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Par Cruella le 31 Décembre 2017 à 10:06
Maître Saval, notaire à Vernon, aimait passionnément la musique. Jeune encore, chauve déjà, rasé toujours avec soin, un peu gros, comme il sied, portant un pince-nez d’or au lieu des antiques lunettes, actif, galant et joyeux, il passait dans Vernon pour un artiste. Il touchait du piano et jouait du violon, donnait des soirées musicales où l’on interprétait les opéras nouveaux.
Il avait même ce qu’on appelle un filet de voix, rien qu’un filet, un tout petit filet ; mais il le conduisait avec tant de goût que les « Bravo ! Exquis ! Surprenant ! Adorable ! » jaillissaient de toutes les bouches, dès qu’il avait murmuré la dernière note.
Il était abonné chez un éditeur de musique de Paris, qui lui adressait les nouveautés, et il envoyait de temps en temps à la haute société de la ville des petits billets ainsi tournés :
« Vous êtes prié d’assister lundi soir chez maître Saval, notaire, à la première audition, à Vernon, du Saïs . » Quelques officiers, doués de jolies voix, faisaient les chœurs.
Deux ou trois dames du cru chantaient aussi. Le notaire remplissait le rôle de chef d’orchestre avec tant de sûreté, que le chef de musique du 190e de ligne avait dit de lui, un jour au café de l’Europe :
« Oh ! maître Saval, c’est un maître. Il est bien malheureux qu’il n’ait pas embrassé la carrière des arts. » Quand on citait son nom dans un salon, il se trouvait toujours quelqu’un pour déclarer :
« Ce n’est pas un amateur c’est un artiste, un véritable artiste. » Et deux ou trois personnes répétaient, avec une conviction profonde :
« Oh ! oui, un véritable artiste » ; en appuyant beaucoup sur « véritable ».
Chaque fois qu’une œuvre nouvelle était interprétée sur une grande scène de Paris, maître Saval faisait le voyage.
Or, l’an dernier il voulut, selon sa coutume, aller entendre Henri VIII. Il prit donc l’express qui arrive à Paris à quatre heures et trente minutes, étant résolu à repartir par le train de minuit trente-cinq, pour ne point coucher à l’hôtel. Il avait endossé chez lui la tenue de soirée, habit noir et cravate blanche, qu’il dissimulait sous son pardessus au col relevé.
Dès qu’il eut mis le pied rue d’Amsterdam, il se sentit tout joyeux. Il se disait :
« Décidément l’air de Paris ne ressemble à aucun air. Il a un je-ne-sais-quoi de montant, d’excitant, de grisant, qui vous donne une drôle d’envie de gambader et de faire bien autre chose encore. Dès que je débarque ici, il me semble, tout d’un coup, que je viens de boire une bouteille de champagne. Quelle vie on pourrait mener dans cette ville, au milieu des artistes ! Heureux les élus, les grands hommes qui jouissent de la renommée dans une pareille ville ! Quelle existence est la leur ! » Et il faisait des projets ; il aurait voulu connaître quelques-uns de ces hommes célèbres, pour parler d’eux à Vernon et passer de temps en temps une soirée chez eux lorsqu’il venait à Paris.
Mais tout à coup une idée le frappa. Il avait entendu citer de petits cafés du boulevard extérieur où se réunissaient des peintres déjà connus, des hommes de lettres, même des musiciens, et il se mit à monter vers Montmartre d’un pas lent.
Il avait deux heures devant lui. Il voulait voir. Il passa devant les brasseries fréquentées par les derniers bohèmes, regardant les têtes, cherchant à deviner les artistes. Enfin il entra au Rat-Mort, alléché par le titre.
Cinq ou six femmes accoudées sur les tables de marbre parlaient bas de leurs affaires d’amour, des querelles de Lucie avec Hortense, de la gredinerie d’Octave. Elles étaient mûres, trop grasses ou trop maigres, fatiguées, usées. On les devinait presque chauves ; et elles buvaient des bocks, comme des hommes.
Maître Saval s’assit loin d’elles, et attendit, car l’heure de l’absinthe approchait.
Un grand jeune homme vint bientôt se placer près de lui. La patronne l’appela « M. Romantin » . Le notaire tressaillit. Est-ce ce Romantin qui venait d’avoir une première médaille au dernier Salon ?
Le jeune homme, d’un geste, fit venir le garçon :
« Tu vas me donner à dîner tout de suite, et puis tu porteras à mon nouvel atelier 15, boulevard de Clichy, trente bouteilles de bière et le jambon que j’ai commandé ce matin. Nous allons pendre la crémaillère. » Maître Saval, aussitôt, se fit servir à dîner. Puis il ôta son pardessus, montrant un habit et sa cravate blanche.
Son voisin ne paraissait point le remarquer. Il avait pris un journal et lisait. Maître Saval le regardait de côté, brûlant du désir de lui parler. Deux jeunes hommes entrèrent, vêtus de vestes de velours rouge, et portant des barbes en pointe à la Henri III. Ils s’assirent en face de Romantin.
Le premier dit :
« C’est pour ce soir ? » Romantin lui serra la main :
« Je te crois, mon vieux, et tout le monde y sera. J’ai Bonnat, Guillemet, Gervex, Béraud, Hébert, Duez, Clairin, Jean-Paul Laurens ; ce sera une fête épatante. Et des femmes, tu verras ! Toutes les actrices sans exception, toutes celles qui n’ont rien à faire ce soir, bien entendu. » Le patron de l’établissement s’était approché.
