• Il m’est venu une série de pensées sur l’aveuglement des hommes qui luttent contre les anarchistes par la destruction des anarchistes et non par la réforme de l’ordre social, de ce même ordre que les anarchistes combattent en invoquant son horreur.

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    Par un travail énorme de la pensée et de la parole, le raisonnement se répand parmi les hommes, est adopté par eux sous les formes les plus diverses, et, par les moyens les plus étranges, il captive les hommes, — les uns par la mode ou la vanité, les autres sous couleur de liberté, de science, de philosophie, de religion, — il leur devient propre. Les hommes croient que tous sont frères, qu’on ne peut pas opprimer des frères, qu’il faut aider au progrès, à l’instruction, lutter contre la superstition. Cela devient l’opinion publique, et tout d’un coup… la Terreur de la Révolution française, le 1er mars, l’assassinat de Carnot — et tout travail est perdu en vain,  comme l’eau rassemblée goutte à goutte à l’aide de digues, qui s’épanche tout à coup et inonde sans utilité les champs et les prairies.

    Comment les anarchistes peuvent-ils ne pas voir l’inutilité de la violence ? Comme je voudrais leur écrire cela.

    Ils font bien, quand ils raisonnent sur l’inutilité, sur les préjudices de la violence gouvernementale et quand ils répandent ces idées : il leur faut seulement remplacer une chose : la violence, le meurtre, par la non participation à la violence et au meurtre.

    Léon Tolstoï

     

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  • Et il dit à Jésus : « Souviens-toi de moi quand tu seras entré dans ton royaume. »

    Et Jésus lui dit : « Je te dis en vérité que tu seras aujourd’hui avec moi dans le paradis. » (Luc 23ème: 42-43.)

    Dans le monde vivait un homme de soixante-dix ans ; il avait passé sa vie entière à pécher.

    Et cet homme devint malade, et il ne se repentait pas.

    Et quand sa mort fut proche, pendant sa dernière heure, il se prit à pleurer et dit :

    – Seigneur, comme aux larrons sur la croix, pardonne-moi.

    À peine eut-il parlé, qu’il rendit l’âme. Et l’âme aima Dieu, eut foi dans sa miséricorde et vola au seuil du paradis.

    Et le pécheur se mit à frapper, suppliant qu’on ouvrit le royaume du ciel.

    Et il entendit une voix derrière la porte :

    – Qui est cet homme qui frappe à la porte du paradis ? Et comment vivait-il sur la terre ?

    Et la voix de l’accusateur répondit, énumérant tous les péchés de cet homme. Et il ne cita pas une seule action méritoire.

    Et la voix reprit, derrière la porte :

    – Les pécheurs n’entrent pas au royaume de Dieu. Va-t’en d’ici.

    Et l’homme dit :

    – Seigneur, j’entends ta voix, mais je ne vois pas ta face et je ne sais pas ton nom.

    Et la voix répondit :

    – Je suis Pierre l’Apôtre.

    Et le pécheur dit :

    – Aie pitié de moi, Pierre l’Apôtre. Rappelle-toi la faiblesse de l’homme et la miséricorde de Dieu. N’est-ce pas toi qui fus le disciple du Christ ? N’est-ce pas toi qui recueillis sa doctrine de ses propres lèvres ? Et tu as eu l’exemple de sa vie. Rappelle-toi ! Il avait l’âme torturée, et il te demanda, par trois fois, de ne pas dormir et de prier ; et tu t’assoupis, car tes paupières tombaient de sommeil, et par trois fois, il te surprit dormant. Ainsi ai-je fait. Et rappelle-toi encore. Tu lui avais promis, sur le salut de ton âme, de ne le point renier, et par trois fois tu le renias, lorsqu’on le mena devant Caïphe. Ainsi ai-je fait. Et rappelle-toi encore, quand le coq chanta, et que tu sortis en pleurant amèrement. Ainsi ai-je fait. Tu ne peux pas me laisser dehors.

    Et la voix se tut derrière la porte du paradis.

    Au bout d’un instant, le pécheur se remit à frapper, suppliant qu’on lui ouvrît le royaume du ciel.

    Et une autre voix se fit entendre derrière la porte, disant :

    – Qui est cet homme et comment vivait-il sur la terre ? Et de nouveau la voix de l’accusateur répondit, énumérant tous les péchés de cet homme. Et il ne cita pas une seule action méritoire.

