une fumée pourpre, serpentante, et alors je rebroussais chemin et courais, jusqu’à ce qu’ils fussent de nouveau derrière moi A un coin, je vis une bande de fous qui s’éloignaient à mon approche : on fermait en hâte un magasin quelconque. Je vis par la fente large un bout de comptoir, un tonneau et puis tout se couvrit d’une ombre silencieuse, craintive. A quelques pas du magasin, je vis un homme qui courait à ma rencontre ; dans l’obscurité, nous faillîmes nous heurter et nous nous arrêtâmes à deux pas l’un de l’autre. Je ne sais qui cela était, je vis seulement une silhouette sombre.
    — D’où viens-tu ? demanda-t-elle.
    — De là-bas.
    — Où cours-tu ?
    — Chez moi.
    — Ah ! chez toi ?
    Il se tut et soudain se rua sur moi, s’efforçant de me terrasser, et ses doigts froids cherchaient avidement ma gorge, mais ils s’embrouillaient dans mes habits. Je le mordis à la main, je m’échappai et me mis à courir, et il me poursuivit longtemps à travers les rues désertes frappant le pavé des talons. Puis il resta en arrière, le doigt mordu lui faisait mal sans doute.
    Je ne sais comment j’étais arrivé dans ma rue. II n’y avait pas non plus de lanternes et les maisons se dressaient sans lumière, comme mortes, je l’aurais dépassée aussi si je n’avais pas levé les yeux par hasard et vu ma maison. Mais j’hésitai : la maison même, où j’avais vécu tant d’années, me sembla étrangère dans cette rue morte renvoyant l’écho triste et extraordinaire de ma respiration. Puis je fus saisi de la terreur folle à la pensée d’avoir perdu ma clef en tombant et je la trouvai à peine, bien qu’elle fût tout près, dans la poche extérieure de mon pardessus. Et quand je fis grincer la serrure, l’écho répercuta le son si distinctement d’une manière si étrange, comme si les portes de toutes les maisons mortes de la rue s’ouvraient.
    ... Tout d’abord je me cachai dans la cave, mais bien vite la peur et l’ennui s’emparèrent de moi, je vis quelque chose poindre dans les ténèbres, et je passai furtivement dans les chambres. A tâtons, je fermai dans, l’obscurité toutes les portes, et après un moment de réflexion, je voulus les barrer avec des meubles, mais le son du bois déplacé était trop sonore dans les chambres vides et me fît peur.
    — J’attendrai la mort comme cela, décidai-je.
    Dans le lavabo il y avait encore de l’eau tiède et je me lavai à tâtons, m’essuyai la figure avec un drap- A l’endroit où elle avait été blessée, je sentais une douleur cuisante, comme des piqûres, et je voulus me voir dans une glace. Je frottai une allumette et à sa lueur inégale et faible, quelque chose me regarda des ténèbres, quelque chose de si dégoûtant, de si terrible, que je m’empressai de jeter l’allumette par terre.
    Il me sembla que j’avais le nez brisé.
    — A présent cela m’est bien égal, pensai-je.
    Et je devins gai. Avec des grimaces bizarres, comme si au théâtre je jouais le rôle d’un voleur, je me dirigeai vers le buffet et me mis à y chercher des restes de nourriture. Je me rendais parfaitement compte de ce que toutes ces grimaces avaient de déplacé, mais j’y trouvai un certain plaisir. Et je mangeai avec les mêmes grimaces, faisant semblant d’avoir faim.
    Mais le calme et l’obscurité me faisaient peur, j’ouvris un vasistas donnant dans la cour et me mis à écouter. D’abord, parce que le roulement des voitures avait complètement cessé, il me parut qu’il y avait un calme absolu. Il n’y avait pas de coups de feu. Mais je distinguai aussitôt le bruit lointain et étouffé d’une voix, des cris, le craquement d’une chose qui tombait, des rires. Les sons gagnaient sensiblement en force. Je regardai le ciel ; il était pourpre et fuyait rapidement. Et la remise en face de moi, et le pavé de la rue, et la niche des chiens étaient baignés de la même teinté rouge. Doucement, j’appelai le chien par la fenêtre :
    — Neptune !
    Rien ne bougea dans la niche, tandis qu’à côté je distinguais à la lueur rouge un bout de chaîne. Les cris lointains et le bruit sec d’une chose qui tombait grossissaient et je fermai la fenêtre.
    — On vient ici ! pensai-je, et je cherchai où me cacher. J’ouvris les poêles, tâtai la cheminée, ouvris les armoires, mais rien ne me convenait. Je fis le tour de toutes les chambres, sauf le cabinet où je ne voulais pas entrer ; je savais qu’il y était, assis dans son fauteuil devant la table chargée de livres, et cela me fut désagréable.
    Peu à peu, j’eus la sensation de n’être pas seul, autour de moi, dans l’obscurité, des hommes remuaient silencieux. Ils me frôlaient presque et une fois un souffle vint me glacer la nuque.
    — Qui est là ? demandai-je à voix basse, sans que personne répondît.
    Et quand je me mis de nouveau à marcher, ils me suivirent silencieux et terribles. Je savais que ce n’était que le jeu de mon imagination, parce que j’étais malade et que la fièvre commençait évidemment, mais je ne pus dominer ma terreur qui faisait trembler tout mon corps, comme au plus fort de. la fièvre. Je tâtai ma tête, elle était de feu.
