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    Dieu ! que nous avons changé !...Les maigres sont maintenant gras, les hardis timorés, les pauvres sont devenus riches et les riches n'ont plus le sou...On reste même étonné devant la courbe fantaisiste de certaines existences. Les uns, qu'on imaginait triomphant, ont sombré dans l'oubli, tandis que d'autres, dont on n'attendait rien, sont devenus célèbres. Pourquoi ?...On ne sait pas...Le talent, c'est juste le travail obstiné. Mais aussi le hasard, les circonstances, la chance. Il semble que la vie s'est amusée à jeter des chausse-trapes en travers de certaines vocations. Que de faillites injustes, que d'avortements ! J'ai retrouvé un sculpteur de talent réduit à fabriquer des accessoires pour les Folies-Bergère, un rimeur devenu photographe, un peintre d'avenir pêcheur à la ligne, un humoriste patron d'auberge. Ce qui m'a consolé, c'est qu'aucun ne se plaignait.

    "Au beau temps de la butte"   Roland Dorgelès *

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    On ne se rappelle jamais quand quelqu’un ne vous aime plus, sa voix, avant, disant Je t’aime, on se rappelle sa voix disant Il fait froid ce soir ou Ton chandail est trop long. On ne se rappelle pas un visage bouleversé par le plaisir, on se rappelle un visage distrait, hésitant, sous la pluie. Comme si la mémoire était, tout autant que l’intelligence, délibérément insoumise aux mouvements du coeur.Le lit défait - Françoise Sagan

      Le lit défait - Françoise Sagan *

    La mémoire

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  • Je pense depuis longtemps déjà que si un jour les méthodes de destruction de plus en plus efficaces finissent par rayer notre espèce de la planète, ce ne sera pas la cruauté qui sera la cause de notre extinction, et moins encore, bien entendu,l'indignation qu'éveille la cruauté, ni même les représailles de la vengeance qu'elle s'attire...mais la docilité, l'absence de responsabilité de l'homme moderne, son acceptation vile et servile du moindre décret public. Les horreurs auxquelles nous avons assisté, les horreurs encore plus abominables auxquelles nous allons maintenant assister ne signalent pas que les rebelles, les insubordonnés, les réfractaires sont de plus en plus nombreux dans le monde, mais plutôt qu'il y a de plus en plus d'hommes obéissants et dociles.

    Georges Bernanos *

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    Alors des hommes armés de lances d'arrosage aspergent de pétrole les tas d'oranges, et ces hommes sont furieux d'avoir à commettre ce crime et leur colère se tourne contre les gens qui sont venus pour ramasser les oranges. Un million d'affamés ont besoin de fruits, et on arrose de pétrole les montagnes dorées.
    Et l'odeur de pourriture envahit la contrée.
    On brûle du café dans les chaudières. On brûle le maïs pour se chauffer - le maïs fait du bon feu. On jette les pommes de terre à la rivière et on poste des gardes sur les rives pour interdire aux malheureux de les repêcher. On saigne les cochons et on les enterre, et la pourriture s'infiltre dans le sol.
    Il y a là un crime si monstrueux qu'il dépasse l'entendement.
    Il y a là une souffrance telle qu'elle ne saurait être symbolisée par des larmes. Il y a là une faillite si retentissante qu'elle annihile toutes les réussites antérieures. Un sol fertile, des files interminables d'arbres aux troncs robustes, et des fruits mûrs. Et les enfants atteints de pellagre doivent mourir parce que chaque orange doit rapporter un bénéfice. Et les coroners inscrivent sur les constats de décès: mort due à la sous-nutrition - et tout cela parce que la nourriture pourrit, parce qu'il faut la pousser à pourrir.
    Les gens s'en viennent armés d'épuisettes pour pêcher les pommes de terre dans la rivière, et les gardes les repoussent; ils s'amènent dans de vieilles guimbardes pour tâcher de ramasser quelques oranges, mais on les a arrosées de pétrole. Alors ils restent plantés là et regardent flotter les pommes de terre au fil du courant; ils écoutent les hurlements des porcs qu'on saigne dans un fossé et qu'on recouvre de chaux vive, regardent les montagnes d'oranges peu à peu se transformer en bouillie fétide; et la consternation se lit dans les regards, et la colère commence à luire dans les yeux de ceux qui ont faim. Dans l'âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines.

    "Les Raisins de la colère"  John Steinbeck

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    Sans cesse, les concepts esthétiques se transforment en questions ; je me demande : l’Histoire est-elle tragique ? Disons-le différemment : la notion de tragique a-t-elle un sens hors du destin personnel ? Quand l’Histoire met en branle les masses, les armées, les souffrances et les vengeances, on ne peut plus distinguer les volontés individuelles ; la tragédie est entièrement engloutie par les débordements d’égouts qui submergent le monde.

    À la rigueur, on peut chercher le tragique enseveli sous les décombres des horreurs, dans la première impulsion de ceux qui ont eu le courage de risquer leur vie pour leur vérité.

    Mais il y a des horreurs sous lesquelles aucune fouille archéologique ne trouvera le moindre vestige de tragique ; des tueries pour l’argent ; pis : pour une illusion ; encore pis : pour une stupidité.

    L’enfer (l'enfer sur terre) n’est pas tragique ; l’enfer, c’est l’horreur sans aucune trace de tragique.  

     

    "Le rideau" Milan Kundera *

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