•  

    [La lettre n’est pas datée et l’enveloppe n’a pas été conservée. Elle correspond probablement aux premiers jours de juin 1960]
                 Très cher León Ostrov,
                 Merci pour votre lettre. Je n’ai jamais reçu ni bu de mots avec autant d’avidité que les vôtres. Hier soir justement je baignais dans l’auto-apitoiement, du genre : « personne ne pense à toi et tout le monde t’oublie ». Mais je me suis réveillée et j’ai trouvé votre lettre. L’ennemi s’est alors éloigné.
                 Pour tout vous dire, j’ai la fâcheuse tendance à ne parler exclusivement que de mes angoisses. Quand je me sens bien, quand mon être chante et est enchanté de se trouver dans ce monde ouvert aux songes, je n’ai pas envie d’écrire une lettre et de dire que tout va bien.
                 J’ai à nouveau quitté le domicile familial. J’habite un studio rue des Écoles, où je loge gratuitement, quoique pas tout à fait car je dois promener une petite fille deux heures par jour au Luxembourg ou aider aux tâches ménagères – pour lesquelles je suis une experte – je dois en plus m’abstenir plusieurs fois par semaine de sortir le soir lorsque monsieur et madame sont eux-mêmes de sortie. Je garde alors la fillette que je pervertis par ailleurs car je la laisse faire et dire tout ce qu’ils lui interdisent ; en plus nous dessinons ensemble. Elle a deux ans et demi et elle est déjà sensible à l’art abstrait. « Dessine un chien » – lui dis-je. Et elle fait ça :) ou « dessine un cheval » et : \ ou « papa » :) ou « maman » : (etc. Je devrai de toute façon déménager car ils ne m’ont laissé le studio que pour un mois. On verra par la suite comment je me débrouille sans un centime. Je fréquente quelques peintres argentins : tous angoissés par l’argent. Moi, en revanche, j’habite la Lune avec frénésie : comment peut-on se faire du souci pour l’argent ? J’aimerais ne pas gaspiller mon temps dans un travail prenant – ce que je devrai faire un jour ou l’autre de toute façon. Mais je veux disposer de mon temps, pour le perdre, pour faire comme d’habitude : rien.
                 J’essaie de faire ou de commencer à faire un peu de journalisme pour La Gaceta de Tucumán. Mon oncle Armand – pas celui qui me loge car j’ai deux oncles ici – connaît Simone de Beauvoir et lui a dit que je pourrais lui consacrer un article. Hier je lui ai téléphoné : ce fut la plus grande surprise de ma vie. Je compose le numéro et c’est une voix de femme de ménage espagnole qui me répond : je pense m’être trompée de numéro et je demande alors à parler à Mme de Beauvoir. « C’est elle qui parle » – me répond la voix en hurlant. Je lui ai murmuré mon nom et mon projet d’article. Elle me répondait en hurlant. Une voix tellement bizarre, tellement machinale, mais généreuse en même temps – parce qu’elle donne tant d’elle-même malgré sa laideur – et aussi hystérique et flexible. Et cela détonait tellement avec ma lenteur, ma gravité, ma façon de m’asseoir sur chaque mot comme s’il s’agissait d’une chaise. Lorsque j’ai raccroché – l’entretien aura lieu la semaine prochaine – j’ai eu un fou rire interminable et je suis allée jouer avec la fillette qui était absolument stupéfaite de me voir aussi euphorique, énergique et désireuse de jouer. Je n’ai pas arrêté de penser à cette voix toute la journée, je ne sais pas pourquoi je l’associais à l’abîme qui existe entre la poésie et la vie, entre un grand poète qui vit généralement comme un employé de bureau et un être faisant de sa vie un poème mais ne pouvant pas écrire de poèmes. Je me suis demandé s’il ne fallait pas choisir entre l’ordre, la méthode, le travail fécond, l’existence mesurée, studieuse, et on écrit alors de grands poèmes et de grands romans, ou bien : se laisser submerger par la vie, se laisser couler dans le chaos qui la compose, dans les aventures « Oh ! la vie d’aventures racontées dans les livres pour enfants, me la donneras-tu, en échange de tant de souffrances ? » (Je cite et je déforme de mémoire.) En somme, comment vivre ?