    — J’étais plutôt là-bas, pensais-je. En tout cas, il n’est pas un étranger.
    Il était assis dans son fauteuil, devant la table chargée de livres, et ne disparut pas comme l’autre fois, mais resta, A travers les rideaux baissés, une lueur rouge s’infiltrait dans la chambre, mais elle n’éclairait rien, à peine perceptible. Je m’assis à l’écart sur le canapé et j’attendis. Il faisait calme dans la chambre et de là-bas venait un bruit égal, le bruit sourd d’une chose qui tombait, des cris isolés. Et ils approchaient. Et la lueur rouge devint plus forte et je vis dans le fauteuil le profil d’un noir de fer, comme encadré de rouge.
    — Frère, dis-je.
    Mais il gardait le silence, immobile et noir comme une statue. Une planche craqua dans la chambre d’à côté, et il se fit un calme extraordinaire comme dans un endroit où il y aurait beaucoup de morts. Tous les sons expirèrent et la lueur pourpre elle-même prit une insaisissable nuance de mort et de calme, devint immobile, un peu terne. Je crus que ce calme émanait de mon frère et je le lui dis.
    — Non, cela ne vient pas de moi, dit-il Regarde par la fenêtre.
    J’écartai les rideaux et me jetai en arrière.
    — Voilà ce que c’est ! dis-je.
    — Fais venir ma femme, elle n’a pas encore vu cela, ordonna mon frère.
    Elle était dans la salle à manger occupée à coudre ; à la vue de mon visage, elle se leva docilement, piqua l’aiguille dans son ouvrage et me suivit. J’écartai les rideaux de toutes les fenêtres et la lueur rouge entra librement par les grandes baies, sans rendre la chambre plus claire cependant ; elle resta aussi sombre, et seules les fenêtres se détachaient en énormes carrés lumineux.
    Nous nous approchâmes de la fenêtre Au-dessus du mur, au-dessus de la corniche, commençait un ciel égal d’un rouge de feu sans nuages, sans étoiles, sans soleil et s’étendait au delà de l’horizon. Et en bas s’étendait un champ aussi égal, d’un rouge de feu. tout couvert de cadavres. Tous les cadavres étaient nus, les pieds tournés vers nous, de manière que nous ne voyions que les plantes et les têtes pointues. Et tout était calme — évidemment tous étaient morts, et sur le champ immense il n’y avait pas de blessés oubliés.
    — Leur nombre augmente, dit mon frère.
    Il se tenait aussi près de la fenêtre et tous y étaient, ma mère, ma sœur, tous ceux qui habitaient cet Le maison. On ne voyait pas les visages et je les reconnaissais à leurs voix.
    — Cela n’existe que dans notre imagination.
    — Non, cela est réellement. Regarde.
    En effet, le nombre des cadavres avait augmenté. Nous en cherchâmes attentivement la cause et nous la trouvâmes : à côté de tout corps près duquel il y avait de la place libre un cadavre apparaissait, la terre semblait les rejeter. Et bientôt tous les intervalles vides se remplirent et la terre devint plus claire — des corps d’un rose tendre formaient des rangs, les plantes des pieds tournées de notre côté. Et une lueur rose tendre inonda la chambre.
    — Regardez, il n’y a plus de place.
    La mère répondit :
    — L’un est déjà ici.
    Nous nous retournâmes : derrière nous, par terre, était étendu un corps rose tendre, la tête renversée. Et aussitôt un autre, un troisième apparurent à côté. Et la terre les rejetait l’un après l’autre et bientôt des rangs réguliers de corps roses remplirent la chambre.
    — Il y en a dans la chambre des enfants, dit la bonne. J’en ai vu.
    — Il faut partir, dit ma sœur.
    — Pas de passage, répliqua le frère. Voyez.
    En effet, ils nous touchaient déjà de leurs pieds nus et étaient étendus en rangs serrés, bras contre bras. Mais voici qu’ils remuèrent et frémirent, se levèrent en rangs réguliers : de nouveaux morts sortaient de la terre et les redressaient.
    — Ils nous étoufferont ! dis-je. Sauvons-nous par la fenêtre.
    — Impossible ! cria mon frère. Impossible. Vois ce qu’il y a là !
    ... Devant la fenêtre, dans la lueur pourpre immobile, se dressait le Rire rouge en personne.

    LÉONIDE ANDREÏEFF

    Note: LA REVUE a publié dans son numéro du 15 décembre 1902 une étude sur Léonide Andreieff, journaliste et écrivain russe(1871-1919). Nous faisions prévoir alors le rôle important que le jeune écrivain devait jouer dans la littérature russe contemporaine. Ces prévisions se trouvent aujourd’hui superbement réalisées au-delà de toute attente. Le Rire Rouge, la toute récente composition d’Andreieff, dont La Revue commence la publication, est un chef-d’œuvre qui fera événement. Aucun tableau de la guerre actuelle n’est plus réaliste, plus émouvant. Les scènes qui s’y déroulent étreignent l’âme, et l’ensemble, d’une grande envergure, aura sans doute sa place marquée dans la littérature internationale de nos jours. (NOTE DE LA RÉDACTION).

