• L'amour est masochiste. Ces cris, ces plaintes, ces douces alarmes, cet état d'angoisse des amants, cet état d'attente, cette souffrance latente, sous-entendue, à peine exprimée, ces mille inquiétudes au sujet de l'absence de l'être aimé, cette fuite du temps, ces susceptibilités, ces sautes d'humeur, ces rêvasseries, ces enfantillages, cette torture morale où la vanité et l'amour-propre sont en jeu, l'honneur, l'éducation, la pudeur, ces hauts et ces bas du tonus nerveux, ces écarts de l'imagination, ce fétichisme, cette précision cruelle des sens qui fouaillaient et qui fouillent, cette chute, cette prostration, cette abdication, cet avilissement, cette perte et cette reprise perpétuelle de la personnalité, ces bégaiements, ces mots, ces phrases, cet emploi du diminutif, cette familiarité, ces hésitations dans les attouchements, ce tremblement épileptique, ces rechutes successives et multipliées, cette passion de plus en plus troublée, orageuse et dont les ravages vont progressant, jusqu'à la complète inhibition, la complète annihilation de l'âme, jusqu'à l'atonie des sens, jusqu'à l'épuisement de la moelle, au vide du cerveau, jusqu'à la sécheresse du cœur, ce besoin d'anéantissement, de destruction, de mutilation, ce besoin d'effusion, d'adoration, de mysticisme, cet inassouvissement qui a recours à l'hyper irritabilité des muqueuses, aux errances du goût, aux désordres vasomoteurs ou périphériques et qui fait appel à la jalousie et à la vengeance, aux crimes, aux mensonges, aux trahisons, cette idolâtrie, cette mélancolie incurable, cette apathie, cette profonde misère morale, ce doute définitif et navrant, ce désespoir, tous ces stigmates ne sont-ils point les symptômes mêmes de l'amour d'après lesquels on peut diagnostiquer, puis tracer d'une main sûre le tableau clinique du masochisme ?.

    "Moravagine" Blaise Cendrars

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  • Alors maintenant, ce qui parle, ce qui parle, maintenant, ce n'est plus vraiment quelqu'un de particulier. Si c'est une "personne", avec un peu de chance, elle est présente en chacun de nous. (...)

    Cette voix, en fait c'est nôtre voix, sauf que nous l'avons perdue. Cette voix, c'est celle qui fait de chacun d'entre nous autre chose qu'une routine dans un programme, autre chose qu'une boîte dans un ensemble infini de boîtes, autre chose qu'une machine dans une mégamachine. Cette voix, c'est tout ce que l'humanité n'ose pas se dire, tout ce dont l'humain ne veut pas entendre parler, c'est-à-dire lui-même et ses atroces défaillances, ses immondes dysfonctionnements, sa monstruosité non assumée.

    Cette voix, si elle se trouve probablement en chacun de nous, ne peut pourtant être exprimée que par quelques-uns. Les plus faibles d'entre tous. Pourtant, paradoxalement, leur faiblesse même les empêche de parler, ils ouvrent la bouche et aucun son n'en sort. Mais ce silence, terrifiant, c'est ce qui vient recouvrir de sa ténèbre lumineuse le tumulte insipide des bavardages, la clameur atroce des tueries et le vacarme tonitruant des foules livrées à elles-mêmes.

    Cette voix, qui en fait n'est plus qu'un souffle expiré par quelques bouches hurlant silencieusement leur cri ineffable à la face des étoiles, sous les voûtes célestes australe et boréale qui viendront couronner l'extinction de l'homme par l'homme, cette voix, c'est un très ténu fil de lumière qui semble monter de la ceinture Van Halen en direction de l'Anneau orbital, telle une volute monoclonée de vapeur d'or. Cette voix, cette voix qui déjà retourne vers celui qui la possède en propre, bien au-delà même de cette Terre et de cet Univers, cette voix, c'est elle qui permet au monde de se faire, c'est par elle que ce monde se transcrit dans la Création.



    Et cette voix, non seulement plus personne ne l'entend, mais plus personne n'oserait se risquer à l'écouter. Ce langage, non seulement plus personne ne le parle, mais tout le monde s'est mis d'accord pour qu'il disparaisse. Alors comment s'étonner désormais que le monde ne tienne plus, comment s'étonner qu'il s'effondre sur lui-même comme le coeur d'une étoile qui va devenir, qui devient trou noir, comment s'étonner qu'il n'ait plus en lui la moindre force capable d'être the glue that sticks the things altogether ?