    Et la voix reprit, derrière la porte :

    – Va-t’en. Un si grand pécheur ne peut vivre avec nous dans le paradis.

    Et l’homme dit :

    – Seigneur, j’entends ta voix, mais je ne vois pas ta face et je ne sais pas ton nom.

    Et la voix répondit :

    – Je suis le roi prophète David.

    Et le pécheur ne désespéra point. Il ne quitta point la porte du paradis, et dit :

    – Aie pitié de moi, roi David. Rappelle-toi la faiblesse de l’homme et la miséricorde de Dieu. Dieu t’aimait ; il t’avait placé au-dessus des autres hommes. Tu avais tout, un royaume, la gloire, l’or, des favorites et des enfants. Mais dès que tu eus aperçu, du haut de la terrasse, la femme d’un pauvre homme, le péché t’envahit, et tu pris la femme d’Un, et tu le livras lui-même au glaive des Ammonites… Toi, le riche, tu pris au pauvre sa dernière brebis, et tu le fis périr lui-même. Ainsi ai-je fait. Et rappelle-toi encore comment tu te repentis, disant : « Je reconnais ma faute et me repens de mon péché. » Ainsi ai-je fait. Tu ne peux pas me laisser dehors.

    Et la voix se tut derrière la porte.

    Au bout d’un instant, le pécheur se remit à frapper, suppliant qu’on lui ouvrît le royaume du ciel.

    Une troisième voix se fit entendre derrière la porte, disant :

    – Qui est cet homme, et comment vivait-il sur la terre ? Et pour la troisième fois, la voix de l’accusateur répondit, énumérant tous les péchés de cet homme. Et il ne cita pas une seule action méritoire.

    Et la voix reprit, derrière la porte :

    – Va-t’en d’ici. Les pécheurs n’entrent point au royaume du ciel.

    Et l’homme dit :

    – J’entends ta voix, mais je ne vois pas ta face et ne sais pas ton nom.

    Et la voix répondit :

    – Je suis, moi, Jean l’Évangéliste, le disciple préféré du Christ.

    Et le pécheur s’en réjouit, et dit :

    – Maintenant, on ne peut pas me laisser dehors. Pierre et David me laisseront entrer, parce qu’ils savent la faiblesse de l’homme et la miséricorde de Dieu. Et toi, tu me laisseras entrer, parce que tu es plein d’amour. N’est-ce pas toi, Jean l’Évangéliste, qui as écrit dans ton livre : « Dieu, c’est l’amour, et qui n’aime pas ne connaît pas Dieu ? » N’est-ce pas toi qui, dans ta vieillesse, allais répétant : « Frères, aimons-nous les uns les autres ! » Comment me mépriserais-tu, comment me rebuterais-tu, maintenant ? Ou renie ce que tu as dit, ou aime-moi et m’ouvre le royaume du ciel.

    Et la porte s’ouvrit toute grande, et Jean l’Évangéliste serra dans ses bras le pécheur repenti et le laissa entrer au royaume du ciel.

    Léon Tolstoï Contes et nouvelles

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  •  

     Le mal ! Ce n’est pas qu’abstraction, mythe ou fantasmagorie.
    Le bien n’est pas un son creux, un rêve, un fantôme.
    Tout notre passé, tout ce qui pour nous s’appelle présent
    Est inondé de leur sang et plein de leurs batailles.

    On ne saurait sur la balance peser le mal et le bien,
    On ne saurait prendre leurs mesures, forces et moyens nous manquent.
    Il pourrait être plaisant de recourir aux traits de l’allégorie.
    Mais ici à quoi bon la queue ou les griffes, Sataniel ou Moloch ?

    L’antique légende nous a montré le mal sous des peintures diverses.
    Le peuple, à sa façon, l’a figuré.
    La pensée terrifiée l’a cherché dans les ténèbres,
    Dans les sinuosités de la flamme, dans le tréfonds des eaux et des nuages.

    Ici à quoi bon l’incarnation, à quoi bon ici l’apparence,
    De la lente ou soudaine apparition des démons,
    S’il est vrai que dans la nature entière chacun des mouvements
    Est un phénomène du mal, une souffrance, une douleur, une épouvante !

     Et jusqu’aux plus purs élans des pensées pures
    Que le poison du mal frappe à mort !
    Mais tous les artifices, toutes les embûches de Satan,
    Combien ils semblent beaux, affables et généreux !