     

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  • Mon cher docteur, je me mets entre vos mains. Faites de moi ce qu’il vous plaira. Je vais vous dire bien franchement mon étrange état d’esprit, et vous apprécierez s’il ne vaudrait pas mieux qu’on prît soin de moi pendant quelque temps dans une maison de santé plutôt que de me laisser en proie aux hallucinations et aux souffrances qui me harcèlent.
    Voici l’histoire, longue et exacte, du mal singulier de mon âme.
    Je vivais comme tout le monde, regardant la vie avec les yeux ouverts et aveugles de l’homme, sans m’étonner et sans comprendre. Je vivais comme vivent les bêtes, comme nous vivons tous, accomplissant toutes les fonctions de l’existence, examinant et croyant voir, croyant savoir, croyant connaître ce qui m’entoure, quand, un jour, je me suis aperçu que tout est faux.
    C’est une phrase de Montesquieu qui a éclairé brusquement ma pensée. La voici : « Un organe de plus ou de moins dans notre machine nous aurait fait une autre intelligence.
    « … Enfin, toutes les lois établies sur ce que notre machine est d’une certaine façon seraient différentes si notre machine n’était pas de cette façon. » J’ai réfléchi à cela pendant des mois, des mois et des mois, et, peu à peu, une étrange clarté est entrée en moi, et cette clarté y a fait la nuit.
    En effet, nos organes sont les seuls intermédiaires entre le monde extérieur et nous. C’est-à-dire que l’être intérieur, qui constitue le moi, se trouve en contact, au moyen de quelques filets nerveux, avec l’être extérieur qui constitue le monde.
    Or, outre que cet être extérieur nous échappe par ses proportions, sa durée, ses propriétés innombrables et impénétrables, ses origines, son avenir ou ses fins, ses formes lointaines et ses manifestations infinies, nos organes ne nous fournissent encore sur la parcelle de lui que nous pouvons connaître que des renseignements aussi incertains que peu nombreux.
    Incertains, parce que ce sont uniquement les propriétés de nos organes qui déterminent pour nous les propriétés apparentes de la matière.
    Peu nombreux, parce que nos sens n’étant qu’au nombre de cinq, le champ de leurs investigations et la nature de leurs révélations se trouvent fort restreints.
    Je m’explique. L’œil nous indique les dimensions, les formes et les couleurs. Il nous trompe sur ces trois points.
    Il ne peut nous révéler que les objets et les êtres de dimension moyenne, en proportion avec la taille humaine, ce qui nous a amenés à appliquer le mot grand à certaines choses et le mot petit à certaines autres, uniquement parce que sa faiblesse ne lui permet pas de connaître ce qui est trop vaste ou trop menu pour lui.
    D’où il résulte qu’il ne sait et ne voit presque rien, que l’univers presque entier lui demeure caché, l’étoile qui habite l’espace et l’animalcule qui habite la goutte d’eau.
    S’il avait même cent millions de fois sa puissance normale, s’il apercevait dans l’air que nous respirons toutes les races d’êtres invisibles, ainsi que les habitants des planètes voisines, il existerait encore des nombres infinis de races de bêtes plus petites et des mondes tellement lointains qu’il ne les atteindrait pas.
    Donc toutes nos idées de proportion sont fausses puisqu’il n’y a pas de limite possible dans la grandeur ni dans la petitesse.
    Notre appréciation sur les dimensions et les formes n’a aucune valeur absolue, étant déterminée uniquement par la puissance d’un organe et par une comparaison constante avec nous-mêmes ne reflètent que notre manière de voir la réalité.
    Ajoutons que l’œil est encore incapable de voir le transparent. Un verre sans défaut le trompe. Il le confond avec l’air qu’il ne voit pas non plus.
    Passons à la couleur.
    La couleur existe parce que notre œil est constitué de telle sorte qu’il transmet au cerveau, sous forme de couleur, les diverses façons dont les corps absorbent et décomposent, suivant leur constitution chimique, les rayons lumineux qui les frappent.
    Toutes les proportions de cette absorption et de cette décomposition constituent les nuances.
    Donc cet organe impose à l’esprit sa manière de voir, ou mieux sa façon arbitraire de constater les dimensions et d’apprécier les rapports de la lumière et de la matière.
    Examinons l’ouïe. Plus encore qu’avec l’œil, nous sommes les jouets et les dupes de cet organe fantaisiste.
    Deux corps se heurtant produisent un certain ébranlement de l’atmosphère. Ce mouvement fait tressaillir dans notre oreille une certaine petite peau qui change immédiatement en bruit ce qui n’est, en réalité, qu’une vibration.
    La nature est muette. Mais le tympan possède la propriété miraculeuse de nous transmettre sous forme de sons, et de sons différents suivant le nombre des vibrations, tous les frémissements des ondes invisibles de l’espace.
    Cette métamorphose accomplie par le nerf auditif dans le court trajet de l’oreille au cerveau nous a permis de créer un art étrange, la musique, le plus poétique et le plus précis des arts, vague comme un songe et exact comme l’algèbre.
    Que dire du goût et de l’odorat ? Connaîtrions-nous les parfums et la qualité des nourritures sans les propriétés bizarres de notre nez et de notre palais ?