« Vous la pendez souvent, cette crémaillère ? » Le peintre répondit :
« Je vous crois, tous les trois mois, à chaque terme. » Maître Saval n’y tint plus et d’une voix hésitante :
« Je vous demande pardon de vous déranger monsieur mais j’ai entendu prononcer votre nom et je serais fort désireux de savoir si vous êtes bien M. Romantin dont j’ai tant admiré l’œuvre au dernier Salon. » L’artiste répondit :
« Lui-même, en personne, monsieur » Le notaire alors fit un compliment bien tourné prouvant qu’il avait des lettres.
Le peintre, séduit, répondit par des politesses. On causa.
Romantin en revint à sa crémaillère, détaillant les magnificences de la fête.
Maître Saval l’interrogea sur tous les hommes qu’il allait recevoir ajoutant :
« Ce serait pour un étranger une extraordinaire bonne fortune que de rencontrer d’un seul coup, tant de célébrités réunies chez un artiste de votre valeur » Romantin, conquis, répondit :
« Si ça peut vous être agréable, venez. » Maître Saval accepta avec enthousiasme, pensant :
« J’aurai toujours le temps de voir Henri VIII. » Tous deux avaient achevé leur repas. Le notaire s’acharna à payer les deux notes, voulant répondre aux gracieusetés de son voisin. Il paya aussi les consommations des jeunes gens en velours rouge ; puis il sortit avec son peintre.
Ils s’arrêtèrent devant une maison très longue et peu élevée, dont tout le premier étage avait l’air d’une serre interminable. Six ateliers s’alignaient à la file, en façade sur le boulevard.
Romantin entra le premier monta l’escalier ouvrit une porte, alluma une allumette, puis une bougie.
Ils se trouvaient dans une pièce démesurée dont le mobilier consistait en trois chaises, deux chevalets, et quelques esquisses posées par terre, le long des murs. Maître Saval, stupéfait, restait immobile sur la porte.
Le peintre prononça :
« Voilà, nous avons la place ; mais tout est à faire. » Puis, examinant le haut appartement nu dont le plafond se perdait dans l’ombre, il déclara :
« On pourrait tirer un grand parti de cet atelier » Il en fit le tour en le contemplant avec la plus grande attention, puis reprit :
« J’ai bien une maîtresse qui aurait pu nous aider pour draper des étoffes, les femmes sont incomparables ; mais je l’ai envoyée à la campagne pour aujourd’hui, afin de m’en débarrasser ce soir. Ce n’est pas qu’elle m’ennuie, mais elle manque par trop d’usage : cela m’aurait gêné pour mes invités. » Il réfléchit quelques secondes, puis ajouta :
« C’est une bonne fille, mais pas commode. Si elle savait que je reçois du monde, elle m’arracherait les yeux. » Maître Saval n’avait point fait un mouvement ; il ne comprenait pas.
L’artiste s’approcha de lui.
« Puisque je vous ai invité, vous allez m’aider à quelque chose. » Le notaire déclara :
« Usez de moi comme vous voudrez. Je suis à votre disposition. » Romantin ôta sa jaquette.
« Eh bien, citoyen, à l’ouvrage. Nous allons d’abord nettoyer » Il alla derrière le chevalet qui portait une toile représentant un chat, et prit un balai très usé.
« Tenez, balayez pendant que je vais me préoccuper de l’éclairage. » Maître Saval prit le balai, le considéra, et se mit à frotter maladroitement le parquet en soulevant un ouragan de poussière.
Romantin, indigné, l’arrêta :
« Vous ne savez donc pas balayer sacrebleu ! Tenez, regardez-moi. » .
Et il commença à rouler devant lui des tas d’ordure grise, comme s’il n’eût fait que cela toute sa vie ; puis il rendit le balai au notaire, qui l’imita.
En cinq minutes, une telle fumée de poussière emplissait l’atelier que Romantin demanda :
« Où êtes-vous ? Je ne vous vois plus. » Maître Saval, qui toussait, se rapprocha. Le peintre lui dit :
« Comment vous y prendriez-vous pour faire un lustre ? » L’autre, abasourdi, demanda :
« Quel lustre ?
— Mais un lustre pour éclairer un lustre avec des bougies. » Le notaire ne comprenait point. Il répondit :
« Je ne sais pas. » Le peintre se mit à gambader en jouant des castagnettes avec ses doigts.
« Eh bien ! moi, j’ai trouvé, monseigneur » Puis il reprit avec plus de calme :
« Vous avez bien cinq francs sur vous ? » Maître Saval répondit :
« Mais oui. » L’artiste reprit :
« Eh bien, vous allez m’acheter pour cinq francs de bougies pendant que je vais aller chez le tonnelier » Et il poussa dehors le notaire en habit. Au bout de cinq minutes, ils étaient revenus rapportant, l’un des bougies, l’autre un cercle de futaille. Puis Romantin plongea dans un placard et en tira une vingtaine de bouteilles vides, qu’il attacha en couronne autour du cercle. Il descendit ensuite emprunter une échelle à la concierge, après avoir expliqué qu’il avait obtenu les faveurs de la vieille femme en faisant le portrait de son chat exposé sur le chevalet.
Lorsqu’il fut remonté avec un escabeau, il demanda à maître Saval :
« Êtes-vous souple ? » l’autre, sans comprendre, répondit :
« Mais oui. .
— Eh bien, vous allez grimper là-dessus et m’attacher ce lustre là à l’anneau du plafond. Puis vous mettrez une bougie dans chaque bouteille, et vous allumerez. Je vous dis que j’ai le génie de l’éclairage. Mais retirez votre habit, sacrebleu ! vous avez l’air d’un larbin. » La porte s’ouvrit brutalement ; une femme parut, les yeux brillant, et demeura debout sur le seuil.
Romantin la considérait avec une épouvante dans le regard.