    Regardez-les, ces singes savants doués d'une parole qu'ils ont travestie en tautologies comptables, en cultures d'apparat, en linguistique de foire, cette parole qu'ils ont laissé devenir une vulgaire machine de communication ! Les voilà dorénavant laissés seuls avec le langage-machine brut, avec le monde-machine dans sa désolante nudité, lorsque enfin il atteind son but et qu'il peut tout comachiniser, y compris le néant qu'il porte en lui.

    Alors cette voix, si c'est celle d'un être humain sur cette Terre, cette voix, c'est celle du dernier écrivain vivant, pas encore remplacé par une Intelligence Artificielle, cette voix vient de circonscrire ce monde dans sa bouche.

    Cette voix, il est clair que maintenant elle va se taire.

     

    "Cosmos Incorporated" Maurice G. Dantec

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    Photométrie : Un mètre quatre-vingts pour cent dix kilos sans la moindre chaussette, le quinquagénat à son mi-terme, une sorte de bonbonne à gaz sur pattes, le teint gris-jaune couleur document de police vieux de plusieurs ministres, une tête en forme de poire avec un nez énorme planté comme un tubercule rougeaud en plein milieu, des sourcils broussailleux couleur foin fané, des yeux gris-vert tirant sur le glauque d'une mare datant du Mésozoïque, une tignasse incertaine cerne une calvitie tenace, en dépit des tonnes de produits capillaires dépensés chaque mois sur son salaire de flicard, et sur son pauvre crâne.
    Mazarin était vulgaire, son humour n'aurait pas déridé un camionneur tricard au bord d'une autoroute à putes, il était raciste, misogyne, et violent, et il ne s'en cachait pas, il se dégageait de lui une violente chimie à haute teneur en Pétrole Hahn et en parfums bon marché de toutes sortes, il s'habillait comme il pouvait, pire comme il ne le pouvait pas, avec des costumes trois-pièces trop ajustés et aux couleurs voyantes, des cravates impossibles, et des chemises censées rester blanches au bout d'une semaine d'utilisation prolongée, il ne possédait aucune culture, n'avait aucun goût pour rien de beau ni d'essentiel, il lisait à peine "L'Équipe", et "Le Parisien" édition Val-de-Marne, mais les tiroirs de son bureau débordaient de bandes dessinées pornographiques italiennes qu'il pliait vaguement dans un quotidien dérobé sur une table du hall d'accueil pour son aller-retour périodique aux toilettes. L'été, lorsque la chaleur s'abattait sur la banlieue parisienne comme un nuage de gaz toxique expulsé d'un volcan, aussi meurtrier qu'invisible, le rythme de ses allers-retours vers les cabinets du couloir prenait parfois des proportions démesurées.
    Il était l'incarnation même de tous les maléfices du monde.
    C'était le meilleur inspecteur de police avec lequel j'avais jamais travaillé.

     
    Villa Vortex - Liber Mundi, I de Maurice G. Dantec *
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  • "Rencontrer quelqu'un, c'est s'impliquer. On noue un fil invisible. D'humain à humain. Une foule de fils. Dans tous les sens. Rencontrer quelqu'un, c'est devenir une partie de son tissu, et c'est cela qu'il fallait éviter...
    Je ne voulais plus jamais, j'en fis le serment, être attaché à quiconque. Ne jamais plus être intriqué dans le destin de quelqu'un. Je voulais entrer dans un espace sans temps où personne ne me bouleverserait plus."
     

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  • Le long des rues pavées qui dévalaient la pente douce jusqu'au fleuve, chaque façade constituait un jardin. Pendant que les glycines suspendaient leurs lampions mauves aux étages, les géraniums flambaient aux fenêtres, la vigne illuminait les rez-de chaussée, les digitales fusaient derrière les bancs, tandis que des brins de muguet pointaient entre les pierres, compensant leur taille menue par un puissant parfum.

    La fleur y abondait, vive, drue, insolente, réduisant les maisons à des supports. Sous un ciel bleu et naïf, une conspiration de roses envahissait les murs, des roses roses, dodues, épanouies, plus mûres que des fruits mûrs, vibrantes, prospères, exhibant une chair de pétales qui appelait les caresses ou les baisers, des roses noires, pudiques et empourprées, des roses rouges, sèches et sveltes, des roses jaunes aux fragrances de poivre fin, des roses oranges, muettes sans odeur, des roses blanches, effarouchées, éphémères, trop vite déçues, déjà oxydées. Ici ou là, tel des sauvages venus camper en ville, de minces églantiers au feuillage grenu présentaient des boutons rubescents dont les habitants tiraient de la confiture. Bordant la margelle du lavoir, d'épais hortensias parme gratifiaient les lieux d'une respectabilité bourgeoise.

    "La vengeance du pardon" Eric-Emmanuel Schmitt

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