    L’humanité pourrait exister cependant sans l’oreille, sans le goût et sans l’odorat, c’est-à-dire sans aucune notion du bruit, de la saveur et de l’odeur.
    Donc, si nous avions quelques organes de moins, nous ignorerions d’admirables et singulières choses, mais si nous avions quelques organes de plus, nous découvririons autour de nous une infinité d’autres choses que nous ne soupçonnerons jamais faute de moyen de les constater.
    Donc, nous nous trompons en jugeant le Connu, et nous sommes entourés d’Inconnu inexploré.
    Donc, tout est incertain et appréciable de manières différentes.
    Tout est faux, tout est possible, tout est douteux.
    Formulons cette certitude en nous servant du vieux dicton : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Et disons : vérité dans notre organe, erreur à côté.
    Deux et deux ne doivent plus faire quatre en dehors de notre atmosphère.
    Vérité sur la terre, erreur plus loin, d’où je conclus que les mystères entrevus comme l’électricité, le sommeil hypnotique, la transmission de la volonté, la suggestion, tous les phénomènes magnétiques, ne nous demeurent cachés, que parce que la nature ne nous a pas fourni l’organe, ou les organes nécessaires pour les comprendre.
    Après m’être convaincu que tout ce que me révèlent mes sens n’existe que pour moi tel que je le perçois et serait totalement différent pour un autre être autrement organisé, après en avoir conclu qu’une humanité diversement faite aurait sur le monde, sur la vie, sur tout, des idées absolument opposées aux nôtres, car l’accord des croyances ne résulte que de la similitude des organes humains, et les divergences d’opinions ne proviennent que des légères différences de fonctionnement de nos filets nerveux, j’ai fait un effort de pensée surhumain pour soupçonner l’impénétrable qui m’entoure.
    Suis-je devenu fou ?
    Je me suis dit : je suis enveloppé de choses inconnues.
    J’ai supposé l’homme sans oreilles et soupçonnant le son comme nous soupçonnons tant de mystères cachés, l’homme constatant des phénomènes acoustiques dont il ne pourrait déterminer ni la nature, ni la provenance.
    Et j’ai eu peur de tout, autour de moi, peur de l’air, peur de la nuit. Du moment que nous ne pouvons connaître presque rien, et du moment que tout est sans limites, quel est le reste ? Le vide n’est pas ? Qu’y a-t-il dans le vide apparent ?
    Et cette terreur confuse du surnaturel qui hante l’homme depuis la naissance du monde est légitime puisque le surnaturel n’est autre chose que ce qui nous demeure voilé !
    Alors j’ai compris l’épouvante. Il m’a semblé que je touchais sans cesse à la découverte d’un secret de l’univers.
    J’ai tenté d’aiguiser mes organes, de les exciter, de leur faire percevoir par moments l’invisible.
    Je me suis dit : Tout est un être. Le cri qui passe dans l’air est un être comparable à la bête puisqu’il naît, produit un mouvement, se transforme encore pour mourir.
    Or, l’esprit craintif qui croit à des êtres incorporels n’a donc pas tort. Qui sont-ils ?
    Combien d’hommes les pressentent, frémissent à leur approche, tremblent à leur inappréciable contact. On les sent auprès de soi, autour de soi, mais on ne les peut distinguer, car nous n’avons pas l’oeil qui les verrait, ou plutôt l’organe inconnu qui pourrait les découvrir.
    Alors, plus que personne, je les sentais, moi, ces passants surnaturels. Êtres ou mystères ? Le sais-je ? Je ne pourrais dire ce qu’ils sont, mais je pourrais toujours signaler leur présence. Et j’ai vu — j’ai vu un être invisible — autant qu’on peut les voir, ces êtres.
    Je demeurais des nuits entières immobile, assis devant ma table, la tête dans mes mains et songeant à cela, songeant à eux. Souvent j’ai cru qu’une main intangible, ou plutôt qu’un corps insaisissable, m’effleurait légèrement les cheveux. Il ne me touchait pas, n’étant point d’essence charnelle, mais d’essence impondérable, inconnaissable.
    Or, un soir, j’ai entendu craquer mon parquet derrière moi. Il a craqué d’une façon singulière. J’ai frémi. Je me suis tourné. Je n’ai rien vu. Et je n’y ai plus songé.
    Mais le lendemain, à la même heure, le même bruit s’est produit. J’ai eu tellement peur que je me suis levé, sûr, sûr, sûr, que je n’étais pas seul dans ma chambre. On ne voyait rien pourtant. L’air était limpide, transparent partout. Mes deux lampes éclairaient tous les coins.
    Le bruit ne recommença pas et je me calmai peu à peu ; je restais inquiet cependant, je me retournais souvent.
    Le lendemain, je m’enfermai de bonne heure, cherchant comment je pourrais parvenir à voir l’Invisible qui me visitait.
    Et je l’ai vu. J’en ai failli mourir de terreur.
    J’avais allumé toutes les bougies de ma cheminée et de mon lustre. La pièce était éclairée comme pour une fête. Mes deux lampes brûlaient sur ma table.
    En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes. À droite, ma cheminée. À gauche, ma porte que j’avais fermée au verrou. Derrière moi, une très grande armoire à glace. Je me regardai dedans. J’avais des yeux étranges et les pupilles très dilatées.