Elle attendit quelques secondes, croisa les bras sur sa poitrine ; puis, d’une voix aiguë, vibrante, exaspérée :
« Ah ! sale mufle, c’est comme ça que tu me lâches ? » Romantin ne répondit pas. Elle reprit :
« Ah ! gredin. Tu faisais le gentil encore en m’envoyant à la campagne. Tu vas voir un peu comme je vais l’arranger ta fête. Oui, c’est moi qui vais les recevoir tes amis… » Elle s’animait :
« Je vas leur en flanquer par la figure des bouteilles et des bougies… » Romantin prononça d’une voix douce :
« Mathilde… » Mais elle ne l’écoutait pas. Elle continuait :
« Attends un peu, mon gaillard, attends un peu ! » Romantin s’approcha, essayant de lui prendre les mains :
« Mathilde… » Mais elle était lancée, maintenant ; elle allait, vidant sa hotte aux gros mots et son sac aux reproches. Cela coulait de sa bouche comme un ruisseau qui roule des ordures. Les paroles précipitées semblaient se battre pour sortir. Elle bredouillait, bégayait, bafouillait, retrouvant soudain de la voix pour jeter une injure, un juron.
Il lui avait saisi les mains sans qu’elle s’en aperçût ; elle ne semblait même pas le voir, tout occupée à parler, à soulager son cœur. Et soudain elle pleura. Les larmes lui coulaient des yeux sans qu’elle arrêtât le flux de ses plaintes. Mais les mots avaient pris des intonations criardes et fausses, des notes mouillées. Puis des sanglots l’interrompirent. Elle reprit encore deux ou trois fois, arrêtée soudain par un étranglement, et enfin se tut, dans un débordement de larmes.
Alors il la serra dans ses bras, lui baisant les cheveux, attendri lui-même.
« Mathilde, ma petite Mathilde, écoute. Tu vas être bien raisonnable. Tu sais, si je donne une fête, c’est pour remercier ces messieurs pour ma médaille du Salon. Je ne peux pas recevoir de femmes. Tu devrais comprendre ça. Avec les artistes, ça n’est pas comme avec tout le monde. » Elle balbutia dans ses pleurs :
« Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? » Il reprit :
« C’était pour ne point te fâcher, ne point te faire de peine. Écoute, je vais te reconduire chez toi. Tu seras bien sage, bien gentille, tu resteras tranquillement à m’attendre dans le dodo et je reviendrai sitôt que ce sera fini. »
Elle murmura :
« Oui, mais tu ne recommenceras pas ?
— Non, je te le jure. » Il se tourna vers maître Saval, qui venait d’accrocher enfin le lustre :
« Mon cher ami, je reviens dans cinq minutes. Si quelqu’un arrivait en mon absence, faites les honneurs pour moi, n’est-ce pas ? » Et il entraîna Mathilde, qui s’essuyait les yeux et se mouchait coup sur coup.
Resté seul, maître Saval acheva de mettre de l’ordre autour de lui. Puis il alluma les bougies et attendit.
Il attendit un quart d’heure, une demi-heure, une heure.
Romantin ne revenait pas. Puis, tout à coup, ce fut dans l’escalier un bruit effroyable, une chanson hurlée en chœur par vingt bouches, et un pas rythmé comme celui d’un régiment prussien.
Les secousses régulières des pieds ébranlaient la maison tout entière. La porte s’ouvrit, une foule parut. Hommes et femmes à la file, se tenant par les bras, deux par deux, et tapant du talon en cadence, s’avancèrent dans l’atelier comme un serpent qui se déroule. Ils hurlaient :
Entrez dans mon établissement, Bonnes d’enfants et soldats ! …
Maître Saval, éperdu, en grande tenue, restait debout sous le lustre. La procession l’aperçut et poussa un hurlement : « Un larbin ! un larbin ! » et se mit à tourner autour de lui, l’enfermant dans un cercle de vociférations. Puis on se prit par la main et on dansa une ronde affolée.
Il essayait de s’expliquer :
« Messieurs… messieurs… mesdames… » Mais on ne l’écoutait pas. On tournait, on sautait, on braillait.
À la fin la danse s’arrêta.
Maître Saval prononça :
« Messieurs… » Un grand garçon blond et barbu jusqu’au nez lui coupa la parole :
« Comment vous appelez-vous, mon ami ? » Le notaire, effaré, prononça :
« Je suis maître Saval. » Une voix cria :
« Tu veux dire Baptiste. »
Une femme dit :
« Laissez-le donc tranquille, ce garçon ; il va se fâcher à la fin.
Il est payé pour nous servir et pas pour se faire moquer de lui. » Alors maître Saval s’aperçut que chaque invité apportait ses provisions. l’un tenait une bouteille et l’autre un pâté. Celui-ci un pain, celui-là un jambon.
Le grand garçon blond lui mit dans les bras un saucisson démesuré et commanda : « Tiens, va dresser le buffet dans le coin, là-bas. Tu mettras les bouteilles à gauche et les provisions à droite. » Saval, perdant la tête, s’écria :
« Mais, messieurs, je suis un notaire ! » Il y eut un instant de silence, puis un rire fou. Un monsieur soupçonneux demanda :
« Comment êtes-vous ici ? » Il s’expliqua, raconta son projet d’écouter l’Opéra, son départ de Vernon, son arrivée à Paris, toute sa soirée.
On s’était assis autour de lui pour l’écouter ; on lui lançait des mots ; on l’appelait Schéhérazade.
Romantin ne revenait pas. D’autres invités arrivaient. On leur présentait maître Saval pour qu’il recommençât son histoire. Il refusait, on le forçait à raconter ; on l’attacha sur une des trois chaises, entre deux femmes qui lui versaient sans cesse à boire. Il buvait, il riait, il parlait, il chantait aussi. Il voulut danser avec sa chaise, il tomba.
