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    Un ciel bleu, sec et froid, dur comme un diamant, tintant comme une cloche immense, allègre et joyeux comme un petit caillou, net, limpide, frais, eau glaciale sans une ride, infini, semblable à un aigle planant au-dessus de Paris, dardant sa froide précision céleste sur les maisons, bleuissant les toits, rosissant les murs, enveloppantchaque chose dans sa gaine inflexible. Voilà le temps que j’aime. Un temps dur et tendre à la fois, infaillible. Les gens dans la rue ont le visage rose, le nez pincé par le froid, les lèvres serrées et pâlies, les traits un peu figés mais resplendissants de bien-être.
    C’est un temps qui sait ce qu’il veut. Mon bel hiver ! Point de mollesse ni de lassitude, dans ce temps-là, pas d’indécision. Mais une sorte de fierté implacable, de volonté sans faille, de domination, de grandeur. A côté des cieux orageux de l’été, de cette énervante atmosphère de beurre fondu, des gros nuages bleus dégoulinants comme de la lave...Ici, pas de torpeur, pas d’hypocrisie. Un ciel raide et tendu comme un drap amidonné, un ciel ferme et vertical. (*)

     

     

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  • Seigneur, je n’aime pas beaucoup les hommes que vous avez faits. Comment se fait-il, Seigneur, que pour croire en vous il faille fuir les hommes que vous avez faits ? Pourquoi ma foi croît-elle selon une solitude ? Pourquoi la compagnie des fils m’éloigne-t-elle du Père ? C’est lorsque je suis seul que je me sens le plus proche de vous, Seigneur. Oui, les gens m’éloignent de vous, tel n’était pas votre dessein pourtant, vous vouliez que tous les hommes s’unissent pour vous aimer, et voyez : plus nous sommes nombreux, et plus nous nous éloignons de vous. Vous n’êtes pas fait pour les foules, Seigneur. La foule n’a point d’âme. L’âme est trop farouche pour se montrer à la foule. Dès que l’on est plus de deux, l’on n’a plus d’âme. L’âme se refuse. Elle ne se donne qu’à un seul, elle ne se prostitue pas.
    Seigneur, vous devez trouver mon amour pour vous bien inconstant et faible. Pourtant, les larmes me viennent aux yeux lorsque vous êtes présent en moi. Faites que vous soyez plus souvent là, Seigneur, aidez-moi à vous retenir. *
    Seigneur, il y a des gens qui croient en vous et qui, pourtant, m’horripilent. Qui croient en vous et que je ne peux supporter. Est-ce mal ? Est-ce de l’orgueil ? Je sais que j’ai beaucoup d’orgueil, beaucoup trop d’orgueil, mais je ne pourrai jamais supporter ces gens, Seigneur. Pardonnez-moi, mais autant être franc avec vous, je n’aimerai jamais mon prochain, si mon prochain est un imbécile. Ah, je veux vous parler et voilà que je blasphème. Mais je ne veux pas vous cacher ces choses, puisque je les sens, puisque je les pense. Avec qui, alors, serais-je sincère ?
    Seigneur, en ce moment je vous aime. Mais il y a de bien plus nombreux moments où je vous oublie. Comment faire pour vous retenir ? Tenez, déjà maintenant, je sens que vous vous diluez, vous vous échappez. Vous êtes moins présent que tout à l’heure, comment cela se fait-il ; est-ce ma faute ? Pourtant je n’ai rien fait de mal. Je me suis levé et j’ai été regarder par la fenêtre, et, quand je suis revenu à ma table, vous étiez plus flou, imprécis, vous commenciez de vous évanouir en moi, et pourtant je n’avais rien fait pour mériter cela. Il est vrai que je ne dois pas être trop exigeant. De quel droit demanderais-je une grâce permanente ? Je serais un saint, si je connaissais toujours la grâce. Je la connais bien peu souvent, je suis loin d’être un saint. Et puis, Seigneur, pour vous livrer le fond de mon âme, pardonnez-moi mais je ne désire pas être un saint. J’ai plus envie d’écrire que d’être un saint. Vous ne m’en voulez pas trop, Seigneur ? Je suis prêt à tout faire pour vous, mais pas à sacrifier mon œuvre. C’est, je sais bien, que je ne crois pas jusqu’au bout. Mais d’ailleurs, vous ne me demandez pas de sacrifier mon œuvre. Elle peut être à votre service. Pourquoi la sacrifierais-je ? Je ne crois pas jusqu’au bout, je le confesse, je m’en accuse. Je ne crois pas jusqu’au bout, Seigneur, il y a des sacrifices que je ne me sens pas prêt à faire pour vous, et c’est pour cela que vous ne me les demandez pas. Plus on est digne de vous, plus vous aimez, plus vous demandez.
    Aidez-moi, Seigneur, je vous appelle, je sais que l’on ne vous appelle jamais en vain, qu’il suffit de vous dire : Aidez-moi, pour que vous accouriez à notre secours. Il ne faut pas craindre de vous demander des choses et de vous implorer de nous les donner, l’acte même de croire, c’est de demander. Mais souvent l’on n’ose pas demander, non pas de peur d’être trop exigeant, mais de peur d’être exaucé.
    Alors, dans ce cas-là, commençons par le commencement, et demandons d’abord du courage. *