    Puis je m’assis comme tous les jours.
    Le bruit s’était produit, la veille et l’avant-veille, à neuf heures vingt-deux minutes. J’attendis. Quand arriva le moment précis, je perçus une indescriptible sensation, comme si un fluide, un fluide irrésistible eût pénétré en moi par toutes les parcelles de ma chair, noyant mon âme dans une épouvante atroce et bonne. Et le craquement se fit, tout contre moi.
    Je me dressai en me tournant si vite que je faillis tomber. On y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans la glace ! Elle était vide, claire, pleine de lumière. Je n’étais pas dedans, et j’étais en face, cependant. Je la regardais avec des yeux affolés. Je n’osais pas aller vers elle, sentant bien qu’il était entre nous, lui, l’Invisible, et qu’il me cachait.
    Oh ! comme j’eus peur ! Et voilà que je commençai à m’apercevoir dans une brume au fond du miroir, dans une brume comme à travers de l’eau ; et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, me rendant plus précis de seconde en seconde. C’était comme la fin d’une éclipse. Ce qui me cachait n’avait pas de contours, mais une sorte de transparence opaque s’éclaircissant peu à peu.
    Et je pus enfin me distinguer nettement, ainsi que je fais tous les jours en me regardant.
    Je l’avais donc vu ! Et je ne l’ai pas revu.
    Mais je l’attends sans cesse, et je sens que ma tête s’égare dans cette attente.
    Je reste pendant des heures, des nuits, des jours, des semaines, devant ma glace, pour l’attendre ! Il ne vient plus.
    Il a compris que je l’avais vu. Mais moi je sens que je l’attendrai toujours, jusqu’à la mort, que je l’attendrai sans repos, devant cette glace, comme un chasseur à l’affût.
    Et, dans cette glace, je commence à voir des images folles, des monstres, des cadavres hideux, toutes sortes de bêtes effroyables, d’êtres atroces, toutes les visions invraisemblables qui doivent hanter l’esprit des fous.
    Voilà ma confession, mon cher docteur. Dites-moi ce que je dois faire ?

    Contes divers (1885) Guy de Maupassant
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  • Malheur à  celui pour qui les souvenirs de l’enfance n’évoquent que peur et tristesse.  Malheur à celui qui ne peut se souvenir que d’heures solitaires passées dans de vastes et lugubres pièces aux rideaux bruns, parmi d’interminables rangées de livres anciens, et qui ne regardait qu’avec crainte les bouquets d’arbres grotesques, gigantesques, envahis par la vigne, qui jetaient vers le ciel leurs branches tordues ondulant silencieusement dans l’air du soir.
    C’est là le lot que m’ont donné les dieux, moi, l’ahuri, le dépité, le stérile, le brisé. Et pourtant je suis étrangement satisfait et je m’accroche désespérément à ces souvenirs, chaque fois que mon esprit menace momentanément de s’aventurer jusqu’à l’autre.

    Je ne sais où je suis né. Je sais seulement que le château était infiniment ancien et infiniment horrible, plein de sombres passages et de hauts rideaux où l’œil ne décelait qu’ombres et toiles d’araignées. Les pierres des couloirs délabrés semblaient toujours monstrueusement humides, et partout régnait une odeur maudite, comme celle des cadavres empilés des générations passées. Il n’y avait jamais de lumière, si bien qu’il m’arrivait d’allumer des bougies et de les contempler fixement pour y chercher l’apaisement. Il n’y avait pas plus de soleil au-dehors, car les terribles arbres poussaient bien au-dessus de la tour la plus élevée à laquelle je pouvais accéder.
    Il y avait bien une tour noire qui atteignait au-dessus des arbres le ciel inconnu, mais elle était partiellement en ruines et on ne pouvait y monter, si ce n’est au prix d’une escalade pratiquement impossible, pierre par pierre, de la muraille nue.
    Je dois avoir vécu des années à cet endroit, mais je ne puis mesurer l’écoulement du temps. Des êtres vivants devaient veiller à mes besoins, mais je ne puis me souvenir de quiconque à part moi-même, ni de quoi que ce soit de vivant à part les silencieux rats, chauve-souris et araignées. Je pense que celui qui s’occupait de moi devait être incroyablement âgé, car mon premier souvenir d’une personne vivante était quelqu’un qui me ressemblait mais comme une caricature de moi-même, distordue, rabougrie et pourrissante, comme le château lui-même.
    Pour moi, il n’y avait rien de terrible dans les os et les squelettes qui jonchaient certaines des cryptes de pierre qui se trouvaient très profond en-dessous des fondations. J’associais ces choses à des évènements quotidiens, et les trouvai plus naturelles que les images colorées d’êtres vivants que je trouvai dans les livres moisis. Tout ce que je sais, je l’ai appris dans de tels livres. Aucun professeur ne m’a conseillé ou guidé, et je ne me souviens pas avoir entendu une voix humaine pendant toutes ces années – pas même la mienne, car bien que le langage fût évoqué par mes livres, je n’avais jamais pensé à m’essayer à parler à haute voix. Je ne pensai pas non plus à mon aspect, car il n’y avait aucun miroir dans le château, et je me figurais d’instinct plutôt semblable aux jeunes visages que je trouvai dessinés ou peints dans les livres. Et j’étais forcément jeune,  parce que je me souvenais de si peu de choses.