                 Ce que vous me dites du problème avec ma mère est on ne peut plus juste. Ici à Paris je me suis remémoré certaines choses anciennes que je croyais enterrées pour toujours : des visages, des événements, etc. Je les ai notées et j’ai essayé de les analyser sérieusement. Mais ce qui m’intéresse c’est d’avoir découvert que je ne connais pas le visage de ma mère (moi qui ai une mémoire exceptionnelle des visages) que j’aperçois dans le brouillard, brumeux, comme le négatif d’une photo. De façon consciente, elle ne me manque pas. Je ne sais pas quoi lui dire dans mes lettres et je n’ai d’ailleurs rien envie de lui dire. Elle m’envoie trois ou quatre phrases conventionnelles et plein de baisers. Je ne verrais probablement aucun inconvénient à ne jamais la revoir. Mais je n’ai pas confiance en ces affirmations. J’ai repensé à mon analyse. À Buenos Aires je l’avais éliminée de mes projets. Mais ici, je suis souvent assaillie et envahie par l’évidence de ma maladie, de ma blessure. Une nuit j’ai eu tellement peur de devenir folle, ce fut si terrible, que je me suis agenouillée et me suis mise à prier pour qu’ils ne m’envoient pas en exil dans ce monde que je déteste, qu’ils ne m’empêchent pas de voir ce que je veux voir, qu’ils ne m’emmènent pas là où j’ai toujours voulu aller. Mais pour faire une psychanalyse je dois retourner à Buenos Aires. Et je ne sais pas encore si j’en ai envie ou non. Je crois que mes angoisses à Paris proviennent de mon changement brusque de vie : moi, qui suis si possessive je me vois ici sans rien : sans chambre, sans livres, sans amis, sans argent, etc. Mon plus grand bonheur est de regarder des tableaux : je l’ai découvert. Ce n’est qu’avec eux que je perds la notion du temps et de l’espace et que j’entre dans un état proche de l’extase. Je suis tombée amoureuse des peintres flamands et allemands (en particulier de Memling et de ses anges), de Paolo Uccello, de Léonard de Vinci (La Vierge à l’Enfant avec sainte Anne – évidemment ! – qui m’a plongée dans une longue et absurde interprétation sexuelle, bien qu’il n’y ait en vérité rien à interpréter puisque tout y est). Et naturellement Klee, Kandinsky, Miró et Chagall (mes préférés, pour l’instant).
                 Je trouve que c’est très bien que vous ayez pris ce seau à glace au Flore. Pour ma part, je me comporte sagement : juste quelques livres. Mais si je devais emporter quelque chose ce serait la façade d’une maison en ruines d’un petit village appelé Fontenay-aux-Roses, dont la gare est pleine de roses. Les vitres de la fenêtre de cette maison sont couleur lilas, mais d’un lilas tellement magique, tellement semblable aux rêves merveilleux, que je me demande si je ne finirai pas par passer au travers. Si j’y rentre, peut-être entendrai-je une voix : « Je t’attendais depuis si longtemps ». Et je n’aurai plus à chercher. J’écris – s’écrivent – quelques poèmes. Je vous en enverrai quand ils seront corrigés. Je continue à dessiner des petits monstres. Et je lis le « chien de Lautréamont ». Je tiens minutieusement mon journal. Et je vieillis. C’était mon anniversaire et j’ai rêvé qu’on me disait : « Le temps passe ». Mais je ne le pense pas. Pas plus que Quevedo d’ailleurs : « Je regarde le temps qui passe mais je ne le pense pas » (je cite de mémoire). Mon seul vœu est de ne pas perdre ma foi dans certaines valeurs spirituelles (poésie, peinture). Lorsqu’elle me quitte arrive alors la folie, le monde se vide et se met à grincer comme un couple de robots en train de copuler.
                 J’irai chercher vos revues et tout ce dont vous avez besoin ou – et – tout ce dont vous auriez besoin.
                 Je vous embrasse ainsi qu’Aglae.
                 Alejandra
                 Je numérote mes lettres pour nos futurs biographes

