• "... des gens qui lisent interminablement livre sur livre, une lettre après l'autre[...]cependant dire qu'ils ont « de la lecture ». Ils possèdent un amas énorme de connaissances, mais leur esprit ne sait ni les cataloguer ni les répartir. Il leur manque l'art de distinguer dans un livre les valeurs à se mettre pour toujours dans la tête et les passages sans intérêt - à ne pas lire si possible, ou tout au moins à ne pas traîner comme un lest mutile. Lire n'est pas un but, mais le moyen pour chacun de remplir le cadre que lui tracent ses dons et ses aptitudes. Chacun reçoit ainsi les outils et les matériaux nécessaires à son métier, qu'ils l'aident seulement à gagner sa vie ou qu'ils servent à satisfaire à des aspirations plus élevées. Le second but de la lecture doit être d'acquérir une vue d'ensemble sur le monde où nous vivons. Mais dans les deux cas il est nécessaire, non pas que ces lectures prennent place dans la série des chapitres ou des livres que conserve la mémoire, mais viennent s'insérer à leur place comme le petit caillou d'une mosaïque et contribuent ainsi à constituer, dans l'esprit du lecteur, une image générale du monde. Sinon il se forme un mélange de notions désordonné et sans. grande valeur, malgré toute la fatuité qu'il peut inspirer à son malheureux propriétaire. Car celui-ci se figure très sérieusement être instruit, comprendre quelque chose à la vie et avoir des connaissances, alors que chaque accroissement d'une telle instruction l'éloigne encore des réalités ; il n'a plus, bien souvent, qu'à finir dans un sanatorium ou bien politicien.
    Jamais un tel cerveau ne réussira à extraire du fatras de ses connaissances celle qui pourra servir à un moment donné ; car ce lest intellectuel n'a pas été classé en vue des besoins de la vie ; il s'est simplement tassé dans l'ordre des livres lus et tel que leur contenu a été assimilé. Et si les nécessités de la vie lui donnaient toujours l'idée d'une juste utilisation de ce qu'il a lu jadis, encore faudrait-il qu'elles mentionnent le livre et le numéro de la page, sinon le pauvre niais ne trouverait d'une éternité ce qui convient. Mais la page n'est pas mentionnée et à chaque instant critique, ces gens neuf fois avisés sont dans le plus terrible embarras ; ils cherchent convulsivement des cas analogues et comme de juste tombent sur une fausse recette.
    Comment pourrait-on expliquer autrement que les plus grands pontifes du gouvernement réalisent tant de bévues malgré toute leur science ? Ou bien alors il faudrait voir en eux, non plus un fâcheux état pathologique, mais la plus vile coquinerie."

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  • Quelle torture horrible : savoir que je souffre et perds ma vie, non par la chute d’une montagne, non par les bactéries, mais par des hommes, des frères qui devraient m’aimer, mais qui, au contraire, me haïssent, puisqu’ils me font souffrir.
    C’est horrible !

    Léon Tolstoï  "Dernières Paroles"
    Partager via Gmail

    votre commentaire
  •  

    Écoutons Kandinsky : "L'artiste est la main qui, par l'usage convenable de telle ou telle touche, met l'âme humaine en vibration (...) Cézanne savait faire d'une tasse de thé une création douée d'une âme, ou plus exactement reconnaître dans cette tasse un être" (Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier). Tous les êtres ne sont pas forcément artistes, mais toute âme a un chant. Elle est à même de répondre à d'autres chants qui lui parlent. À toutes les époques, dans toutes les cultures, chaque âme a une musique qu'elle aimerait entendre au moment de quitter le berceau terrestre. L'âme n'aura de cesse de résonner avec un chant plus vaste que soi.

    François Cheng

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  • "Dans deux pièces d'une cave habite une famille de sept travailleurs. Sur les cinq enfants, un marmot de
    trois ans. C'est l'âge où un enfant prend conscience. Les gens bien doués gardent jusqu'à l'âge le plus
    avancé des souvenirs de cette époque. L'étroitesse et l'encombrement du logement sont une gêne de
    tous les instants : des querelles en résultent. Ces gens ne vivent pas ensemble, mais sont tassés les uns
    sur les autres. Les minimes désaccords qui se résolvent d'eux-mêmes dans une maison spacieuse,
    occasionnent ici d'incessantes disputes. Passe encore entre enfants : un instant après ils n'y pensent
    plus. Mais quand il s'agit des parents, les conflits quotidiens deviennent souvent grossiers et brutaux à un
    point inimaginable. Et les résultats de ces leçons de choses se font sentir chez les enfants. Il faut
    connaître ces milieux pour savoir jusqu'où peuvent aller l'ivresse, les mauvais traitements. Un
    malheureux gamin de six ans n'ignore pas des détails qui feraient frémir un adulte. Empoisonné
    moralement, et physiquement sous-alimenté, ce petit citoyen s'en va à l'école publique et y apprend tout
    juste à lire et à écrire. Il n'est pas question de travail à la maison, où on lui parle de sa classe et de ses
    professeurs avec la pire grossièreté. Aucune institution humaine n'y est d'ailleurs respectée, depuis
    l'école jusqu'aux plus hauts corps de l'Etat ; religion, morale, nation et société, tout est traîné dans la
    boue. Quand le garçonnet quitte l'école à quatorze ans, on ne sait ce qui domine en lui : ou une
    incroyable sottise, pour tout ce qui est d'une connaissance positive, ou insolence caustique et immoralité
    à faire dresser les cheveux.
    Quelle attitude aura dans la vie où il va entrer, ce petit homme pour qui rien n'est sacré, et qui, par contre,
    pressent ou connaît toutes les bassesses de l'existence... L'enfant de treize ans devient, à quinze, un
    détracteur déclaré de toute autorité. Il n'a appris à connaître que la boue et l'ordure, à l'exclusion de tout
    ce qui aurait pu lui élever l'esprit.
    Et voici ce que va être son éducation virile.
    Il va suivre les exemples qu'il a eus dans sa jeunesse celui de son père. Il rentrera à la maison, Dieu sait
    quand, rossera lui-même, pour changer, la pauvre créature qui fut sa mère, blasphémera contre Dieu et
    contre l'univers jusqu'à ce qu'il soit accueilli par quelque maison de correction.
    Là, il recevra le dernier poli."