    Dehors, au-delà des douves putrides et sous les sombres arbres silencieux, je m’étendais souvent pour rêver pendant des heures à ce que j’avais lu dans les livres ; et longuement je m’imaginais moi-même au milieu de foules joyeuses dans le monde ensoleillé au-delà de la forêt sans fin. Une fois j’essayai de m’échapper de la forêt, mais tandis que je m’éloignais du château les ombres devinrent plus denses et l’air s’emplit d’une peur menaçante ; si bien que je revins en courant frénétiquement, de crainte de me perdre dans ce labyrinthe de silence enténébré.
    Ainsi au long d’interminables crépuscules je rêvais et attendais, mais je ne savais pas ce que j’attendais. Alors dans ma sombre solitude mon désir de lumière devint si éperdu que je ne pouvais plus trouver le repos, et je levais des bras implorants vers l’unique tour noire en ruines qui se dressait vers le ciel inconnu au-dessus de la forêt. Et à la fin je résolus d’escalader cette tour, dussé-je tomber ; car il valait mieux apercevoir le ciel et périr, que vivre sans devoir jamais voir le jour.
    Dans le crépuscule humide je gravis les marches de pierre vieilles et usées jusqu’à atteindre le niveau où elles s’arrêtaient, et ensuite je me cramponnai malgré le danger à des prises que je trouvai pour continuer à monter. Il était monstrueux et terrible, ce puits de roc mort et sans aucune marche ; noir, en ruines et désert, et sinistre avec ses chauve-souris effrayées dont les ailes ne produisaient aucun son. Mais plus horrible et terrible encore était la lenteur de ma progression, car je montais, mais les ténèbres au-dessus de moi n’en étaient pas moins épaisses, et j’étais saisi d’une terreur nouvelle, suscitée par cette moisissure maudite et vénérable. Je frissonnai tandis que je me demandais pourquoi je n’avais pas encore atteint la lumière du jour, et j’aurais jeté un regard en bas si je l’avais osé. Je m’imaginai que la nuit était tombée soudainement autour de moi, et je tâtonnai vainement de ma main libre à la recherche de l’embrasure d’une fenêtre, espérant pouvoir jeter un coup d’œil à l’extérieur pour essayer d’estimer la hauteur que j’avais atteinte jusqu’ici.
    Tout à coup, après une éternité d’une escalade redoutable et aveugle de ce précipice concave et désespérant, je sentis ma tête toucher quelque chose de solide, et je sus que je devais avoir atteint le toit, ou tout au moins une sorte de plancher. Dans les ténèbres je levai ma main libre et tâtai l’obstacle, et je le sentis de pierre et inébranlable. Alors je commençai une dangereuse exploration des environs, me cramponnant à toutes les prises que pouvait offrir le mur humide, jusqu’à ce que finalement ma main tâtonnante parvînt à faire céder l’obstacle, et alors je repris ma progression, poussant la dalle ou la porte avec ma tête, puisque j’utilisais mes deux mains pour ma terrible ascension. Il n’y avait aucune lumière au-dessus, et alors que je portai mes mains plus haut je sus que mon escalade était pour l’instant terminée : la dalle était en effet la trappe d’une ouverture menant à une surface de pierre horizontale d’une circonférence plus grande que celle de la tour inférieure, sans aucun doute le sol d’une haute et vaste salle d’observation. Je m’y glissai précautionneusement, et essayai, mais sans y parvenir, d’empêcher la lourde dalle de retomber en place. Alors que je restai épuisé sur le sol de pierre, j’entendis les échos inquiétants du bruit qu’elle fit en se replaçant, et j’espérai que le moment venu je serais capable de l’ouvrir à nouveau.

    Croyant être maintenant à une hauteur prodigieuse, loin au-dessus des branches maudites de la forêt, je me relevai et tâtonnai à la recherche de fenêtres, afin de contempler pour la première fois le ciel, et la lune et les étoiles dont parlaient les livres. Mais je ne devais rien voir de tout cela, car je trouvai seulement de grandes étagères de marbre, portant de monstrueuses boîtes oblongues d’une taille troublante. Et plus je réfléchissais, plus je me demandais quel antiques secrets pouvaient se trouver dans cette chambre haute isolée depuis des temps immémoriaux du château en-dessous d’elle.  Je fus alors surpris de sentir sous mes mains un passage avec une porte de pierre sculptée d’étranges gravures. Essayant de l’ouvrir, je la trouvai fermée ; mais d’un suprême effort je vins à bout de tous les obstacles et je parvins à l’ouvrir en la tirant vers moi. Je connus alors l’extase la plus pure : brillant paisiblement à travers une grille ornementée, au bout d’un petit escalier de pierre qui montait depuis la porte que je venais d’ouvrir, je vis la pleine lune, resplendissante ; je ne l’avais jamais vue auparavant si ce n’est dans mes rêves ou dans de vagues visions que je n’ose appeler des souvenirs.