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    Chère Alejandra,
                 Votre lettre démontre à quel point la nostalgie que vous ressentez à l’égard de votre mère est profonde. Ce que vous dites au sujet de votre petite chambre de Buenos Aires, de vos couvertures, et le fait de passer directement à Susana après avoir évoqué les lettres pleines d’affection de votre mère en sont, me semble-t-il, la preuve évidente. Voilà en grande partie le problème, enfoui, refoulé, ambivalent, mais néanmoins intense et bel et bien présent telle une plaie non cicatrisée, malgré le temps qui passe. Vous allez nécessairement devoir y faire face. Que puis-je vous dire pour vous aider ? Vous dites que vous n’êtes pas oisive, que vous regardez, que vous observez, que vous vous promenez et que vous êtes tombée amoureuse de Paris ; parfait, c’est déjà ça, mais à l’évidence, pas assez, dans la mesure où vos problèmes et votre mélancolie interfèrent constamment. Est-ce que je regrette de vous avoir laissée faire ce voyage ? Je ne m’y résous pas. Je crois – ou je voudrais croire – qu’en définitive ce voyage sera fécond pour quelqu’un comme vous et que, même avec toutes vos difficultés, Paris ne saurait vous laisser indifférente. Vous avez peut-être besoin de revenir à Buenos Aires pour assimiler cette expérience, et pouvoir vous l’approprier et, enfin, sentir au fond de vous-même à quel point elle vous a grandie et enrichie.
                 Je vous ai imaginée écrivant cette lettre au Flore où j’avais l’habitude de me rendre tous les soirs et (ne le dites surtout pas au serveur) dont je conserve un seau à glace estampillé « Café de Flore » que j’avais subtilisé un soir d’été – faisant abstraction de toute considération morale – au cours d’un rapt minutieusement organisé et prémédité, en « souvenir » de ce Paris dont je ne voulais plus me séparer.
    Écrivez-moi Alejandra, ne déchirez pas vos lettres, laissez-vous porter par ce qui vous vient spontanément. Peu importe si au bout d’un moment ou le jour suivant vous ne vous reconnaissez pas dans vos écrits. Malgré tous vos efforts, vous êtes toujours Alejandra, que vous le vouliez ou non.
                 Nous vous embrassons, Aglae, Andrea et moi-même,             
                                                                                                                                                            León Ostrov

                 Alejandra : Puis-je vous demander un petit service ? Si cela ne vous ennuie pas trop, lors de vos promenades, demandez dans les librairies d’occasion s’il est possible d’obtenir les numéros 3, 4, 5, 13, 104, 108 et 112 de La Nouvelle Revue Critique. Ainsi que le numéro spécial consacré à Freud édité par Le Disque Vert qui date, je crois, de 1924. Commandez-les pour que je puisse virer moi-même l’argent à moins qu’on ne puisse les livrer directement à la librairie Vrin, 6, Place de la Sorbonne, dont je suis un vieux client. La librairie Strechert-Hafner au 16, rue de Condé, Paris IV est spécialisée dans les livres et revues épuisés.
                 
                                                                                                                                                          Merci beaucoup

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    [Lettre postée depuis Paris le 4 juin 1960]
                 Très cher León Ostrov,
                 Vous écrire me demande un tel effort que les mots ne suffisent pas. Voilà un long moment que je m’y essaie mais je déchire aussitôt mes lettres, en me disant : Non, ce n’est pas ce que je veux dire. Le pire étant la relecture du lendemain : Je ne me reconnais jamais. Mais là je suis installée au Café de Flore54, près du bureau de poste et je vous enverrai ces lignes, sachant toutefois que je les regretterai. J’ai bien reçu votre lettre, je l’ai lue et relue. Elle a fait naître en moi la furieuse envie que ma prochaine lettre soit joyeuse, un message de paix, de sérénité, de bien-être. Tout va bien ! Et qu’en la lisant vous vous disiez : Elle a bien fait d’aller à Paris. Mais ce n’est pas encore possible. Si tant est qu’un jour ce le soit. Ma démence me fait toucher le fond. À présent, en plus de la peur, mes hallucinations se multiplient : Que ferai-je une fois plongée dans mes mondes fantastiques et incapable de remonter à la surface ? Parce que c’est bien ce qui risque de m’arriver. Je partirai sans savoir comment revenir. Je ne saurai d’ailleurs pas qu’il existe un « savoir revenir ». Et je n’en aurai peut-être tout simplement pas l’envie. Voilà pourquoi je dessine tous les jours. Peur de mon isolement, de mon indifférence, de mon inertie somnolente. Je suis tombée sous le charme de cette ville. J’observe, je regarde, je me promène. Je ne suis pas oisive. Mais je n’ai jamais été aussi fortement consciente de ma maladie, de mes limites.
                 Cette lettre me demande un énorme effort. Je n’ai pas parlé depuis si longtemps (or pour moi parler veut dire parler de mes misères), pas souri depuis si longtemps, je raconte des sottises à ma maudite famille, des paroles profondes aux quelques personnes que je croise, et des mensonges dans la correspondance avec mes parents. Je n’ai pas prononcé le mot « je » ou parlé de mes misères depuis si longtemps. Alors que j’aurais tant aimé en vérité que cette lettre soit euphorique et pleine d’émerveillements. Mais pour cela il faudrait d’abord me tuer : On ne pourra pas m’ôter ce douloureux sentiment. J’ai fait tellement de bêtises, tellement bu, j’ai dépensé tout mon argent, et maintenant je ne sais plus quoi faire. Le mois dernier je suis partie vivre à l’hôtel mais par la suite j’ai dû retourner chez mon oncle, faute de moyens. Que m’importe l’argent si je suis engagée dans un combat au corps à corps avec mon silence, mon désert, ma mémoire pulvérisée, ma conscience détraquée. Même mon corps présente des signes de ce combat : je suis malade parce que je bois et lorsque je suis malade je bois. J’ai également découvert que le chocolat me faisait du mal et voilà comment il s’est transformé en besoin comparable à une drogue. Parfois je vais me terrer au fond d’une salle de cinéma pour échapper, ne serait-ce que quelques heures, à mes besoins, à mes fixations vicieuses. J’ignore pourquoi le fait de vous raconter ces misères ne m’embarrasse pas le moins du monde.
                 Je reçois des lettres mélancoliques et remplies d’affection de ma mère : elle veut que je rentre. Moi aussi c’est ce que je désirais encore il y a quelques jours. La cause ? Mon attachante correspondance avec Susana, qui repose essentiellement sur l’humour noir. Or cela fait maintenant deux semaines que je suis sans nouvelles, et cela m’amène à ressentir une profonde haine envers elle. Le meilleur étant que je suis moins intéressée par le contenu de ses lettres que par le fait même qu’elle m’écrive. Qu’elle ne m’oublie pas. Voilà qui pourrait parfaitement tenir lieu d’exemple pour illustrer une esquisse psychologique du lâche : celui qui s’éreinte à retenir ou à supplier ce qui est précisément impossible à retenir et qui finira par venir de toute façon. En plus, toujours au sujet de Susana, son silence m’empêche moi-même de vouloir revenir.
                 Je fais de grands efforts pour vous écrire. Je me sens assez mal et le seul endroit où je voudrais être est probablement ma petite chambre de Buenos Aires, dans mon lit, la tête sous mes couvertures. Je suis peut-être trop exigeante avec moi-même, comme si j’étais l’impresario tyrannique d’une chanteuse – moi en l’occurrence – qui refuserait de chanter. Mais je me demande parfois si au bout du compte tout ceci n’est pas bon d’une certaine façon. Peut-être me serait-il profitable de faire face une bonne fois pour toutes (ça c’est inouï : il n’existe pas de « bonne fois pour toutes ») à mes délires.
    Cette lettre semble être l’œuvre d’un fantôme. Elle ne contient pas de sang. Et ne saurait s’incarner dans aucune action, aucun événement précis, ni aucun nom propre. Mais elle s’approche, en partie, de la vérité. Je vous l’adresse donc avant de la relire et de la déchirer. À très bientôt. Je vous embrasse ainsi qu’Aglae,