    Partager via Gmail

    votre commentaire
  • (...) Les femmes, les vieux, les petits enfants, tous se rendaient fort bien compte de ce qui se passait dans le pays, à quel sort les Allemands vouaient le peuple et pourquoi ils menaient cette guerre affreuse. Une fois que, dans la cours, la vieille Varvara Andréïévna s’approcha de Rosental et lui dit en pleurant : « Qu’est-ce qui se passe donc dans ce monde, grand-père », l’instituteur lui répondit :

    - Eh bien, un jour les Allemands vont sans doute organiser le grand supplice des juifs – elle est trop dure, la vie qu’ils font au pays d’Ukraine.

    - Et que viennent faire les juifs là-dedans ? demanda Voronnko.

    - ce qu’ils viennent faire là-dedans ? mais c’est un des principes fondamentaux, répondit l’instituteur. Les fascistes ont créé un bagne européen, universel, et afin de maintenir les bagnards dans la soumission, ils ont dressé une énorme échelle d’oppression. Les Hollandais ont la vie plus dure que les Danois ; Les Français vivent moins bien que les Hollandais : les Tchèques moins bien que les Français ; la vie aux Grecs, aux Serbes, et puis aux Polonais est encore pire : les Ukrainiens et les Russes sont placés encore plus bas. Ce sont là les degrés de l’échelle du bagne. Et à la base de cette énorme prison à multiples étages, c’est un précipice que les fascistes réservent aux Juifs. Leur sort est appelé à semer l’épouvante dans tout l’immense bagne européen, afin que le lot le plus terrible paraisse être un bonheur en comparaison de celui des Juifs. (…) C’est là une simple comptabilité de la sauvagerie, et non haine instinctive.

    Vassili Grossman «Années de guerre» éditions Autrement 1993

    ______________________

    La deuxième partie du livre de « années de guerre » de Vassili Grossman, se passe dans une ville d'Ukraine durant l'année 42. Le court extrait qui est publié ici, parait comme la quintessence de ce que veut essayer d'expliquer Grossman, de ce rapport de domination violence ; cette échelle qui s'enfonce dans l'entre épouvantable de la bête humaine, cette descente vers l'horreur qui n'a pour autre raison que la reproduction de la violence faite à l'homme par l'homme. Le pire n'est jamais évitable, et nous sommes sur l'intervalle d'un moment, d'une dynamique nourrie par les peurs et les souffrances que l'histoire humaine véhicule depuis la nuit des temps, avec comme seule évolution le progrès technique accompli dans la destruction de l'autre, et donc de soi. Il suffit de voir ce que la machine médiatique arrive à provoquer émotionnellement de quantité de peur, de haine, de certitude de ce qu'en écartant tel où tel autre du monde dit « civilisé » on échappera soi-même à cette destruction jamais évitable. Il suffit de regarder comment certains gouvernants sèment la peur et puis désignent des boucs émissaires comme agneau sacrificiel sur l'hôtel de notre « sécurité » ; nous, humains écervelés du progrès consumériste. En lisant ce court extrait, il faut tenter de changer les noms des victimes et des sous-victimes, des bourreaux, et ainsi entrapercevoir notre monde contemporain dans son évidente horreur.

    A défaut d'avoir su ou pu résilier cette violence, des peuples se sont toujours levés, au prix de millions de morts, et apportés un semblant de trêve. Mais cette trêve, cette paix, malgré tout notre désir de la percevoir infinie, et ce sentiment d'allégresse qui s'empare de nous lorsque nous réalisons que nous avons rejetés l'oppression, n'est jamais éternelle, et la bête immonde toujours se lève quelque part dans la part la plus sombre de notre humanité.
    S.P.S.

    (http://stengazeta.over-blog.com/article-vassili-grossman-annees-de-guerre-extrait-ii-52732096.html)

    Partager via Gmail

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique