• [...] Les hommes ne sont-ils pas des vestiges de femmes? Car tout foetus débute femelle avant de se différencier, et les corps des hommes en gardent à jamais la trace, les pointes inutiles de seins qui n'ont pas poussé, la ligne qui divise le scrotum et remonte le périnée jusqu'à l'anus en traçant l'endroit où la vulve s'est refermée pour contenir des ovaires qui, descendus, se sont mués en testicules, tandis que le clitoris poussait démesurément. Il ne me manquait en réalité qu'une chose pour être une femme comme elle, une vraie femme, le "e" muet en français des terminaisons féminines, la possibilité inouïe de dire et d'écrire : "Je suis nue, je suis aimée, je suis désirée." C'est ce "e" qui rend les femmes si terriblement femelles, et je souffrais démesurément d'en être dépossédé, c'était pour moi une perte sèche, encore moins compensable que celle du vagin, que j'avais laissé aux portes de l'existence.

    Jonathan Littell *

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  • Corps :
    Attention

     

    Son corps reposait sur le drap, nu, moiré par l'ombre, la lune n'éclairant que son flanc et ses épaules. Gaspard se leva et ouvrit la fenêtre; la pièce sentait l'amour, l'odeur fade du plaisir de l'homme, et celle citronnée, musquée, de la femelle. Il la regarda encore. Sa respiration était profonde, sensuelle, on eût dit que l'air s'engouffrant dans son corps la chauffait, la caressait jusqu'à ce qu'elle l'expire. La noblesse d'un animal, pensa-t-il, cette noblesse naturelle, les membres déliés, ce corps qui fait un, et qui n'est pas la vulgaire somme d'éléments divers, de jolis seins, de jolies fesses, un beau minois. Ici il n'y avait rien à détailler. Il écouta son souffle régulier, la fragilité de la vie en elle; il réalisa qu'avec sa force d'homme, cent fois dans la nuit il aurait pu la blesser; il songea avec délices que par trois fois, dans leurs transports, sous l'effet du plaisir, elle avait manqué l'étrangler. Il connut la tendresse et voulut l'embrasser sur le front; un grognement agressif lui répondit.

    "La secte des égoïstes" Eric-Emmanuel Schmitt *

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  • Un soldat monologue douloureusement :

    « Ceci est mon printemps de campagne guerrière.
    Peut-être le dernier.
    J’épie le frôlement, les cris, qui saluent le jeune printemps d’avril. Mon cœur s’agite.

    À la maison j’ai une femme et deux enfants. Une petite chambrette au rez-de-chaussée, des oreilles fines, aux aguets, qui épient les pas tardifs sur l’escalier. On m’y attend.
    Peut-être m’ont-ils enterré depuis longtemps.

    Je n’ai eu ni amour, ni caresse, ni un regard chaud. Et c’est ainsi que je grandis, comme un chiot : on me frappait – je pleurais ; on me caressait – je souriais. Je ne savais pas en ce temps-là pourquoi nous étions les « malheureux » et les autres les « heureux ».

    Je vivais dans cet univers, riche de beauté et de splendeurs, non pas comme un maître, mais comme un mercenaire, comme un chien solide et serviable qui ramasse des miettes. J’ai commencé à travailler à 7 ans, j’ai travaillé tous les jours, et je suis quand même un pauvre, un relent de rinçures.

    Je ne sens qu’une seule chose : Je veux vivre ! Et pour cela je dois tirer des coups de feu pour obtenir les jours printaniers et ensoleillés pour moi, pour Seriojka et Nionschka et pour tous ceux qui regardent le printemps avec des yeux vieux vidés par les pleurs.

    Et parce que je veux vivre, parce qu’il n’existe pas d’autre moyen de faire cela plus simplement et plus facilement – mon amour pour la vie me conduit à la bataille. »

    "Je veux vivre", A.S. Neverov

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  •  

     

    Au cours des siècles, l'histoire des peuples n'est qu'une leçon de mutuelle tolérance, si bien que le rêve final sera de les ramener tous à l'universelle fraternité, de les noyer tous dans une commune tendresse, pour les sauver tous le plus possible de la commune douleur. Et, de notre temps, se haïr et se mordre, parce qu'on n'a pas le crâne absolument construit de même, commence à être la plus monstrueuse des folies

     