                 Alejandra
    8, av. Chastenaye
    Chatenay-Malabry Seine

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    [Sans enveloppe ni date. Il pourrait s’agir d’une lettre remise en main propre puisqu’elle semblerait avoir été écrite lorsqu’Alejandra Pizarnik allait encore consulter León Ostrov]
                 Étrange de ne pas penser à vous. Étrange de ne pas sombrer dans une angoisse innommable en pensant que je suis ici, plus seule que les pierres – elles au moins sont caressées par la mer. Mais je ne suis pas vraiment surprise. J’ai regardé la mer, je l’ai admirée malgré tout, j’ai affronté le soleil, et j’ai sérieusement contribué au sommeil des sables.
                 J’ai demandé à mon sang si ma vie avait quelque raison d’être. Et il m’a répondu que oui. Et le mot liberté a un sens. C’est ce que j’ai ressenti entre les rochers, près de la mer. J’ai réfléchi à la manie que j’ai de nier la vie, à ce pessimisme mesquin duquel je veux sortir. Aucun doute : ce qui est difficile c’est d’accepter la vie. D’où mes hurlements, mes horribles défenses pour l’exécrer. Mais ce n’est que par commodité.
                 Je voudrais plus que jamais à présent dépasser la peur infantile, l’imbécillité, en somme. Tout est si incertain et si fragile qu’il m’arrive de me considérer comme cette fillette perdue dans la mer dont parle Supervielle dans une nouvelle. La seule solution est d’être courageuse. En somme, je vais arrêter de m’analyser. Je ne sais pas si ma décision est définitive. Comment pourrait-elle l’être puisque tout disparaît ! Et qu’à chaque instant mon moi se nourrit des cendres d’un moi antérieur.

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  • [Postée depuis Villa Gesell le 13 février, probablement en 1955]