    Pensant maintenant avoir atteint l’ultime pinacle du château, je montai précipitamment les quelques marches au-delà de la porte, mais le passage d’un nuage voilant soudain la lune me fit trébucher, et dans l’obscurité, je trouvai mon chemin beaucoup plus lentement. Il faisait toujours très noir lorsque j’atteignis la grille – que je poussai avec précaution pour réalise r qu’elle n’était pas verrouillée, mais je ne l’ouvrai pas de crainte de tomber de l’extraordinaire hauteur à laquelle je devais me trouver.
    Alors la lune se montra de nouveau.

    (musique)

    Le choc le plus monstrueux vient toujours de ce qui est inattendu et impensable. Rien de ce que j’avais vécu auparavant ne pourrait se comparer à la terreur que j’éprouvai face à ce qui s’offrait à mes regards, et aux prodiges étranges que cela impliquait. Le spectacle en lui-même était aussi simple que stupéfiant, et pouvait se résumer à ceci : au lieu d’une perspective étourdissante de forêts contemplées depuis une haute éminence, il n’y avait autour de moi derrière la grille rien d’autre que le sol massif, décoré de dalles et de colonnes de marbre, et plongé dans l’ombre d’un vieux temple de pierre qui jetait une lueur spectrale dans le clair de lune.
    A demi inconscient, j’ouvris la grille et sortis en chancelant sur le chemin de gravier blanc qui s’étirait dans deux directions. Stupéfait et perturbé comme je pouvais l’être, je n’en avais pas moins un besoin maladif de lumière, et même le fantastique miracle qui venait de se produire ne pouvait arrêter ma quête. Je ne savais pas, ni ne me souciais de savoir, si l’expérience que je vivais était la folie, un rêve ou de la magie ; mais j’étais déterminé à contempler la lumière et la gaieté du monde, à tout prix. Je ne savais pas qui j’étais ou ce que j’étais, ou ce que je voyais autour de moi ; pourtant tandis que j’avançais en chancelant, je me rendais compte que ma progression, par le fait d’une sorte d’effrayante mémoire latente, ne se faisait pas complètement au hasard. En passant sous une arche, je sortis de cette région de pavés et de colonnes, et errai par la suite à travers la plaine. Je suivais le plus souvent une route visible, mais étrangement je la quittai parfois pour traverser des prairies où seules des ruines abandonnées ici ou là révélaient la présence d’une route oubliée. A un moment je traversai à la nage une rivière rapide où des restes de maçonnerie croulante et moussue témoignaient d’un pont depuis longtemps disparu.
    Plus de deux heures s’écoulèrent jusqu’à ce que j’atteigne ce qui semblait être mon but, un vénérable château couvert de lierre avec un parc densément boisé, étonnamment familier, mais aussi plein d’étrangetés qui étaient pour moi déconcertantes. Je vis que les douves avait été comblées, et que certaines tours bien connues avaient été démolies, tandis qu’existaient de nouvelles parties du bâtiment, ce qui était particulièrement perturbant.   Mais ce que j’observais avec un intérêt et un plaisir particulier, c’étaient les fenêtres ouvertes, éclatantes d’une incroyable lumière et d’où s’échappait le bruit de la plus joyeuse des fêtes. M’approchant de l’une d’elles, je regardai à l’intérieur et vis une société fort étrangement vêtue ; se réjouissant et discutant avec entrain. Il semble que je n’avais jamais auparavant entendu de voix humaines, et je ne pouvais que vaguement comprendre ce qu’ils se disaient. Certains visages faisaient ressurgir des souvenirs incroyablement lointains, tandis que d’autres m’étaient totalement étrangers.
    J’enjambai maintenant la fenêtre basse pour pénétrer dans la pièce brillamment éclairée, et je passai ainsi de cet unique et beau moment d’espoir aux affres les plus sombres du malheur.
     Le cauchemar survint rapidement, car dès que j’entrai, il se produisit immédiatement l’une des choses les plus terrifiantes que j’aie jamais pu concevoir. J’avais à peine franchi le rebord de la fenêtre, que toute la compagnie fut saisie d’une peur soudaine et inattendue, d’une intensité monstrueuse, déformant chaque visage et faisant jaillir de toutes les gorges ou presque les cris les plus horribles. Tout le monde prit la fuite, et au milieu de la clameur et de la panique, plusieurs tombèrent frappées de convulsion et furent emportés par leurs compagnons fous de terreur. Beaucoup couvrirent leurs yeux de leurs mains et, aveugles, trébuchaient maladroitement dans leur hâte de s’échapper, renversant les meubles et se heurtant aux murs avant qu’ils ne parviennent à atteindre l’une des nombreuses portes.
    Leurs cris étaient bouleversants ; et tandis que je restais seul et abasourdi dans cette demeure éclatante de lumière, écoutant l’écho des cris des fuyards, je tremblai à la pensée de ce qui pouvait se cacher invisible près de moi. A première vue la pièce semblait déserte, mais tandis que je me déplaçais vers l’une des alcôves je crus déceler une présence – comme le soupçon d’un mouvement derrière le passage encadré d’or qui menait à une autre pièce à peu près semblable. Alors que j’approchais de l’arche, je commençai à percevoir la présence plus clairement ; et alors, et ce fut le premier et le dernier son que je prononçai jamais – un affreux hululement qui me révoltait presque autant que la chose abominable et odieuse qui en était la cause – je contemplai dans sa pleine et terrifiante réalité l’inconcevable, indescriptible et innommable monstruosité qui avait, par sa simple apparition, changé une joyeuse assemblée en une horde de délirants fugitifs.