À partir de ce moment, il oublia tout. Il lui sembla pourtant qu’on le déshabillait, qu’on le couchait, et qu’il avait mal au cœur.
Il faisait grand jour quand il s’éveilla, étendu, au fond d’un placard, dans un lit qu’il ne connaissait pas.
Une vieille femme, un balai à la main, le regardait d’un air furieux. À la fin, elle prononça :
« Salop, va ! Salop ! Si c’est permis de se soûler comme ça ! » Il s’assit sur son séant, il se sentait mal à son aise. Il demanda :
« Où suis-je ?
— Où vous êtes, salop ? vous êtes gris. Allez-vous bientôt décaniller et plus vite que ça ! » Il voulut se lever Il était nu dans ce lit. Ses habits avaient disparu. Il prononça :
« Madame, je… ! » Puis il se souvint… Que faire ? Il demanda :
« M. Romantin n’est pas rentré ? » La concierge vociféra :
« Voulez-vous bien décaniller, qu’il ne vous trouve pas ici au moins ! » Maître Saval confus déclara :
« Je n’ai plus mes habits. On me les a pris. » Il dut attendre, expliquer son cas, prévenir des amis, emprunter de l’argent pour se vêtir Il ne repartit que le soir. Et quand on parle musique chez lui, dans son beau salon de Vernon, il déclare avec autorité que la peinture est un art fort inférieur
Guy De Maupassant
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Par Cruella le 17 Septembre 2017 à 13:03Histoires espouvantables de deux magiciens qui ont esté estranglez par le Diable dans Paris la Semaine saincte.À Paris, par Claude Percheron, rue Galande, aux Trois Chappelets.In-8.À MONSIEUR D.,
DOCTEUR EN MÉDECINE.Monsieur,
Sur le bruit qui couroit hier de la mort de deux magiciens estranglez par le Diable, je fus me promener en divers lieux pour me rendre certain de cest espouvantable accidant, où, après en avoir tumultuairement recueilly quelque chose au bruit de la cour, la nouveauté du faict me sembla si estrange, que je l’ay jugée digne de vous estre escrite, et me tardoit que je misse la main à la plume pour vous en tracer quelque chose, laquelle d’un plain vol a passé sans s’arrester par dessus ce petit discours mal tissu et limé, aussy que je n’ay point esté curieux en la recherche des beaux mots, me contentant de vous en escrire unement et sans fard la verité. Vous la recepvrez donc, s’il vous plaist, d’aussy bon œil que si le stile en estoit plus relevé, attendant que je puisse trouver en autre endroit l’occasion de vous pouvoir tesmoigner par effect plustost que par paroles l’affection que j’ay de demeurer à jamais,
Monsieur,
Vostre très affectionné serviteur,
F. L. M.
P. P. D.
S.De Paris, ce 16 avril 1615.
Histoires espouvantables de deux magiciens1.Il n’y a rien au monde qui soit si capable de trouver place dans un esprit malsain et qui a tant soit peu esté haleiné du vent d’ambition et des vanitez mondaines, que l’imaginaire contentement de la possession des richesses et de la vaine jouissance des grandeurs et dignitez terrestres. C’est ce qui fait que beaucoup d’hommes couverts toutefois d’un faux masque de chrestiens font banqueroute à leur conscience, et, abandonnant le culte qu’ils doivent au service divin du Tout-Puissant, sacrifient et dressent des autels tous les jours et des vœux aux faux dieux des anciens payens, Junon et Venus, c’est-à-dire aux honneurs, aux richesses et aux plaisirs, et enfin (pour s’estre desmunis de l’assistance du grand Dieu et du bon ange gardien que sa divine Majesté a gardée à chacune de leurs ames à l’instant de leur création) se laissent attirer dans les precipices de magie par une allechante friandise de pouvoir par dessus la nature mesme, de se faire aimer, de se venger, et nuire aux ennemis, car c’est ce qui les incite à ce damnable mestier. Joint que cest imposteur Sathan ne manque de leur promettre qu’ils feront miracles, et à la parfin, après qu’ils se sont empestrés avec ce maudit et cauteleux serpent, et à l’heure qu’ils le servent le mieux, c’est alors que ce pervers ouvrier d’iniquitez vient à les posseder ou estrangler. Voilà la recompence que Dieu donne à ces esprits maniaques qui ont renié sa puissance pour se faire cognoistre à eux par les effets du ministre de sa haute justice, à la puissance duquel (quand Dieu lui lasche la bride) il n’est rien de comparable sur la terre, comme dit Job. La preuve de cecy se peut clairement faire par deux petites histoires autant admirables et espouvantables en leur esvenement que pleines d’impieté et irreligion en leur subject. J’ai toutefois horreur de prendre, ô miserable, malheureuse et desreglée meschanceté ! ô effrontée et intolerable volupté ! ce tesmoignage entre les chrestiens, et de voir ceste peste de magie, non seullement condempnée par les loix divines et humaines, mais encore abhorrée et destestée par les payens même, comme faict voir le poète Virgile, par ces grands serments et adjurations que faisoit Didon, voulant persuader à sa sœur que, malgré elle, il falloit avoir recours aux charmes et arts magiques :