     

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    A chaque secousse que je donne au bureau, en écrivant, l'ombre d l'abat-jour vacille sur ce cahier, tremblote;, devenant peu à peu fil presque matériel, ligne touchable, fil suspendu dans l'air que le vent secoue, mais qui, tendu et raide, ne remue qu'à peine et convulsivement. Ce coup de téléphone décevant, B. décevant - peut-être que je me trompe? - , décevant d'égoïsme et d'hypocrite confort.  Ne faisant que les gestes qui ne lui coûtent pas et seulement au moment ou il en a envie. La déception. Ce goût de tristesse et de solitude de la déception. Cette odeur de frustré. Ce désespoir des autres. Et j'essaie maintenant de m'intéresser à la planification, vous savez la planification, Monnet et Gosplan... Le Gosplan envoie ses ordres dans les différentes régions économiques qui les répartissent entre les centres individuels. Ainsi les directives vont-elle du centre à la périphérie. Ce serait cependant... Oh je me moque de tout cela, pourquoi m'avoir déçu, pourquoi, au téléphone,  avoir pris ce ton sec et bref, sous prétexte que tu écrivais et que sous-entendu je te dérangeais. Je ne suis pas ton ami. Mais je pourrais (j'aurais pu) le devenir. Ceux qui peuvent devenir vos amis ne doivent jamais vous déranger, il doit toujours y avoir pour eux l’œil et l'oreille prêts à aider, à recevoir.
    Mais chez ce B. rien de tout cela.

    Et je trouve qu'il y a (peut-être était-il en train de s'ébattre avec sa femme, peut-être est-il assez ignoble pour cela? Non ce n'est pas vrai. J'exagère toujours ce ne peut pas être ), et je trouve qu'il y a tellement de gens peu intéressants, et que le peu qui reste et tellement décevant, que je me dis : Ah non. Ah non. Tout bêtement, comme un imbécile, voilà ce que je me répète depuis une demi-heure: Ah non, ah non, ah non. Et puis, là-dessus, le téléphone sonne. C'est A., si gentil, si aimable, si sensible comme d'habitude, si plein de coeur et du désir de me parler parce qu'il y avait trois bons jours qu'il ne m'avait vu, et que moi je ne l'appelle pas, etc, etc. Si bon. Mais si bête! Si bête...

    Voilà, voilà le monde . B.: de l'esprit, pas de cœur. A.: du cœur, mais hélas, pas d'esprit.

    Qu'est- ce que vous voulez faire avec des gens pareils? Comment voulez-vous vous entendre avec les gens comme ça?

    Ah non, me dis-je, ce n'est pas possible.
    Ah non! Et voilà. Drôle de drame.