    Émile Zola

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  • Ils traversèrent les restes d'un verger et longèrent un mur de pierre. Dans leurs rangées régulières les arbres tortus et noirs et pas terre un dense caillebotis de branches tombées. Il s'arrêta pour regarder de l'autre côté des champs. Du vent à l'est. La cendre mille se déplaçant dans les sillons. S'arrêtant. Repartant. Il avait vu tout cela avant. Dans les chaumes des formes de sang séché et des rouleaux gris de viscères là où les suppliciés avaient été parés sur place et emmenés. Le mur un peu plus loin arborait une frise de têtes humaines, toutes avec le même visage, desséchées et aplaties, avec leurs sourires crispés et leurs yeux rétrécis. Elles portaient des anneaux d'or à leurs oreilles de cuir et leurs cheveux clairsemés et infects se tordaient au vent sur leur crânes. Les dents dans leurs alvéoles comme des moulages dentaires, les tatouages grossiers gravés à l'aide d'on ne sait quelle décoction artisanale et presque effacés à la lueur indigente du soleil. Des araignées, des sabres, des cibles. Un dragon. Des slogans en caractères runiques, des professions de foi avec des fautes d'orthographe. D'anciennes cicatrices ornées d'anciens motifs cousus le long des bords. Des têtes qui n'avaient pas perdu leur forme sous les coups de gourdin avaient été dépouillées de leur peau et les crânes avaient été peints et portaient une signature griffonnée d'un côté à l'autre du front et sur un crâne d'os blancs les sutures entre les plaques avaient été soigneusement marquées à l'encre comme sur un calque en vue d'un assemblage. Il se retourna sur le petit. Debout en plein vent à côté du caddie. Il regarda l'herbe sèche là où elle bougeait et les rangées d'arbres sombres et tortus. Quelques lambeaux de vêtements soufflés contre le mur, toute chose grise dans la cendre. Il longea le mur devant les masques pour une dernière inspection et passa un tourniquet et rejoignit le petit qui attendait. Il le pris par l'épaules. Ça va, dit-il. Allons-nous-en. 

    Il avait fini par voir un message dans de pareil épisodes de l'histoire récente, un message et un avertissement, et ce tableau des suppliciés et des dévorés en était effectivement un. Au matin il se réveilla et se tourna dans la couverture et regarda derrière lui la route entre les arbres du côté d'où ils étaient venus, juste à temps pour les voir apparaître, marchant quatre de front. Habillés e vêtements de toutes sortes, tous avec des foulards rouges à leurs cous. Rouges ou orange, aussi proches du rouge qu'ils avaient pu trouver. Il posa la main sur la tête du petit. Chut, dit-il.

    Qu'est-ce qu'il y a, Papa?
    Des gens sur la route. Garde la tête baissée. Ne regarde pas.
    Aucune fumée émanant de leur feu mort. Rien du caddie qui fût visible. Il se plaquait au sol et ainsi allongé guettait par-dessus son bras. Une armée en baskets, tapant du pied. Portant des tronçons de tuyau d'un mètre de long garnis de cuir. Des lanières au poignets. Quelques-uns des tuyaux étaient entourés de chaînes avec toutes sortes de casse-tête fixés à leur extrémité. Ils défilaient dans un cliquetis de métal, marchant d'une démarche pendulaire comme des jouets mécaniques. Barbus, l'haleine fumante à travers leurs masques. Chut, dit-il. Chut. La phalange suivante portait des lances ou des javelots empanachés, les longues lames façonnées avec des ressorts de camion dans quelque forge primitive d'une campagne perdue. Le petit était allongé, le visage dans ses bras terrifié. Ils passaient à une cinquantaine de mètres à peine, tapant du pied, le sol en tremblait presque. Derrière eux venaient des chariots tirés par des esclaves dans des harnais et chargés de piles de butin de guerre et après cela les femmes, au nombre d'une douzaine peut-être, quelques-une enceintes, et enfin une compagnie supplémentaire de mignons mal vêtus contre le froid et portant des colliers de chien et attelés deux par deux à un joug. Tous passèrent. Ils restaient allongés tous deux, l'oreille tendue.
    Ils sont partis, Papa?
    Oui, ils sont partis.
    Tu les as vus?
    Oui.
    C'étaient les méchants?
    Oui, c'étaient les méchants.
    Il y en a beaucoup , des méchants.
    Oui, beaucoup. Mais ils sont partis
    Ils s'étaient relevés et s'époussetaient, écoutant le silence au loin.

    "La route" Cormac McCarthy, écrivain américain, né en 1933 à Providence (Rhode Island).
    Son oeuvre est considérée aujourd'hui comme l'une des plus marquantes de la littérature américaine contemporaine.
    "Héritier de la Bible et de Shakespeare, de Hawthorne et de Faulkner, archaïque, lyrique rt visionnaire, sensible à la beauté du monde, McCarthy est hanté par la violence des hommes et la question du Mal"

    Résumé du livre : L'apocalypse a eu lieu. Le monde est dévasté, couvert de cendres. Un père et son fils errent sur une route, poussant un caddie rempli d'objets hétéroclites et de vieilles couvertures. Ils sont sur leur gardes car le danger peut surgir à tout moment. Ils affrontent la pluie, la neige, le froid. Et ce qui reste d'une humanité retournée à la barbarie. Cormac McCarthy raconte leur odyssée dans ce récit dépouillé à extrême.

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