J’atteste les grands Dieux et toi, ma sœur, ma mie,
Qu’il faut que malgré toi tu t’aides de magie,trouver place encore dans les âmes qui ont cognoissance d’un seul Dieu tout-puissant ! Mais puisque Paris est le spectacle de deux estranges tragedies qui se jouèrent entre le Diable et deux magiciens, les 11 mars, veille des Rameaux, et 14 dudict mois, jour de mardy sainct dernier, 1615, j’en feray, le petit discours qui s’en suit :
Première Histoire.L’un de ces deux miserables qui ont servy de proye aux démons se nommoit Cæsar(2), lequel a non seulement tonné dans les airs, mais estonné toute la France par les effects extraordinaires de sa magie, qui avoit tousjours en sa bouche ce que disoit un ancien magicien :
Je suis necromancien qui, par ma necromance,
Faits fleschir quand je veux souz moy toute puissance ;
Je faits trembler la terre et mouvoir les cieux ;
Il pleut, il grêle, il vente, alors que je le veux.Et pouvoit aussi dire ce que Petronius Arbiter faisoit dire à sa sorcière Énothée :
Tout ce que tu peux voir dessouz le ciel doré,
Au desir de ma voix est tousjours preparé ;
Par mes charmes j’attire en ce monde la Lune,
Et tiens dessouz mes loys les Dieux et la fortune.Ces merveilles ne sont pas difficiles à croyre, car il avoit un esprit familier qui s’appeloit Sophocles, lequel parloit à luy à toute heure et en toute compagnie ; et faire eslever des nuées noires, arracher le feu, la gelée, l’orage, la foudre, troubler les elements, ce sont jeux de Sathan. Les petits enfants aux païs septentrionaux font à milliers de ces tours pour plaisir. Tout cela n’estoit que des moindres traitz de son mestier. C’est luy qui avoit predit la mort de monsieur le marechal de Biron(3), et, depuis, la mort du roy(4) Henri le Grand, qui a apporté tant de malheurs et de desordre à notre desolée France. Il avoit un chien avec luy(5), qu’il envoyoit où il vouloit porter des lettres, et en tiroit responce s’il en estoit besoing. Je ne l’ay jamais veu ; mais il y a sept ans que je commençay à le cognoistre par réputation : ce fut lors qu’il fut fait prisonnier sur ce qu’on l’accusoit d’avoir fait une image de cire(6) pour faire mourir en langueur un certain gentilhomme ; de laquelle accusation, par le moyen de son demon, après avoir gardé longtemps sa prison, il fust renvoyé absouz. Mais quelles meschancetez et diableries n’a-t-il point faict depuis, qui ne peuvent venir à la cognoissance des hommes ! Il fut soupçonné une autre fois d’avoir donné quelques philtres et potions amatoires, que les anciens jurisconsultes ont tant condamné par leurs loix, à un jeune homme, pour le faire jouyr d’une fille à laquelle il fit un enfant, dont il s’ensuivit un enfanticide, et pour ce demeura encore longtemps en prison. Enfin, tant de maux ne pouvant demeurer impunis, il y a près de deux mois qu’il fust remis en prison à la Bastille, à Paris, pour s’estre vanté d’avoir chevauché au sabbat une grande dame de la cour. Les philosophes, les theologiens et les historiens disent qu’il y a quatre sortes de demons, les infernaux, les aquatiques, les aïriens et les subterriens, et que les plus pervers, menteurs et trompeurs de tous, sont les subterriens et aïriens, du nombre desquels estoit celuy de ce malheureux (car les autres ne se familiarisent pas), comme il lui a bien montré. Ce demon donc, tant qu’il vit qu’on ne faisoit pas grande instance contre son maistre, le visitoit souvent en sa prison (comme le disoient les prisonniers de sa chambre), le caressoit, luy faisoit mille belles promesses et l’asseuroit tousjours de le mettre bientost en liberté, comme il avoit fait autrefois, jusques à ce qu’il vit qu’on eust tiré beaucoup de preuvres contre luy et qu’il estoit en danger de perdre la proye qu’avec tant de soin il avoit si longtemps conservée. Lors, jouant un tour, non de serviteur, comme il avoit tousjours esté, mais de maistre, s’en alla dans la prison samedy dernier, veille des Rameaux, à la nuict, non doucement, comme il avoit accoutumé, mais avec un grand tintamarre qui esveilla et espouvanta fort les autres prisonniers, qui entendirent une voix effroyable qui dict : Eh bien ! Cæsar, il est temps que tu viennes avec moy, et ouyrent cest abominable magicien crier : Mes amis ! Ce qui les espouvanta tellement, qu’il n’y eust pas un d’eux qui ne demeura en pamoison plus de demie heure, de la craincte qu’ils avaient euë que ce diable deschesné ne leur en fist autant, car ils s’imaginèrent d’abord ceste mort desesperée. Le jour venu, il fit paroistre sa lumière dans la chambre par une fenestre qui avoit esté rompue à ce combat, qui fit voir ce miserable duelliste mort et decouvert sur son lict.
