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    J'ai pour les bêtes, toutes les bêtes, un coeur de concierge, et de vieille concierge. Si j'avais l'habitude des phrases poétiques, je dirais que je me sens le frère de ces vieilles femmes à cabas qui portent le soir à manger, aux grilles des jardins publics, aux chats sans patrons. Je ne donne jamais un centime aux pauvres, le spectacle des gens écrasés m'est indifférent, les gens qui pleurent aux enterrements me semblent très laids, et quand ma chère bien-aimée est malade, je vais me promener. Mais mon chat est le maître chez moi, mes fenêtres sont pleines de pain pour les oiseaux, je pars chaque matin avec des provisions de pain que je distribue à tous les moineaux de ma route, je donne du sucre aux chevaux de fiacre dont la misère finira par m'empêcher de sortir, j'achète de la viande aux chiens perdus que je rencontre, et si je m'écoutais, et si je le pouvais, ma maison serait pleine de bêtes, au lieu que j'y sois seul, car vous pouvez vous en douter, vous, un de ses oncles ! est bigrement loin d'être une bête. Que de cochers de fiacres j'ai dans mes relations, pour bavarder de temps en temps avec eux, et que de bonnes bêtes, dans mon quartier, qui me connaissent.

     
    Correspondance de Paul Léautaud *
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    Oh ! oui, la misère et le malheur règnent sur l’homme !

     

    Oh ! la misère ! la misère ! vous ne l’avez peut-être jamais ressentie, vous qui parlez sur les vices des pauvres. C’est quelque chose qui vous prend un homme, vous l’amaigrit, vous l’égorge, l’étrangle, le dissèque et puis après elle jette ses os à la voirie ; quelque chose de hideux, de jaune, de fétide, qui se cache dans un taudis, dans un bouge, sous l’habit d’un poète, sous les haillons du mendiant. La misère ? c’est l’homme aux longues dents blanches, qui vient vous dire avec sa voix sépulcrale, le soir, dans l’hiver,  au coin d’une rue : « Monsieur, du pain » ! et qui vous montre un pistolet ; la misère ? c’est l’espion qui se glisse derrière votre paravent, écoute vos paroles et va dire au ministre : « Ici, il y a une conspiration ; là, on fait de la poudre ». La misère ? c’est la femme qui siffle sur les boulevards entre les arbres ; vous vous approchez d’elle, et cette femme a un vieux manteau usé ; elle ouvre son manteau, elle a une robe blanche, mais cette robe blanche a des trous ; elle ouvre sa robe et vous voyez sa poitrine, mais sa poitrine est amaigrie, et dans cette poitrine il y a la faim. Ah ! la faim ! la faim ! oui, partout la faim, jusque dans son manteau dont elle a vendu les agrafes d’argent, jusque dans sa robe dont elle a vendu la garniture de dentelles, jusque dans les mots dits avec souffrance : « viens ! viens » ! Oui, la faim jusque dans ses seins où elle a vendu des baisers !

     

    Ah ! la faim ! la faim ! ce mot-là, ou plutôt cette chose-là a fait les révolutions ; elle en fera bien d’autres !

    Gustave Flaubert "Agonies"Œuvres de jeunesse 
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  • Charmante tradition française : quand un cheval se casse une patte (pardon, une jambe), on lui tire aussitôt une balle dans la tête en essuyant une larme furtive : « la pauvre bête n’aurait plus pu rapporter de pognon. » J’espère que je ne serai pas armé le jour où un propriétaire de chevaux de course se cassera une patte à côté de moi aux sports d’hiver. Je serais capable de tout, pour l’empêcher de souffrir plus longtemps.

    Pierre Desproges

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    Nous commencions déjà de vivre dans un autre monde, différent de la terre. Un monde hermétique et mystérieux, indéchiffrable pour des yeux malhabiles ou frivoles qui le trouveront toujours monotone et étranger, superficiel, en dépit de sa vie palpitante, de sa polychromie et de son infinie variété de tons. Un monde immense comme l’ambition, tentateur comme le plaisir, vierge de sentiers battus, si mouvant qu’on dirait la vie même et, comme la vie, aimé, détesté et craint. Le monde à la fois multiple et un des eaux changeantes, des couleurs chaudes, des nuances délicates, des arcs-en-ciel fugitifs, de l’écume infiniment plus fragile que le pétale de la dentelle, des ondes graciles et houleuses, qui caressent et énervent, des implacables vagues meurtrières, des symphonies fracassantes et effroyables, et des berceuses roucoulantes. Le monde des gueules d’acier silencieuses, qui tuent sans prévenir, de l’hypocrisie et du mimétisme, de la patience infinie que figurent les madrépores, de la voracité insatiable faite estomac chez le requin, de la force irrésistible, incarnée par la baleine et de la faiblesse sans défense – pas même de la défense du cri d’effroi – qui tremble chez la sardine et le hareng. Un monde protéiforme et confus, hermétique et mystérieux, le monde de la mer.

    Contrebande - Enrique Serpa *

     

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  • La maladie moderne, c’est l’instinct de conservation. Les réflexes qui nous dérobaient au danger, les mécanismes de sélection naturelle qui nous faisaient repousser ce qui pouvait nous nuire, l’instinct de lutte contre nos « mauvais penchants », sont en train de n’anémier, disparaissent. L’existentialisme n’a peut-être justement découvert la notion de choix que grâce à la disparition de tous les critères instinctifs qui commandaient nos choix, qui imposaient à notre pensée, à notre cœur et même à notre organisme la solution qui leur convenait le mieux. De là cette illusion de liberté, cette fausse puissance de l’esprit, qui, ne recevant plus les impulsions du corps, s’imagine régner sur lui. Mais les sens, l’affectivité n’apportent plus à l’esprit leur matière, leur poids, leur pouvoir de contrainte ; la cohérence que notre destinée devait à ces données immuables s’efface. Nous vivons en ligne brisée, brisée au hasard, gratuitement, désespérément.

    Jean-René Huguelin "Journal"

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