    Je ne peux même pas donner une idée de ce à quoi elle ressemblait, car elle était la somme de tout ce qui est sale, étrange, malvenu, anormal et détestable. C’était l’incarnation maudite de la pourriture, des temps anciens, et de la dissolution ; l’avatar putride et humide d’une révélation monstrueuse ; l’horrible mise à nu de ce qu’une terre miséricordieuse devrait toujours cacher. Dieu sait qu’elle n’était pas de ce monde – ou qu’elle n’était plus de ce monde – et pourtant je fus épouvanté quand je perçus dans ses contours rongés aux os saillants la terrifiante, l’abominable caricature d’une silhouette humaine ; et dans son corps pourrissant et sans forme, quelque chose d’indicible qui me fit encore plus frissonner.
    J’étais presque paralysé, mais pas assez pour ne pas faire un faible effort pour m’enfuir ; je reculai en trébuchant mais cela ne suffit pas à rompre la fascination dans laquelle ce monstre sans nom et sans voix me tenait. Mes yeux, ensorcelés par les orbes vitreuses qui les fixaient avec horreur, refusaient de se fermer ; Dieu merci , ma vue était toutefois brouillée, et après le premier choc, ne me montrait la terrible chose que de façon indistincte. Je tentai de lever la main pour la cacher à ma vue, mais mes nerfs étaient si ébranlés que mon bras ne put complètement obéir à ma volonté. La tentative, toutefois, suffit à perturber mon équilibre ; si bien que je dus tituber de plusieurs pas en avant pour éviter de tomber. Ce faisant je pris soudain conscience de la terrifiante de la proximité de cette charogne, dont je percevais presque la respiration monstrueuse et caverneuse. A demi fou, je parvins cependant à lancer une main en avant pour me protéger de l’apparition fétide qui me pressait de si près ; quand dans une seconde cataclysmique d’absolu cauchemar et par un diabolique accident, mes doigts touchèrent l’extrémité de la patte pourrissante du monstre sous l’arche d’or.
    Je ne hurlai pas, mais toutes les créatures démoniaques qui chevauchent le vent de la nuit crièrent pour moi tandis qu’en ce même instant déferla dans mon esprit une avalanche de souvenirs qui détruisirent mon âme. Je sus à cette seconde tout ce qui s’était passé ; je me souvins de ce qui se trouvait au-delà du terrible château et des arbres, et je reconnus malgré ses changements l’édifice dans lequel je me tenais maintenant ; et plus terrible que tout, je reconnus l’abomination maudite qui ricanait devant moi tandis que je retirai des siens mes doigts souillés.
    Mais dans l’univers on peut toujours trouver du réconfort autant que de l’amertume, et ce réconfort est Nepenthe. Dans la suprême horreur de cette seconde j’oubliai ce qui m’avait terrifié, et ce soudain afflux de sombres souvenirs s’évanouit dans un chaos d’images toujours plus lointaines. Dans un rêve je m’enfuis de ce lieu hanté et maudit, et me mis à courir rapidement et silencieusement sous le clair de lune. Quand j’arrivai à la place pavée de marbre près du temple et descendis les marches, je trouvais la trappe de pierre impossible à déplacer ; mais peu m’importait, car je détestais l’antique château et les arbres. Maintenant je chevauche le vent de la nuit en compagnie des démons rieurs qui sont mes amis, et le jour je cours dans les catacombes de Nephren-Ka dans la vallée cachée et inconnue de Hadoth le long du Nil. Je sais que la lumière n’est pas faite pour moi, à part celle de la lune quand elle éclaire à Neb les tombes de pierre. La gaieté non plus ne sera jamais mienne si ce n’est lors des fêtes sans nom de Nitokris en-dessous de la Grande Pyramide ; et pourtant dans ma nouvelle et sauvage liberté j’accueille presque avec joie l’amertume de mon altérité.
    Car bien que Nepenthe m’ait appelé, je saurai toujours que je viens d’ailleurs ; un intrus en ce siècle et parmi ceux qui sont encore des hommes. Cela je l’ai toujours su depuis que j’ai tendu les doigts vers l’abomination qui se tenait dans ce grand cadre doré ; tendu les doigts et touché une surface froide et dure de verre poli.

    Traduction de Vincent de l’Épine

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    2 commentaires
  • Les hommes diffèrent des animaux en ce qu'ils observent des interdits, mais les interdits sont ambigus. Ils les observent, mais il leur faut aussi les violer. La transgression des interdits n'est pas leur ignorance: elle demande un courage résolu. Le courage nécessaire à la transgression est pour l'homme un accomplissement. C'est en particulier l'accomplissement de la littérature, dont le mouvement privilégié est un défi. La littérature authentique est prométhéenne. L'écrivain authentique ose faire ce qui contrevient aux lois fondamentales de la société active. La littérature met en jeu les principes d'une régularité, d'une prudence essentielles.

    L'écrivain sait qu'il est coupable. Il pourrait reconnaitre ses torts. Il peut revendiquer la jouissance d'une fièvre, qui est un signe d’élection. Le péché, la condamnation, est au sommet.

    G.B.

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