Deuxième Histoire.L’autre et seconde tragedie est d’un duquel, pour le respect que, comme bon chretienne, je dois à sa profession, je tairay le nom et la qualité, et me contenteray de dire seulement qu’il estoit Florentin et qu’il demeuroit à Paris chez un mareschal de France(7), qui ne cherissoit personne plus que luy ; mais, ô vergongne ! ô sacrilége ! ô malheur qu’un tel homme ayt esté si aveuglé que de se laisser charmer les sens par ces appas magiques, et que des grands aient de telles personnes en leurs maisons, qu’ils n’en facent ce que dict Philon Juif au traicté des lois particulières, qui dict qu’aussi tost que nous apercevons des serpants, des scorpions ou autres bestes venimeuses, nous les tuons auparavant qu’elles mordent ou blessent ! Ainsy se faut-il promptement defaire des sorciers empoisonneurs, qui mettent leurs soins à changer la nature, douce, sociable et raisonnable, au naturel sauvage des bestes cruelles, n’ayant plaisir qu’à mal faire à tout le monde. Je n’ay jamais ouy dire qu’il eust faict aucune meschanceté, sinon qu’il estoit grand astrologue, qu’il se mesloit de predire les choses à venir(8), et qu’il s’entendoit fort à faire des horoscopes, qui est astrologie judiciaire, du tout contraire à sa profession et tant condamnée par Hieremie, qui dict : Ne craignez pas que les signes du ciel puissent quelque chose contre vous, comme font les Gentils ; ce sont toutes inventions vaines. Et par la bouche de Dieu mesme, qui profère ces mots dans Job : Te voudrois-tu bien vanter de connoistre l’ordre du ciel, et serois-tu bien si hardy d’en appliquer les raison ou bien d’en faire là-bas des supputations en terre ? Horace mesme, seulement esclairé de la lumière de nature et non de la cognoissance du vrai Dieu, resprouve ceste precognoissance des Dieux choses futures quand il dict :
Ne veuille rechercher ce qui doit demain estre.
Les Chrestiens devroient avoir honte que les payens leur façent leçon, comme font aussi les satyriques en plusieurs endroits, de fuir la recherche de ce que Dieu nous a voulu exprès cacher, pour nous contenir dans les bornes de l’humanité, de la modestie et de la loy. Le diable ne se mesle pas dans ces folles et vaines ames qui se laissent emporter hors les termes de la nature, et les pousse à vouloir faire comme luy, quand il voulut non pas estre Dieu, car il connoissoit bien cela estre impossible, mais il eust cette ambition d’estre egal à Dieu. Je n’ai pas ouy dire autre chose de ce Florentin, c’est ce qui m’empesche de faire un asseuré jugement de luy ; toutefois, ce qui luy arriva le jour du mardy sainct, en la nuict, peut faire croire qu’il n’avoit pas l’ame meilleure que celuy qui luy fraya le chemin quatre jours auparavant ; au contraire, qu’il estoit plus pernicieux et endiablé que l’autre, et que ses entreprises estoient plus haultes, puisque Dieu luy a faict sentir la juste rigueur de sa justice par l’entremise de Sathan, qui fut sur la minuict dans sa chambre, et, disent l’homme et le laquais de ce Florentin , qu’ils n’entendirent rien qu’un grand bruit quy sembloit faire abismer toute la maison, et que le matin ils trouvèrent leur maistre mort, hors de son lict, ayant la tête tournée le devant derrière.
Telle fut la juste recompence que ces impies et abominables receurent, qui, infidèles et ingrats envers leur Createur, s’estoient empestrés dans les lacs de Sathan, ennemy juré du genre humain, lequel, après les avoir chastiez en ce monde, les a emportez au plus profond abisme des enfers pour y recevoir eternellement la juste punition de leurs demerites.
De bonne vie, bonne mort.
1. M. Leber (V. Catalogue de sa bibliothèque, nº 4222, t. II, p. 266) pense qu’il s’agit ici 1º « du fameux Cosme Ruggieri, ou, comme on disoit alors, Cosme le Florentin », astrologue de Catherine de Médicis ; 2º du maréchal d’Ancre , « pour lequel le bon peuple faisoit des vœux de potence et de bûcher », et qui pourtant, ajoute M. Leber, ne s’en portoit pas moins bien alors. Il a raison pour l’un, et tort, je crois, pour l’autre. Je préfère l’opinion émise dans la Biographie universelle (supplément), au mot Ruggieri. Notre pièce y est citée, et, sans se préoccuper de pseudonymes, on y conserve au premier de nos deux magiciens son nom de César, qu’un sorcier de ce temps-là portait en effet. Quant au second, c’est Ruggieri. Tout s’accorde à le prouver, notamment la date de sa mort, qui eut lieu en effet dans la Semaine-Sainte de 1615. V. le Mercure françois, t. IV, p. 46.
2. C’est bien probablement le même César, magicien, qui, selon Tallemant des Réaux (Historiettes, édit. in-12, t. I. p. 173), s’étoit entremis avec ses sortiléges dans le mariage du connétable de Montmorency, qui eut lieu le 13 mars 1593. C’est Louise de Budos, la future connétable, qui avoit recouru à lui. « On a dit, écrit Tallemant, qu’elle s’étoit donnée au diable pour épouser M. le connétable, et que César, un Italien, qui passoit pour magicien à la cour, avoit été l’entremetteur de ce pacte. » Il ajoute un peu plus loin : « Le bonhomme de La Haye, un vieux gentilhomme huguenot, qui avoit bien vu des choses, m’a dit que César n’étoit qu’un fourbe. « Vous me voulez, lui disoit-il, faire voir le Diable dans une cave où cinq ou six coquins charbonnés me viendront peut-être bien étriller. Je le veux voir dans la plaine Saint-Denis. » — Le vrai nom de ce César étoit Jean du Chastel, voy. le baron de Fæneste, édit. Jannet, p. 112. Comme si ce n’étoit pas assez de ces deux noms, Jean de Lannel, qui parle longuement de lui dans son Roman satirique, p. 1105, l’appelle Perditor. V. l’abbé d’Artigny, Nouv. Mém. de litt., VI, p. 44–47.
3. Je ne sais si ce César avoit prédit la mort du maréchal de Biron, mais on pensoit sous Louis XIII que Nostradamus l’avoit clairement pronostiquée. V. Historiettes de Tallemant, in-12, t. X, p. 58.
4. Un autre magicien, Olerius, bénéficier de Barcelonne, dans son Almanach, publié à Valence en novembre 1609, avoit prédit la mort de Henri IV. Riquier, Vie de Peiresc, p. 128.