    Très cher León Ostrov,
                 Je suis à la fois ébahie et émerveillée d’être toujours en vie. J’aurais préféré attendre quelques jours avant de vous écrire une lettre magnifique et – dans la mesure du possible – pleine de poésie. Mais là tout de suite je veux juste pleurer et que vous me demandiez pourquoi. En vérité ici je suis morte de peur. Je ne sais pas si cela vient de mon immense capacité à avoir peur ou si la réalité est véritablement constituée d’éléments qui la justifient. Nous ne nous trouvons pas au village mais plutôt dans une contrée désolée où il n’y a que des sons, des bruits informes qui imitent tout ce qu’imagine la peur. Est-ce qu’ils peuvent nous violer pendant la nuit ? Il y a des branches prêtes à imiter des bruits de pas à la perfection. (À condition bien sûr qu’il s’agisse vraiment de branches.) Ce lieu est excessivement solitaire et la nuit c’est une chose atroce qui me rend muette de terreur. Et toujours la voix de la mer, une voix déchirante. Tandis que j’écris, j’observe des milliers de fourmis qui marchent à mes pieds. Certaines m’escaladent. J’ai la nausée à en mourir. À vrai dire, je sourirai bientôt à nouveau, peut-être, de mon état actuel. (Là il y a une mouche verte qui s’abreuve sur mon front.) Mais à présent je suis en pleine détresse, très angoissée. Bien que je sois extrêmement surprise de ne pas être intéressée par l’aspect aventureux de la chose. Cette nuit j’ai cru me trouver dans ma chambre, j’ai beaucoup souffert en me réveillant. En plus, ma colonne vertébrale s’est mise à me faire souffrir, peut-être parce que je dors à même le sol, je ne sais pas… Hier je me suis dit que je devais rentrer (je crois qu’il n’y a pas de billets avant la fin du mois). Je pourrais très bien voyager debout, j’ai besoin de retrouver ma chambre, loin de cette nature monstrueuse. J’ai vu les dunes. On dirait les monstres d’une planète inconnue.
    « Ne me dites plus rien : pour vous j’ai tout perdu » (Le Cid)
                 Je me sens tellement mal que plus rien ne m’intéresse. Je crois que je vais m’en aller. Est-ce qu’il est possible que les autres filles aient moins peur que moi ? En fait elles sont aussi effrayées mais pas comme moi… À quoi bon ? Et si on me viole, si on m’assassine (cela me semble à la fois probable et impossible). Je regrette de me trouver ici, je le regrette vraiment beaucoup. S’il m’arrive quelque chose et que je ne peux plus jamais revenir, j’aimerais que vous demandiez mes poèmes à ma mère. (Ils se trouvent très exactement dans la bibliothèque, sous clé.) Hier j’ai pensé à vous mais je n’ai pas pu déterminer si vous préféreriez que je reste ici et que je lutte contre la peur ou que je m’en aille. Pendant le voyage j’ai aussi pensé à vous, mais j’étais euphorique et tout allait bien. Je me souviens avoir beaucoup pensé à Kafka, parce que le dimanche précédant mon départ j’ai terminé de lire un livre que j’avais commencé il y a des mois, Lettres à Milena. Lors de ce voyage, impressionnée par cette lecture, je me suis dit que la différence entre Kafka et moi c’est qu’il avait une extraordinaire liberté de pensée et une atroce inhibition pour agir alors que pour moi c’est exactement l’inverse. En tout cas il m’a fait forte impression, particulièrement lorsqu’il écrit des phrases comme : « Évidemment il est blasphématoire de bâtir ainsi sur un être » (Gregor Samsa vient de passer par là, déjà métamorphosé).
                 Oh, désolée de cette monotonie ! Désolée de cette lettre horrible ! Désolée de vous avoir rencontré ! Et désolée d’être née ! Tout va finir par rentrer dans l’ordre (du moment que mes douleurs passent, j’arrive à peine à vous écrire) mais de toute façon les choses ne changeront pas.
                 (J’ai interrompu la rédaction de cette lettre et je reviens à présent un peu plus apaisée.) Je crois qu’il serait vraiment lâche de rentrer. Mais en même temps ce voyage est une imprudence gratuite. Je n’arriverai vraiment à me calmer que si je parviens à lire les livres que j’ai apportés. Mais la littérature est très loin. (J’ai deux fourmis dans la main. Cette nature est l’œuvre d’un démon aigri. Mais vous êtes intervenu et elles sont parties sans raison.) Il y a un vent atroce, un vent qui consume mes désirs, impossible de réfléchir ou de penser à quoi que ce soit, il a fermé les portes de mon être et seule subsiste une sensation anxieuse et méfiante. Vous pensez que ce vent pourrait être un mauvais présage ? Vous allez peut-être me dire que vous m’avez oubliée et que je n’ai d’autre choix que de rester ici, rongée par les insectes engendrés par ma faute. Ils cherchent peut-être une sorte de rédemption à travers ma peur. Et si cette lettre était notre dernier échange ? Je n’ai pas peur de mourir, j’ai peur de cette terre étrangère, agressive, j’ai peur du vent (moi qui ai dit « Il faut sauver le vent ». Je dis à présent « Il faut me sauver du vent »), j’ai peur des arbres sauvages, nés pour un oui ou pour un non et pour rien. Je comprends à présent qu’il est impossible de revenir à l’ère où l’on faisait du feu avec du bois et des pierres (comme nous) parce que la nature est sûrement offensée par notre fuite et tous ceux qui reviennent à elle deviennent l’objet de sa haine causée par la détresse dans laquelle nous l’avons abandonnée. Cela fait des siècles que j’ai quitté Buenos Aires, et cela fait des siècles que je ne vous ai vu. Cela m’inflige une douleur au cœur. Vous ne pouvez pas faire quelque chose pour calmer ce vent ? Pourquoi ne dites-vous pas aux arbres que je suis innocente ? Et à la mer de ne pas gronder ? Et à la nuit de ne pas comploter contre ma peur ? Je ne doute pas de votre bonté et je suis sûre que vous ferez tout ce que je vous demande. Je ne peux malheureusement pas vous payer autrement qu’avec ma peur, avec mon hypocrisie… Et si cela vous intéresse, avec mon adhésion la plus totale. Je suis sur une autre planète et rien en elle ne me séduit. *

    Vôtre, Alejandra Mardi 9 h

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