     

     Constantin SLOUTCHEVSKI.

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  • En effet, selon l'apparence, à tous les yeux, l'érotisme est lié à la naissance, à la reproduction qui sans fin répare les ravages de la mort.

    Il n'en est pas moins vrai que l'animal, que le singe, dont parfois la sensualité s'exaspère, ignore l'érotisme. Il l'ignore justement dans la mesure où la connaissance de la mort lui manque. C'est au contraire du fait que nous sommes humains, et que nous vivons dans la sombre perspective de la mort, que nous connaissons la violence exaspérée, la violence désespérée de l'érotisme.

    Ces corps mêlés, qui, se tordant, se pâmant, s'abîment dans des excès de volupté, vont à l'opposé de la mort, qui les vouera, plus tard, au silence de la corruption.

    "Les larmes d'Eros" Georges Bataille  

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  • Toute la vie est irraisonnable. Il est irraisonnable que l’homme ait un cæcum inutile, que le  cheval ait un vestige du cinquième doigt ; tous les restes ataviques des êtres vivants sont mauvais, et en particulier, la lutte pour la vie : c’est une dépense inutile d’énergie.
    L’homme apporte la raison dans le monde de la nature en détruisant la lutte irraisonnable et la dépense d’énergie, mais cette activité est extérieure, lointaine, seulement reflétée. L’homme ne voit cette irraison que par l’intelligence.
    Mais l’irraison de sa vie, non seulement il la voit par sa raison, mais il la sent par le cœur, comme contraire à l’amour, et il la sent par tout son être. Et, en ce mélange de l’irraison de sa vie et de la raison consiste sa vie.
    Il est très important de constater ici que l’irraison de la nature se reconnaît par la raison, et celle de la vie humaine par le cœur (l’amour) et la raison.
    La vie de l’homme consiste à transformer en raisonnable ce qui est dans sa vie irraisonnable. Pour cela deux choses sont nécessaires :
    1° Voir dans toute son importance l’irraison de la vie et n’en pas détacher son attention ; 2° reconnaître dans toute sa pureté la raison de la vie possible.
    En reconnaissant toute l’irraison de la vie, et la misère qui en découle toujours, l’homme, involontairement, se détourne d’elle, et, d’autre part, ayant clairement reconnu la raison de la  vie possible, l’homme y aspire malgré lui. C’est pourquoi le problème de tous les maîtres de l’humanité devrait être de ne pas cacher le mal de l’irraison et de mettre en évidence tout le bien de la vie raisonnable. Mais toujours se placent au siège de Moïse ceux qui ne marchent pas à la lumière parce que leurs œuvres sont mauvaises.
    C’est pourquoi les hommes qui se donnent comme des maîtres, non seulement ne tâchent pas d’expliquer l’irraison de la vie et la raison de l’idéal, mais, au contraire, ils cachent l’irraison de la vie et détruisent la confiance en la raison de l’idéal.
    C’est ce qui se fait dans notre vie, toute l’activité des hommes consiste à cacher l’irraison de la vie. À cette fin existent et agissent :
    1° La police ; 2° l’armée ; 3° les lois criminelles ; 4° les établissements philanthropiques : asiles d’enfants et de vieillards ; 5° les asiles d’enfants abandonnés ; 6° les maisons de tolérance ; 7° les asiles d’aliénés ; 8° les hôpitaux, surtout ceux de syphilis et de tuberculose ; 9° les sociétés d’assurance ; 10° les pompiers ; 11° les établissements même très obligatoires et construits avec l’argent recueilli par force ; 12° les maisons de correction des mineurs, les établissements agronomiques, les expositions, etc.
    Si seulement 0,001 de l’énergie qui se dépense  à construire tout ce qui a pour but de cacher le mal, et en fait l’augmente (il est très intéressant de suivre comment, d’une façon fatale, chacun de ces établissements, outre qu’il cache le mal, en produit un nouveau et augmente comme une boule de neige celui qu’il est censé détruire, voyez, par exemple, les hospices d’enfants abandonnés, de fous, les orphelinats, les prisons, l’armée), était employé à montrer tout ce que ces établissements veulent nous cacher, ce mal, qui est maintenant si évident et nous tourmente, se détruirait promptement.

    Léon Tolstoï

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