5. Une fameuse sorcière de cette époque, Marie Boudin, qui exploitait surtout les prophéties d’amour et de mariage, faisoit aussi agir un chien noir dans ses maléfices. V., d’ailleurs, sur le rôle des chiens dans la magie, Louandre, la Sorcellerie, p. 32.
6. Ce maléfice, qu’on appeloit envoûtement ou envoultement, de in, contre, et vultus, visage, consistoit à faire modeler à la ressemblance de la personne à qui l’on vouloit mal de mort une figurine de cire, et à la piquer au cœur d’une longue épingle, avec l’espoir que la personne représentée mourroit d’une pareille blessure. V. un article de l’Illustration, 22 mai 1852, dans lequel nous nous sommes étendu sur cette espèce de sortilége. Quelquefois, et nous en avons des exemples au XIIe siècle, on se contentoit de faire chanter des messes par maléfice devant ces images de cire. On peut voir ce qu’en dit Pierre-le-Chantre, Histoire littéraire de France, t. XV, p. 290.
7. Cette phrase, qui a fait sans doute l’erreur de M. Leber, peut s’appliquer fort bien à Ruggieri. « Vers la fin de sa vie, dit de lui M. Bazin, il trouva dans le maréchal d’Ancre, comme lui Florentin, un nouveau protecteur. » La Cour de Marie de Medicis, etc. Paris, 1830, in-8º, p. 139.
8. À partir de 1604, Ruggieri publia, dit-on, un almanach chaque année.
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Par Cruella le 27 Août 2017 à 16:00
C’est un trait significatif en beaucoup de contes que, lorsque une chose impossible devient possible, en même temps une autre chose impossible devient possible ; aussi que, lorsque l’homme se vainc lui-même, il vainc aussi la nature et un prodige a lieu qui lui accorde l’agréable opposé dans le moment que le désagréable contraire lui devient agréable. Ce sont là les conditions magiques. Par exemple, un ours sera changé en prince, mais seulement dans l’instant où l’ours sera aimé. Peut-être qu’une transformation pareille aurait lieu si l’homme parvenait à aimer le mal dans l’univers ; dans l’instant qu’il commencerait à aimer la maladie ou la douleur, il se pourrait que la volupté la plus enivrante reposât dans ses bras, et que le plaisir positif le plus haut le pénétrât. La maladie ne pourrait-elle être un moyen de synthèse supérieure ? Et plus la maladie serait épouvantable, plus serait haute la volupté qui y est cachée ? Chaque maladie est peut-être le commencement nécessaire de l’union plus intime de deux êtres, le commencement fatal de l’amour. L’homme peut ainsi devenir enthousiaste de la maladie et de la douleur, et considérer la mort, avant tout, comme une union plus étroite d’êtres aimants. Le meilleur ne commence-t-il point partout par la maladie ? La demi-maladie est un mal, la maladie totale une volupté et d’essence supérieure... La douleur pourrait-elle être détruite dans le monde, comme le mal ? Est-ce que la poésie détruirait la douleur comme la morale détruit le mal ? Le coeur qui est bon ne va pas à la vertu par le mal, mais par la philosophie. Il n’y a ni mal ni douleur absolus. Il est possible que l’homme se rende par degrés absolument méchant, et crée également de la sorte une douleur absolue ; mais l’un et l’autre sont des produits artificiels que l’homme détruira simplement selon les lois de la morale et de la poésie, sans y croire, sans les admettre. – Toute douleur et tout mal sont isolés et isolants ; c’est le principe de la séparation. Par la réunion, la séparation cesse et ne cesse pas ; mais le mal et la douleur, en tant que séparation et réunion apparentes, cessent en effet par séparation et réunion véritables, qui n’existent qu’alternativement. – J’anéantis le mal, la douleur, en philosophant. C’est une élévation, une direction du mal et de la douleur sur eux-mêmes, ce qui a lieu, en sens inverse, pour le bien, la volupté, etc.
NOVALIS *
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Par Cruella le 22 Juin 2017 à 17:07
Il m’est venu une série de pensées sur l’aveuglement des hommes qui luttent contre les anarchistes par la destruction des anarchistes et non par la réforme de l’ordre social, de ce même ordre que les anarchistes combattent en invoquant son horreur.
¤ ¤ ¤
Par un travail énorme de la pensée et de la parole, le raisonnement se répand parmi les hommes, est adopté par eux sous les formes les plus diverses, et, par les moyens les plus étranges, il captive les hommes, — les uns par la mode ou la vanité, les autres sous couleur de liberté, de science, de philosophie, de religion, — il leur devient propre. Les hommes croient que tous sont frères, qu’on ne peut pas opprimer des frères, qu’il faut aider au progrès, à l’instruction, lutter contre la superstition. Cela devient l’opinion publique, et tout d’un coup… la Terreur de la Révolution française, le 1er mars, l’assassinat de Carnot — et tout travail est perdu en vain, comme l’eau rassemblée goutte à goutte à l’aide de digues, qui s’épanche tout à coup et inonde sans utilité les champs et les prairies.Comment les anarchistes peuvent-ils ne pas voir l’inutilité de la violence ? Comme je voudrais leur écrire cela.
Ils font bien, quand ils raisonnent sur l’inutilité, sur les préjudices de la violence gouvernementale et quand ils répandent ces idées : il leur faut seulement remplacer une chose : la violence, le meurtre, par la non participation à la violence et au meurtre.
Léon Tolstoï
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Par Cruella le 15 Mai 2017 à 14:56
Et il dit à Jésus : « Souviens-toi de moi quand tu seras entré dans ton royaume. »
Et Jésus lui dit : « Je te dis en vérité que tu seras aujourd’hui avec moi dans le paradis. » (Luc 23ème: 42-43.)