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    Je suis très, très content. Il y a un tas de raisons à cela, mais je ne crois pas qu’il soit nécessaire de les énumérer. Enfin, la plus importante, c’est que le dimanche 11 décembre (avec sa chute en fin d’après-midi, qui n’était, comme je vous l’ai expliqué, J., que le prolongement d’une faiblesse maintenant vaincue, foulée aux pieds), le 11 décembre a véritablement été le départ vers une nouvelle aventure intérieure, courage, force et droiture.Je me sens heureux. Dehors, il pleut, des enfants sautillent sur le trottoir noir, luisant, en jacassant gentiment, les autos font un bruissement d’eau mince et légère, un glissement humide et chuintant sur le sol ; et moi je me sens heureux. Bientôt, dansune semaine ou deux, je vais réattaquer mon roman : je suis heureux. Notre amitié, J. L. M., a commencé de gravir, depuis dimanche, une côte nouvelle, inaccessible aux autres – inflexibilité, solitude, foi –, et ça marche bien : je suis heureux. Une journéeentière devant moi, avec un thème allemand à faire, il est vrai, mais je tâcherai de le faire vite, une journée pour écrire, ressentir, écouter le bruit des autos et regarder le ciel pâle uniforme, et écouter le silence du ciel, ce silence qui est en fait une grande voixintérieure : je suis heureux.En janvier, j’irai aux sports d’hiver. Neige, soleil et ski : je suis heureux. Il faut que j’appelle Bertrand, il vaut la peine de quelques efforts, mais je crains qu’il n’y ait pas grand-chose de possible avec lui, parce qu’il manque d’ardeur et de conviction. Moi, je roule pleins gaz. J’ai peur que lui n’ait plus de carburant, qu’il n’ait débrayé et ne roule sur sa lancée.N’importe, je suis heureux, heureux, heureux. Ah, vous ne connaissez pas ce bonheur-là, mes camarades de Sciences-Po (camarades ? même pas), vous ressentez tout au plus d’illusoires petites exaltations, dont le mérite ne tient qu’à votre jeunesse,le plaisir d’aller au cinéma ou de tenir une fille dans vos bras (seulement si d’autres en ont envie, car vous n’êtes pas assez forts pour être seuls dans votre goût et votre choix). Mais vous verrez, ces petites flammes qui ne sont que les dernières flambées de votre enfance s’éteindront bien vite, et, devant un feu mort, la vie n’est pas drôle, elle est morte et glacée. « L’enfer, c’est le froid », dit Bernanos. Pour le moment, vous vous chauffez les mains aux dernières braises déjà pâlies, mais vous êtes bien incapables d’aller chercher des bûches pour que le feu reprenne. Vous n’êtes pas assez courageux, vous n’êtes pas assez volontaires, vous n’êtes pasassez forts, assez dignes. Vous paierez tout cela, hélas, il est si certain que vous le paierez, si certain que tout se paie ici-bas, que l’on se demande pourquoi Dieu a créé l’enfer en plus – à moins que l’enfer ne soit le symbole de ces vies glacées que vous êtes condamnés à mener.Les meilleurs d’entre vous s’en rendent bien compte, c’est pourquoi je vois dans leurs yeux ce désespoir qui commence, un désespoir semblable à l’aile traînante et déchirée d’un grand oiseau blessé. Si vous coupiez cette aile, une autre, neuve et plus forte, repousserait, je vous le jure. Mais vous n’avez pas le courage de vous mutiler – ilfaut se mutiler –, vous n’avez pas le courage de vous vaincre. Alors vous pourrirez dans la gangrène. Quand je vous approche et que je vous parle, la plupart d’entre vous sentent déjà cette odeur d’agonie, le rance, le moisi, sentent cette décomposition intérieure qui les ronge et les transforme en charogne. Odeur de mal conservé, odeur de mauvais gouvernement de soi-même.Mais zut, après tout ! Tant pis pour vous si vous trouvez vos joies les plus fortes (qui ne sont pas des joies) dans les surprises-parties, ou les grosses plaisanteries ou les thés chez Basile, ou le pelotage. Tant pis.Il y a quelques êtres qui méprisent tout ça et mettent plus haut leurs joies, leur orgueil, leur volonté ; ce sont les meilleurs : qu’ils gagnent !

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    Portrait de mon modèle

    Je le décrirai sans ordre, comme ça viendra. Pour le moment je ne sais encore ce que fut son enfance; farouche sans doute et solitaire.
    Il a entre vingt et trente ans. Le regard profond et claire. La colère intérieure, parfois, assombrit ce regard. Il marche dans une rue,  la nuit, seul, les mai,s dans les poches de son pardessus. Il fend la nuit. La coupe en deux. Il a l'âme pleine de tant de refus qu'il peut sans forfanterie se dire un homme. Jamais il n'acceptera quelque chose que le fond de son coeur désavoue. S'il dit non, c'est que c'est non : il ne connait pas le demi-mesure. Il chasse, autant qu'il  est possible, l'arrière-pensée. De puissantes et joyeuses exaltations le paient de toutes ses luttes contre lui-même. Car il n'est pas toujours d'accord avec lui-même. Il doit souvent se dominer, se priver, se couper la parole et s'interdire : ce n'est pas un saint. Mais c'est un homme.
    Il écrit. Comment n'écrirait-il pas? Comment pourrait-il garder en lui-même tout ce qui y est entassé, débordant, craquant comme un champ de neige avant l'avalanche?

    Jean-René Huguenin *

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