Dans le monde vivait un homme de soixante-dix ans ; il avait passé sa vie entière à pécher.
Et cet homme devint malade, et il ne se repentait pas.
Et quand sa mort fut proche, pendant sa dernière heure, il se prit à pleurer et dit :
– Seigneur, comme aux larrons sur la croix, pardonne-moi.
À peine eut-il parlé, qu’il rendit l’âme. Et l’âme aima Dieu, eut foi dans sa miséricorde et vola au seuil du paradis.
Et le pécheur se mit à frapper, suppliant qu’on ouvrit le royaume du ciel.
Et il entendit une voix derrière la porte :
– Qui est cet homme qui frappe à la porte du paradis ? Et comment vivait-il sur la terre ?
Et la voix de l’accusateur répondit, énumérant tous les péchés de cet homme. Et il ne cita pas une seule action méritoire.
Et la voix reprit, derrière la porte :
– Les pécheurs n’entrent pas au royaume de Dieu. Va-t’en d’ici.
Et l’homme dit :
– Seigneur, j’entends ta voix, mais je ne vois pas ta face et je ne sais pas ton nom.
Et la voix répondit :
– Je suis Pierre l’Apôtre.
Et le pécheur dit :
– Aie pitié de moi, Pierre l’Apôtre. Rappelle-toi la faiblesse de l’homme et la miséricorde de Dieu. N’est-ce pas toi qui fus le disciple du Christ ? N’est-ce pas toi qui recueillis sa doctrine de ses propres lèvres ? Et tu as eu l’exemple de sa vie. Rappelle-toi ! Il avait l’âme torturée, et il te demanda, par trois fois, de ne pas dormir et de prier ; et tu t’assoupis, car tes paupières tombaient de sommeil, et par trois fois, il te surprit dormant. Ainsi ai-je fait. Et rappelle-toi encore. Tu lui avais promis, sur le salut de ton âme, de ne le point renier, et par trois fois tu le renias, lorsqu’on le mena devant Caïphe. Ainsi ai-je fait. Et rappelle-toi encore, quand le coq chanta, et que tu sortis en pleurant amèrement. Ainsi ai-je fait. Tu ne peux pas me laisser dehors.
Et la voix se tut derrière la porte du paradis.
Au bout d’un instant, le pécheur se remit à frapper, suppliant qu’on lui ouvrît le royaume du ciel.
Et une autre voix se fit entendre derrière la porte, disant :
– Qui est cet homme et comment vivait-il sur la terre ? Et de nouveau la voix de l’accusateur répondit, énumérant tous les péchés de cet homme. Et il ne cita pas une seule action méritoire.
Et la voix reprit, derrière la porte :
– Va-t’en. Un si grand pécheur ne peut vivre avec nous dans le paradis.
Et l’homme dit :
– Seigneur, j’entends ta voix, mais je ne vois pas ta face et je ne sais pas ton nom.
Et la voix répondit :
– Je suis le roi prophète David.
Et le pécheur ne désespéra point. Il ne quitta point la porte du paradis, et dit :
– Aie pitié de moi, roi David. Rappelle-toi la faiblesse de l’homme et la miséricorde de Dieu. Dieu t’aimait ; il t’avait placé au-dessus des autres hommes. Tu avais tout, un royaume, la gloire, l’or, des favorites et des enfants. Mais dès que tu eus aperçu, du haut de la terrasse, la femme d’un pauvre homme, le péché t’envahit, et tu pris la femme d’Un, et tu le livras lui-même au glaive des Ammonites… Toi, le riche, tu pris au pauvre sa dernière brebis, et tu le fis périr lui-même. Ainsi ai-je fait. Et rappelle-toi encore comment tu te repentis, disant : « Je reconnais ma faute et me repens de mon péché. » Ainsi ai-je fait. Tu ne peux pas me laisser dehors.
Et la voix se tut derrière la porte.
Au bout d’un instant, le pécheur se remit à frapper, suppliant qu’on lui ouvrît le royaume du ciel.
Une troisième voix se fit entendre derrière la porte, disant :
– Qui est cet homme, et comment vivait-il sur la terre ? Et pour la troisième fois, la voix de l’accusateur répondit, énumérant tous les péchés de cet homme. Et il ne cita pas une seule action méritoire.
Et la voix reprit, derrière la porte :
– Va-t’en d’ici. Les pécheurs n’entrent point au royaume du ciel.
Et l’homme dit :
– J’entends ta voix, mais je ne vois pas ta face et ne sais pas ton nom.
Et la voix répondit :
– Je suis, moi, Jean l’Évangéliste, le disciple préféré du Christ.
Et le pécheur s’en réjouit, et dit :
– Maintenant, on ne peut pas me laisser dehors. Pierre et David me laisseront entrer, parce qu’ils savent la faiblesse de l’homme et la miséricorde de Dieu. Et toi, tu me laisseras entrer, parce que tu es plein d’amour. N’est-ce pas toi, Jean l’Évangéliste, qui as écrit dans ton livre : « Dieu, c’est l’amour, et qui n’aime pas ne connaît pas Dieu ? » N’est-ce pas toi qui, dans ta vieillesse, allais répétant : « Frères, aimons-nous les uns les autres ! » Comment me mépriserais-tu, comment me rebuterais-tu, maintenant ? Ou renie ce que tu as dit, ou aime-moi et m’ouvre le royaume du ciel.
Et la porte s’ouvrit toute grande, et Jean l’Évangéliste serra dans ses bras le pécheur repenti et le laissa entrer au royaume du ciel.
Léon Tolstoï Contes et nouvelles
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